Publié le Samedi 28 janvier 2012 à 18h53.

Tunisie. Révolution, mobilisation politique et syndicalisme. Réflexions de voyage (Dominique Mezzi. Contretemps n°11)

Un séjour d'une semaine en Tunisie, en mai 2011, sans rien connaître du pays auparavant, doit inciter à la plus grande prudence quant aux conclusions à tirer. J'y allais pour comprendre les évènements qui ont initié les premières révolutions du XXIe siècle. J'ai pu bénéficier d'une documentation remarquable rassemblée par la commission Maghreb du NPA, ainsi que d'une partie de son carnet d'adresses.

Je voulais surtout apprécier le rôle de l'Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), et l'analyse que l'on peut faire d'une organisation dont de nombreux militants ont joué un grand rôle dans la généralisation du mouvement d'insurrection sociale, aux côtés de la jeunesse, même si sa bureaucratie a fait corps avec l'histoire de la dictature.

J'étais également intrigué par le Front du 14 janvier, rassemblement de partis de gauche radicaux, et leur attitude face au processus d'Assemblée constituante. À certains égards, il me semblait que certains problèmes politiques tunisiens ressemblaient un peu à ceux que l'on peut connaître en France: élections et auto-organisation, contradictions de la bureaucratie syndicale, front politique et luttes sociales.

Je laisse donc de côté une question très importante, sur laquelle il faudrait travailler spécifiquement: la place du parti islamiste Ennahda et son rapport au mouvement ouvrier et démocratique.

Dès les premières rencontres, par exemple avec un vendeur de rue dans la Médina de Tunis, il était frappant de constater combien des jeunes enthousiasmés par la révolution de janvier (participation tous les soirs au comité populaire de quartier contre les provocateurs du régime), étaient maintenant dans l'expectative. Notamment pour faire un choix parmi les 63 partis légalisés en mai 2011 (plus d'une centaine aujourd'hui) et voter en connaissance de cause pour des députés à l'Assemblée constituante.

Il semblait que la plus grande confusion régnait, justifiant ainsi la demande d'une partie de la gauche (par exemple le Parti communiste des ouvriers de Tunisie – PCOT – marxiste-léniniste, et la Ligue de la gauche ouvrière – LGO – liée à la IVe Internationale) de repousser la date de la Constituante.

La contradiction est cependant la suivante: la révolution renverse la dictature, et trois gouvernements provisoires se succèdent. Ils sont tour à tour contestés par le processus populaire, et même renversés pour le premier gouvernement Ghanouchi. Ils sont accusés d'avoir partie liée avec l'ancien appareil d'État, même sans Ben Ali et sa clique. Et effectivement, l'administration issue de la dictature est encore là, même si des municipalités ont été chassées par les comités populaires. Comment pourrait-il en être autrement, après des dizaines d'années d'un pouvoir totalitaire encadrant toute la société? Mais plus cette situation dure, plus les conditions d'un approfondissement du processus révolutionnaire se complexifient, et se multiplient les occasions de coups tordus des forces liées à l'ancien régime, notamment pour créer un sentiment d'insécurité (terrorisme réel ou supposé), de confusion, sur fond de crise sociale aigüe (chômage en hausse, pauvreté).

Sur le plan institutionnel, un bras de fer oppose deux légitimités: celle des forces du mouvement social et de la gauche sortie de la clandestinité, regroupés dans un «Conseil national pour la sauvegarde de la révolution» (y compris avec l'UGTT, la Ligue des droits de l'homme, Ennhadha, etc), et celle du gouvernement provisoire qui met en place une institution coupée de la rue, baptisée pompeusement «Haut comité pour la réalisation des objectifs de la révolution, pour la réforme politique et la transition démocratique». Mais comment préserver la légitimité première du Conseil, contre celle du Haut comité créé par le pouvoir provisoire, sans élections démocratiques d'une Constituante appuyée sur la dynamique de ce Conseil? Avec évidemment une confrontation démocratique à large échelle sur les enjeux du nouveau pouvoir à construire, permettant de démasquer la vraie nature des occupants actuels du pouvoir, appuyés sur l'État bénaliste.

Premier problème donc: la révolution est à la fois démocratique et sociale, mais les deux niveaux ne coïncident pas immédiatement. Les institutions de la révolution, fragiles, chaotiques, nées d'abord pour répondre à des besoins précis d'autodéfense populaire, ne peuvent d'emblée représenter en un seul bloc auto-organisé l'énergie foisonnante qui émerge de 50 ans de dictature. Une «République démocratique» (PCOT) est nécessaire, issue d'une Constituante balayant l'ancien régime, et le plus vite possible, pour éviter le pourrissement. Ce sera donc en octobre 2011, comme le souhaitait la gauche politique. Parallèlement, même si un «congrès» des comités populaires a eu lieu fin avril, la dynamique de masse est partiellement retombée, réduisant la représentativité des comités aux réseaux politisés. On vérifie donc cette contradiction générale : la dynamique sociale et la représentation politique ne marchent pas toujours du même pas.

Deuxième question: qu'est-ce que l'UGTT? Simplement le bras syndical du régime? On ne comprendrait pas, dans ce cas, l'autorité maintenue du syndicalisme, surtout bien sûr au plan régional interprofessionnel, ou par branches (enseignement, santé, poste, télécoms), au long du processus populaire. À Sfax, deuxième ville du pays, 50000 nouvelles adhésions ont été enregistrées depuis janvier. Les locaux de l'UGTT grouillent de monde. En janvier, c'est l'UGTT qui réunissait dans ses locaux de Sfax tous les comités populaires, et donc organisait directement la rébellion. Ailleurs, on pourrait décrire des faits similaires, mais aussi des actes de colère contre l'inaction du syndicat. Le bureau confédéral de l'UGTT est en effet resté totalement attentiste (attitude «honteuse», nous dit Jilani Hammami du PCOT) pendant que la foule subissait la répression policière.Plus tard, l'UGTT a failli participer à un gouvernement provisoire, puis s'est rétractée sous la pression de la rue.

Ce n'est pas la première fois que la direction de l'UGTT (née en 1946) aurait partie liée avec un pouvoir politique, pour le pire ou le moins pire, notamment au temps de Bourguiba (elle a eu cinq ministres après 1956). Un des leader historiques de l'UGTT, Ahmed Ben Salah, qui a présidé l'Assemblée constituante après l'indépendance de 1956, deviendra ministre des nationalisations (importantes) et de la planification. Ainsi l'UGTT s'est forgée cette puissance politique dans la lutte anticolonialiste, dans un «Front patriotique» avec le Néo-Destour de Bourguiba. Mais Bourguiba n'a jamais toléré ce pouvoir «autonome», et a tout fait pour l'abattre (massacres de 1978), pour l'acheter (postes ministériels) ou le diviser: création d'autres syndicats, telle l'UTT, séparant mieux le «syndical» du «politique».

On a donc pu dire de l'UGTT qu'elle était, à certains moments, «le second parti» ou encore le «parti du travail», selon un modèle de type travailliste. Ce qui ne l'a pas empêchée non plus d'être, au plus haut niveau, en cheville avec Ben Ali. Sadri Khiari (de l'ancien groupe OCR lié à la IVe Internationale) analysait ainsi en 2000, où se manifestait un réveil de l'opposition syndicale, ce tissu de contradictions typique des bureaucraties qui ne sont pas totalement des prolongements du pouvoir étatique: «La bureaucratie syndicale est loin de constituer un corps homogène; de nombreux paliers existent, des chaînons intermédiaires, des médiations de toutes sortes se mettent en place qui lient dans une logique, à la fois solidaire et conflictuelle, le syndicaliste honnête qui se croit fin tacticien et le bureaucrate sans scrupule, facilement corruptible». Une telle analyse n'est-elle pas en partie transférable à l'Europe syndicale?

Enfin, troisième réflexion: le déploiement d'une gauche radicale enfin autorisée à agir au grand jour, après des années de clandestinité, et souvent de prison et torture. Le proche avenir dira si l'ancien parti communiste Ettajdid parvient à faire oublier son pacte d'opposant toléré par le régime. La vraie gauche s'est rassemblée dans un «Front du 14 janvier», auquel elle peine, à première vue, à insuffler une force collective. Elle comprend deux branches d'un courant d'origine marxiste-léniniste (maoïste), ainsi qu'un groupe issu de la tradition trotskyste aujourd'hui reconstitué dans la Ligue de la gauche ouvrière (LGO).

Les deux branches d'origine marxiste-léniniste se sont formées dans les années 1960. L'une d'elle, selon les phases de la répression de Bourguiba (après les évènements sanglants de 1978), s'est plongée totalement dans le syndicalisme, maintenant clandestinement la tradition UGTT menacée, et émergeant plus tard avec de solides points d'appui dans l'animation de branches syndicales (enseignement secondaire notamment) ou d'unions régionales, en passant parfois des compromis avec la bureaucratie nationale. Cette tradition politique, elle-même morcelée, est désignée comme la mouvance des Patriotes qui a notamment donné naissance à deux partis : le Parti du travail patriotique et démocratique (PTPD) et le Mouvement des patriotes démocrates (MPD).

La deuxième tradition d'origine marxiste-léniniste pro-albanaise est représentée par le Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT). Le PCOT est sans doute numériquement le plus important des groupes de la gauche radicale, parce qu'il s'est maintenu dans la clandestinité, et ne s'est pas immergé dans l'UGTT. À Sfax, j'ai pu constater son poids dans la jeunesse, avec de jeunes femmes qui cherchent à construire une association féministe large.

Enfin, la LGO, liée à la IVe Internationale, a de solides implantations syndicales UGTT (poste et télécoms) et des figures connues telle Ahlem Belhadj, présidente de l'Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD).

Ces organisations ont de vifs débats sur les compromis acceptables ou non dans le syndicalisme, sur la combinaison entre démocratie politique et sociale, et sur l'approche du parti islamiste Ennahda. Toutes semblent afficher la volonté d'agir ensemble, au sein du Front du 14 janvier («un front de gauche», dit Jilani Hammami du PCOT), et de former un bloc électoral commun pour la Constituante. Mais l'inertie des histoires, les implantations hétérogènes, le besoin de s'affirmer pour exister, freinent cette profession de foi unitaire, qui ne semble pas se concrétiser clairement.

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Entretien avec Sami Tahri

Sami Tahri est secrétaire général du syndicat national UGTT de l'enseignement secondaire et membre du Mouvement des patriotes démocrates

ContreTemps: Il semble y avoir beaucoup d'expectative sur les élections dans la population…

Sam Tahri: Tout le monde craint que la révolution soit volée. La contre-révolution essaie par tous les moyens de limiter le droit populaire à agir. Le gouvernement provisoire peut instaurer un régime non différent de celui de Ben Ali, ou sauvegarder les intérêts de ceux qui étaient dans l'entourage de Ben Ali. Le changement effectué jusqu'à maintenant se limite à quelques retouches. Par exemple l'administration locale est toujours liée à l'ancien régime. La plupart des fonctionnaires appartient encore au RCD. Certes, une grande partie des municipalités a été renversée. Mais l'administration d'État demeure. Le gouvernement provisoire garde la possibilité de nommer d'autres municipalités. Au total, il n'y a pas de changement, ni de volonté de changement. L'administration est l'outil qui va garantir la continuité. Pour ceux qui sont au pouvoir ou qui espèrent y retourner.

Par ailleurs, la crise économique continue, notamment dans le tourisme, qui est un secteur très précaire, fragile. Le tourisme accuse un retard de 80% de fréquentation. La situation sécuritaire est de plus en plus difficile, avec des policiers qui essaient de propager un sentiment de peur. On pousse les gens à choisir entre la liberté ou la sécurité. La police par ailleurs fonctionne mal. Il y a de vrais bandits qui veulent mettre des bâtons dans les roues, et qui promettent de sauver le pays. Si on abandonne le RCD on va vers le chaos, disent-ils.

CT: Est-ce que les élections arrivent trop vite dans cette situation (prévues initialement le 24 juillet, elles ont été repoussées en octobre) ?

S.T.: Évidemment, les conditions de déroulement des élections ne sont pas très bonnes, au plan de la logistique ou de la préparation de la campagne électorale. La majeure partie des partis politiques s'est créée après le 14 janvier. Ils ne sont pas prêts pour participer à des élections équitables. Mais maintenir les élections [le 24 juillet à l'époque de l'entretien] serait mieux que de les retarder. Car elles vont produire le message le plus fondamental pour enlever le sentiment d'attente. Même s'il y a des dégâts ou des reculs dans les résultats. Un gouvernement légitime, c'est mieux qu'un gouvernement provisoire qui ne peut rien faire. Ce sont les premières élections. Tout le monde va participer. Certes, le choix sera difficile. Certains voteront peut-être « blanc », mais ils se déplaceront.

CT: Est-ce que le Front du 14 janvier va présenter des listes communes ?

S.T.: Il y a un débat depuis la formation du Front, mais qui n'a pas encore abouti. Il faut des listes communes. Un consensus doit être établi pour être à la hauteur de la situation, vis-à-vis du mouvement islamiste Ennadha, ou des partis RCdistes formés depuis quelques semaines, et qui ont des moyens. Aucun parti ne peut tout seul être à la hauteur de la situation. Il faut donc un front large, démocratique, une coalition.

CT: L'UGTT a toujours joué un rôle politique fort. Pourquoi?

S.T.: Cela remonte aux années 1947, avant Bourguiba. À sa naissance, l'UGTT était en quelque sorte le «parti des ouvriers», si on peut dire. Ou même «le parti des partis». Bourguiba a essayé d'écraser tous les partis qui existaient avant l'indépendance: le Parti communiste, le Parti populaire. Il ne restait que le syndicat, qui a donc joué un rôle politique pendant l'époque colonialiste, et l'installation du pouvoir de Bourguiba. Il y avait au moins cinq ministres issus de l'UGTT. Le secrétaire général de l'UGTT Ahmed Ben Sallah était ministre. Le programme politique, social et économique du premier gouvernement Bourguiba était le programme de l'UGTT.

Cela ressemble au Parti travailliste en Grande-Bretagne, mais sans proclamer un parti politique. Dans les années 1970 par contre, il y a eu une prise de distance et l'UGTT est devenue un syndicat de plus en plus revendicatif, oppositionnel. D'où une crise syndicale très grave en 1978, au moment de la grève générale, qui s'est reproduite en 1985, avec Ben Ali. Ce rôle politique du syndicat est donc historique, dans une période où la vie politique n'existait pas. C'est après 1981 qu'ont commencé à se développer des partis plus officiels, mais qui étaient en réalité des «frères» du parti du pouvoir.

CT: Des syndicalistes vont-ils participer aux élections ?

S.T.: Certains proposent de faire des listes UGTT. Il y a aussi l'idée de participer à un «front», par exemple avec le Front du 14 janvier, qui était avec l'UGTT depuis le début de la révolution. Autre solution encore : laisser les syndicalistes libres de faire ce qu'ils veulent, sans représenter le syndicat. Il y a donc un débat et on doit le trancher dans la commission administrative de l'UGTT. Nous ne voulons pas que l'UGTT reste à la marge des élections et de la situation politique.

CT: Comment analyser ce qu'on nomme la bureaucratie syndicale ?

S.T.: La centrale syndicale est traversée par des luttes. Ce n'est pas une organisation figée et sans changement. Elle subit l'influence du pouvoir, de l'argent, des services des patrons, etc. Surtout à l'époque de Ben Ali jusqu'en 2002. C'était une époque d'alignement total sur le gouvernement. Mais la lutte interne pour l'indépendance syndicale est demeurée vive. Maintenant, l'enjeu est de pousser jusqu'au bout cette bureaucratie à être auprès des ouvriers, loin du patronat, du pouvoir. On peut dire qu'on a gagné la bataille en décembre et janvier derniers.

CT: Est-ce que les courants de gauche dans l'UGTT sont organisés ?

S.T.: Oui, la participation de l'UGTT dans la révolution était le résultat de cette coordination dans les syndicats, à la poste, chez les médecins, dans l'enseignement secondaire, primaire, les caisses sociales. Nous avons des documents communs dans les congrès. Nous avons fait des appels à des manifestations. Ce sont des syndicats où se trouvent des militants de gauche, et qui ont influencé aussi la centrale syndicale au plan national.

Propos recueillis par Dominique Mezzi

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Entretien avec Jilai Hammami

Jilani Hammami est dirigeant national du Parti communiste des ouvriers tunisiens (PCOT) et ancien secrétaire général de la branche poste de l'UGTT, licencié par l'ancien régime.

ContreTemps: Où en est la population, en mai 2011, par rapport à la révolution ?

Jilani Hammami: Une grande partie de la population est indécise et c'est bien normal. Au temps de la dictature, la population ne savait absolument rien de ce qui se passait dans l'opposition, qui n'avait aucun accès aux médias. L'espace public était fermé. Et d'un seul coup, il y a un déferlement politique, avec des noms de partis qui se ressemblent, ainsi que les programmes, le jargon. Tout le monde parle de démocratie, de dignité, de liberté. Beaucoup de partis utilisent ces mots souvent sans rien apporter de concret au débat. Il est donc assez naturel que la population ne sache pas clairement comment choisir.

Ceci étant, une grande partie de la population porte aussi un grand intérêt à la nouvelle situation politique, aux programmes, aux idées. C'est un moment historique. Le gouvernement de Ghanouchi, à deux reprises, a été contesté et renversé. Sa chute a été l'œuvre de la population et pas celle des partis politiques. Le gouvernement actuel de Caïd Essebsi mécontente les jeunes, les chômeurs. Rien n'est définitif et stable. À tout moment, cela peut éclater.

CT: Le PCOT pense que les élections prévues [à l'époque pour le 24 juillet] viennent trop tôt. Pourquoi?

J.H.: La situation politique n'est pas suffisamment favorable pour des élections démocratiques. Ils ont dissous le RCD, mais ils ont en même temps légalisé une vingtaine de partis qui vont le remplacer. La bourgeoisie détient encore la presse d'État, l'argent, l'administration, la police, l'armée. Enfin, les libertés arrachées demeurent fragiles et menacées. Les conditions qui entourent ces élections ne sont pas bonnes pour garantir un choix démocratique. Et les grands problèmes ne sont pas débattus : nature du régime, place des religions, laïcité. Sur quelles bases le peuple pourrait-il se prononcer ? Le PCOT demande qu'on donne l'occasion de comparer les programmes. Retarder les élections en octobre permettrait de choisir consciemment.

Mais cela ne veut pas dire éterniser une situation floue. Nous avons toujours demandé un gouvernement provisoire. Mais à condition que ce soit avec ceux qui ont milité contre le régime. Or ce gouvernement est la continuation de l'ancien régime. Nous agissons pour le changer.

CT: Comment faire ?

J.H.: Nous essayons de faire bouger les rapports de forces pour installer un gouvernement différent, mais qui reste un gouvernement de transition. Ce gouvernement provisoire pourrait être issu d'un Conseil national englobant tous les partis, les associations, les syndicats. Et qui créerait les conditions d'un consensus national préparant le pays pour des élections. Un tel Conseil national existait au moment de la chute du deuxième gouvernement Ghanouchi. Mais il a été supplanté par un Haut comité qui a son propre agenda politique, indépendant de la révolution.

CT: Y a-t-il des discussions dans le Front du 14 janvier pour se présenter en commun aux élections ?

J.H.: Le Front du 14 janvier est un Front de gauche. Le PCOT a joué un rôle important pour le mettre en place. Il y a maintenant plus de 10 organisations dans ce Front (mais pas de syndicats) : PCOT, LGO, les Patriotes démocrates avec leurs différentes fractions, des nationalistes. Au début, ce Front a été perçu comme un grand espoir. Malheureusement, il y a eu des problèmes. Notamment à cause de la position des Patriotes démocrates envers le Haut comité. Ils ont accepté d'y siéger, une logique contradictoire avec la Charte constitutive du Front du 14 janvier. Et ils l'ont fait sans consulter les autres.

Nous avons cependant considéré qu'il ne fallait pas dramatiser cette erreur. Le climat s'est amélioré mais il n'y a pas eu de vraies discussions sur des listes communes. C'est une hypothèse qui reste possible.

Ces élections vont en effet mettre en jeu trois ou quatre grands blocs : le bloc islamiste, le bloc de la gauche, le bloc libéral, et le bloc des descendants de l'ancien parti de Ben Ali. Donc autant clarifier les enjeux par des blocs rassemblés sur des plates-formes politiques.

CT: Entre le PCOT et les Patriotes démocrates, quelles différences?

J.H.: Sur deux points. Depuis 2005, le PCOT était pour un front très large contre la dictature. Il fallait se rassembler sur les droits humains élémentaires, sans parler à cette étape des projets de société. Nous voulions une sorte de SMIC démocratique, pour des réformes de base, y compris avec les islamistes. Mais les Patriotes démocrates étaient contre. Ils considéraient que les islamistes étaient un courant réactionnaire, avec qui aucun rapport n'est possible.

Mais à partir du 14 janvier 2011, cette étape de notre activité est évidemment terminée. Les islamistes sont dans leur camp et nous dans un autre. Les réformes élémentaires que nous demandions sont obtenues. D'autres questions sont maintenant posées. La question du programme politique global, du gouvernement.

Le syndicalisme aussi nous différencie. Les Patriotes démocrates sont à l'UGTT, comme tout le monde ! Mais le problème porte sur les choix syndicaux. Eux sont avec la bureaucratie.

CT: Mais cette bureaucratie n'est-elle pas soumise à des contradictions ?

J.H.: C'est la philosophie des Patriotes démocrates. La bureaucratie syndicale est le principal artisan de la paix sociale. L'UGTT était totalement inféodée au pouvoir. Sans elle, Ben Ali aurait été déstabilisé depuis longtemps. Elle a un double langage.

L'appel à agir de fin décembre n'était pas une décision nationale. Il ne faut pas se leurrer. À Tunis, alors que le pays brûlait partout, le calme régnait, mais on sentait l'orage arriver. Ce sont les syndicalistes de base qui ont agi. Ils ont essayé de discuter avec les responsables UGTT qui se disent de gauche. La situation était honteuse : le régime était en train de réprimer dans le sang et le syndicat regardait. Mais ces responsables dits de gauche disaient : « Nous n'agissons que dans les structures ».

La direction de l'UGTT avait des rapports étroits avec Ben Ali et lui confirmait qu'elle ne ferait rien qui soit de nature à déstabiliser la situation. Et nos camarades Patriotes démocrates dans la direction de l'UGTT étaient contre faire quoi que ce soit contre la volonté de la majorité de la direction.

Le 27 décembre, un meeting devant le siège de l'UGTT a été organisé pour dénoncer ce qui se passait à Sidi Bouziz et pour que l'UGTT appelle à arrêter les massacres. Le secrétaire général de l'UGTT a déclaré que ce meeting rassemblait des non syndicalistes, que c'était une infime minorité, et que l'UGTT savait comment organiser les choses le jour où elle déciderait qu'il faut agir.

Une semaine après, les syndicalistes proches de nos positions ont appelé à un meeting à Tunis. La police était là. Nous avons été tabassés. C'était la première manifestation à Tunis. Elle a créé un précédent et donné du moral. Le mouvement s'est propagé dans les cités populaires et devenu incontrôlable. La direction de l'UGTT ne voulait pas appeler à la grève générale nationale, mais a été finalement contrainte, début janvier, de laisser à ses unions régionales la liberté de le faire.

CT: Comment la gauche syndicale est-elle organisée ?

J.H.: La gauche n'est pas vraiment organisée dans l'UGTT. Chaque fois qu'il y a des militants qui ont des postes dans l'appareil, ils se font aspirer à des positions supérieures. On essaie de collaborer sur certaines questions. Mais à l'époque de Ben Ali, cela se faisait sur des questions qui n'intéressent pas la vie politique intérieure de la Tunisie. Il y avait des tracts communs, mais pas sur les questions fondamentales. On peut avoir un langage de gauche, sans rompre avec la bureaucratie syndicale, en vue de briguer les postes dans les congrès.

CT: Le mouvement d'auto-organisation populaire est-il contradictoire avec les élections ?

J.H.: Non, pas du tout. Il y a eu un mouvement de comités dans les quartiers. Les gens l'ont fait pour se défendre. Cela s'est généralisé dans le pays. Les anciennes municipalités, les communes, ont été plus ou moins liquidées en fonction des rapports de forces sur le terrain. Là où le conseil populaire est fort, tout a été changé. C'est différent là où le comité était plus flou. Il n'y a pas un seul modèle.

Il y a eu récemment un congrès des comités populaires, plutôt transformée en réunion de militants politisés. Ce n'est plus la population. Les comités ont encore une influence sur le terrain, mais pas à l'échelle nationale. Cela ne se voit pas dans le pays. Ce n'est pas une alternative.

Propos recueillis par Dominique Mezzi. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56