Nous publions, avec l’aimable autorisation d’Acrimed (Action-critique-médias), le propos introductif à la journée « Médias et extrême droite », co-organisée par Acrimed et VISA (Vigilance et initiatives syndicales antifascistes) le 12 février à Paris.
C’est peu dire qu’il y a urgence. Nous voulions à ce titre commencer cette journée par une modeste énumération…
« Le Pen version "gentille" : êtes-vous séduits ? »
Vendredi et samedi derniers, BFM-TV mettait en scène un « match des meetings » entre Le Pen et Zemmour, axant la quasi-totalité de son agenda sur le commentaire sportif de leurs prestations.
Dimanche, le Parisien consacrait sa seconde « Une » en deux semaines à la course entre Zemmour et Le Pen, au prétexte d’un énième sondage, donnant les deux candidats d’extrême droite « à égalité pour la première fois ».
Lundi matin sur France Inter, première matinale du pays rassemblant plusieurs millions d’auditeurs, Zemmour déclarait qu’« il ne peut pas y avoir deux civilisations sur un même territoire » sans la moindre réaction des deux animateurs, Nicolas Demorand et Léa Salamé ; déclarait que « Roubaix », « Trappes, Viry-Châtillon, Vitry » et « toutes les banlieues » étaient « l’Afghanistan » sans la moindre réaction des deux animateurs ; déclarait que Pétain et le régime de Vichy ont « protégé les juifs français » sans la moindre réaction des deux animateurs ; déclarait que l’audiovisuel public faisait de la « propagande antifrançaise, immigrationniste, LGBT et woke », sans la moindre réaction des deux animateurs.
Lundi midi sur RMC, une bande de chroniqueurs débattait de la question « Le Pen version "gentille" : êtes-vous séduits ? », en référence au « récit de vie » livré par la candidate à la fin de son meeting du week-end. Quelques heures plus tôt, la même question rythmait l’émission des « Grandes gueules », diffusée sur la même chaîne, après avoir déjà fait l’objet de dizaines d’articles de presse : « Présidentielle 2022 : en meeting à Reims, Marine Le Pen joue la carte de la confidence » titrait par exemple France Info le 6 février.
Lundi soir, sur France 2, Marine Le Pen était l’invitée du deuxième JT le plus regardé du pays, de nouveau questionnée par Nathalie Saint Cricq sur sa « confession intime » : « Un exercice auquel vous ne nous aviez pas spécialement habitués » lui disait cette grande journaliste politique du service public, avant d’embrayer : « Est-ce que c’est pour susciter l’empathie ou est-ce que c’est pour fendre cette fameuse armure, ce poncif dont on accuse Valérie Pécresse de ne pas être capable ? »
Etc. Etc.
Un boulevard pour l’extrême droite
Jour après jour, l’extrême droite se voit offrir un boulevard par les médias dominants, qui parachèvent la normalisation d’un courant politique raciste, autoritaire, fascisant, et repoussent toujours plus loin la banalisation de leurs représentants.
Et je parle sciemment des médias dominants, car c’est là l’un des enjeux de cette journée. On l’a vu, les exemples précédemment cités ne proviennent pas d’un plateau de CNews, ne sont pas extraits d’un échange chez Hanouna sur C8, ni même d’aucun média appartenant au vaste empire de Vincent Bolloré.
Le dire d’emblée ne revient pas à relativiser le problème que cet empire représente du point de vue de l’information, ni l’influence ou les influences qu’il peut avoir dans le débat public et dans le champ médiatique. Cela ne revient pas non plus à relativiser la spécificité des médias Bolloré, c’est-à-dire à les mettre sur le même plan que les autres. Nous l’avons écrit maintes et maintes fois : ils sont à l’avant-poste de la réaction et portent à leur paroxysme tous les travers du système médiatique. Leur promotion intentionnelle et/ou objective de l’extrême droite ne trompe plus personne et s’avère d’autant plus problématique que ces canaux de la haine se construisent et prospèrent sur des purges voire des destructions des rédactions préexistantes, sur des politiques de management ultra-autoritaires et sur des politiques d’austérité budgétaire – qui n’oublient pas, cependant, d’engraisser les têtes d’affiche.
Ce préambule vise en revanche à ne pas faire des médias Bolloré l’exception ou l’anomalie d’un système médiatique qui serait par ailleurs en bonne santé, où règnerait le pluralisme et où se produirait une information indépendante et de qualité partout. Beaucoup de médias ont récemment cité une partie du travail salutaire de la chercheuse Claire Sécail concernant le temps d’antenne réservé à l’extrême droite sur C8. Les mêmes ont, en même temps, oublié d’autres études... Notamment celle du chercheur Nicolas Hervé, qui élargit la focale aux JT du soir et matinales radio. Son comptage du nombre d’occurrences des noms des différents candidats permet de déceler rapidement de qui parlent les médias. Et les résultats sont éloquents, nous enseignant que la majorité présidentielle et l’extrême droite trustent les deux premières places, suivies par la droite, tandis que la gauche – entendue au sens très large du terme –, ses propositions et ses thèmes de lutte, se contente systématiquement des miettes.
Qui impose quoi à qui ? Et qui invite qui ?
Une polarisation de l’agenda dans le prolongement du « duel Macron/Le Pen », dont les grands médias co-construisent sans relâche « l’actualité » depuis la dernière élection présidentielle. C’est donc une fenêtre particulièrement déformée de la société qu’ils nous proposent : d’un côté, le maintien de l’ordre économique et social inégalitaire continue d’aller bon train, les fables d’un chômage en baisse sont récitées matin, midi et soir par tous les chroniqueurs économiques que compte notre paysage audiovisuel tellement diversifié ; de l’autre côté, qui partage avec le premier l’impérieuse nécessité de ne pas toucher un cheveu du grand capital, on excite les peurs et on attise la haine.
Je parlais d’agenda. C’est là l’un des pouvoirs des médias dominants, que l’on dit dominants précisément parce qu’ils exercent ce pouvoir dans le même sens. L’énumération initiale nous en a donné un bel aperçu, autant qu’elle permet de pointer d’autres mécanismes structurels et pratiques ordinaires du journalisme, et en particulier du journalisme politique, qui contribuent depuis des décennies à la banalisation de l’extrême droite et à l’appauvrissement considérable du débat public en général : la focalisation sur la tambouille politicienne, la sondomanie aiguë, le suivisme vis-à-vis de la communication politique, les interviews sous forme de passe-plat, le mimétisme et la circulation circulaire de l’information, la peopolisation et le mélange des genres, la centralité des thématiques fétiches de l’extrême droite et de la droite identitaire.
Vous l’aurez toutes et tous entendu au moins une fois au cours de ces derniers mois : les grands journalistes nous répètent à l’envi que l’extrême droite a réussi à « imposer » ses thèmes et à « s’inviter » dans le débat. Mais qui impose quoi à qui ? Et qui invite qui ?
Face à ce genre de naturalisation, il est grand temps de faire apparaître l’anémie du pluralisme, le flux et le ronron réactionnaires permanents pour ce qu’ils sont : le résultat de politiques, de pratiques et de choix éditoriaux qui, précisément, pourraient être différents. La couverture de la campagne présidentielle n’y est pas pour rien : à la fois indigente du point de vue de l’information et de l’animation du débat démocratique, inconséquente au regard des « effets de loupe » qu’elle exerce et plus que délétère dans le climat qu’elle entretient : une légitimation du racisme et de la xénophobie, qui n’est sans doute pas pour rien dans la multiplication des violences de rue, des actes islamophobes et racistes auxquels se livre l’extrême droite en toute impunité.
Poser la question politique de la transformation des médias
Mais le « RN-parti-comme-les-autres » ne s’est pas fait « médiatiquement » en un jour, pas plus qu’Éric Zemmour n’est tombé du ciel sur un plateau de télé en septembre 2021. Le second a mis à profit un capital médiatique acquis de très longue date, avec la complicité de l’audiovisuel public et privé ayant décuplé la voix que lui réservait historiquement la presse de droite. Le RN continue quant à lui de récolter les fruits de dix années de « dédiabolisation », phénomène largement performatif, passé d’une prophétie médiatique oralisant la communication du parti par et sur lui-même à une mise en pratique chronique de la part des grands médias.
Tout cela implique de réfléchir sur le temps long et à la manière dont se sont reconfigurés les champs politique et journalistique. Comprendre quels mécanismes et quel fonctionnement structurel des médias font que nous en sommes là aujourd’hui.
Informer et poser la question politique de la transformation et de la réappropriation démocratique des médias sont les deux pieds sur lesquels marche notre association depuis 1996. Nous associer à VISA aujourd’hui relève du combat politique que nous menons depuis.