Publié le Mercredi 29 mai 2019 à 14h40.

Retour sur une séquence électorale calamiteuse

Avant même que les résultats ne tombent le dimanche 26 mai au soir, nous pouvions déjà mesurer à quel point la campagne des européennes était un désastre, qui n’avait aucune chance de déboucher sur quoi que ce soit de positif. Car c’est à un véritable hold-up que l’on a assisté, réalisé conjointement par LREM et le Rassemblement national, avec la complicité de quelques alliés et de grands médias friands de la bipolarisation de la vie politique et prêts à tout pour faire de l’audimat à grands coups de « clash », de « face-à-face » et autres « duels » dépolitisants. 

Un duel entre Macron et Le Pen ?

Emmanuel Macron avait lancé les hostilités début mars, en publiant une tribune dans la presse française et dans divers quotidiens européens (The Guardian, Die Welt, El Pais, Corriere della Serra…), dans laquelle il se posait en chantre de la « renaissance européenne » et en chef de file du « progressisme » face au « repli nationaliste ». En d’autres termes, et de manière transparente, le ton était donné : les élections européennes se résumeront, en France, à un duel entre Macron et Le Pen. Un calcul de l’Élysée, fondé sur l’expérience du second tour de la présidentielle, où le candidat Macron avait été élu en se posant comme seul « rempart » face à l’extrême droite. Un calcul qui n’a pas manqué d’arranger Le Pen, Bardella and co, trop heureux d’être légitimés comme seule alternative crédible face au pouvoir. 

Et dès le 4 avril, lors du premier « grand débat » organisé par France 2 et France Inter, en présence de 12 candidatEs, les éditorialistes étaient à l’unisson. Quel premier thème pour un tel débat, en plein mouvement des Gilets jaunes ? « La vaste question des frontières, de la souveraineté, de l’immigration, de la défense et de la gouvernance européenne »1, selon les termes d’Alexandra Bensaïd, matinalière de France Inter. Et comment cette « vaste question » se pose-t-elle ? « Alors il y a les modérés comme vous, Nathalie Loiseau, qui parlent simplement d’une remise à plat de Schengen, et puis il y a des radicaux qui veulent tout simplement en sortir », selon Nathalie Saint-Cricq, responsable du service politique de France 2. La belle alternative que voilà. 

Exit les questions sociales qui, ce soir-là, n’auront droit de cité qu’à partir de 23 h, une heure où, comme l’avait alors fait remarquer Ian Brossat, « les premiers concernés par ce sujet sont en réalité déjà couchés puisqu’ils vont travailler demain matin ». Exit en outre, concernant les questions de frontières et d’immigration, les positions alternatives à la « radicalité » de Jordan Bardella et à la « modération » de Nathalie Loiseau, dont on se souvient qu’elle évoquait, en mai 2018, le « shopping de l’asile », et qu’elle a déclaré lors de la campagne que « personne ne doit rentrer en Europe s’il n’y est pas invité ». « Modérée », on vous dit.

« Le vote utile, désormais, c’est le vote Rassemblement national »

Ce « grand débat » de France 2 et France Inter n’est qu’un exemple parmi bien d’autres, et il est impossible de compter le nombre d’émissions, de reportages ou de programme divers qui ont contribué à construire cette alternative mortifère, en valorisant les thématiques, voire les positions de l’extrême droite. Rien de nouveau, diront certains. Vraiment ? On a en réalité assisté à un bougé notable lors de cette séquence, avec la multiplication des brevets de « responsabilité » décernés à Le Pen et Bardella, par ceux-là même qui, après le débat du second tour de la présidentielle de 2017, expliquaient que la dirigeante du FN-devenu-RN n’avait pas la « stature ». 

Dès le mois de janvier, Daniel Schneidermann faisait ainsi remarquer, dans Libération2, suite à divers reportages et interviews de Marine Le Pen, que le ton avait changé à l’égard de cette dernière, a fortiori dans le contexte du mouvement des Gilets jaunes et de l’incapacité du gouvernement à reprendre la main et, surtout, à ramener l’ordre : « Quelque chose est pourtant en train de cristalliser, que l’on pourrait résumer ainsi : si pour sauver l’État du chaos jaune, pour préserver l’ordre, la solution s’appelle Le Pen, alors s’il faut y passer… » Un sombre pronostic, partiellement confirmé durant la campagne même s’il serait hâtif d’en conclure que Le Pen serait désormais le second choix des classes dominantes. Mais lorsque l’on entend un sondeur multimédia comme Jean-Daniel Lévy déclarer tranquillement sur LCI3 que « quand Marine Le Pen ou les représentants du RN parlent, on les comprend, et on pense que leur bilan de la société française est relativement en cohérence avec la manière dont les Français vivent le quotidien, [et qu’]il y a une forme de crédibilité de la parole des représentants du RN », c’est qu’il se passe malheureusement quelque chose. Et l’on ne s’attardera pas sur le cas d’Olivier Truchot, animateur des « Grandes gueules » sur RMC et éditorialiste sur BFM-TV : « Si on veut voter contre Macron, le vote utile, désormais, c’est le vote Rassemblement national »

Polarisation politique mortifère

Co-construction du « duel » Macron-Le Pen, relégation des thématiques sociales au profit des obsessions du Rassemblement national, accompagnement et légitimation de la normalisation/responsabilisation de l’extrême droite : une dynamique globale qui a considérablement pesé sur la campagne, pour le plus grand bonheur des deux meilleurs ennemis Le Pen et Macron, avec les résultats que l’on connaît. Il ne s’agit pas ici de tout réduire aux résultats des élections, qui ne sont bien évidemment qu’une traduction très déformée des rapports de forces politiques, sociaux et idéologiques, a fortiori lorsque près d’unE électeurE inscrit sur deux ne s’est pas déplacé pour voter. Mais la tonalité dominante de la campagne, produit des choix stratégiques de LREM et du RN, et du suivisme intéressé des chefferies éditoriales, a de quoi inquiéter. 

Il importe en effet de prendre la mesure de ces évolutions et des dangers qu’elles portent, avec les risques d’une polarisation politique autour de thématiques et de forces mortifères pour notre camp social. Les élections et les campagnes électorales cristallisent des dynamiques réelles, auxquelles les rapports sociaux ne peuvent évidemment être résumés, mais qui constituent néanmoins l’une des données importantes de l’environnement dans lequel nous agissons. Et si l’ensemble des bilans de la récente séquence électorale ne peuvent à l’heure actuelle être tirés, nul doute qu’il serait hasardeux de considérer qu’il ne s’agirait que d’une parenthèse dans la lutte de classe.

Julien Salingue

  • 1. D’après une transcription réalisée par Acrimed (idem pour les citations suivantes).
  • 2. Daniel Schneidermann, « Jaunie Le Pen », liberation.fr, 13 janvier 2019.
  • 3. D’après une transcription réalisée par le journaliste Samuel Gontier (idem pour les citations suivantes).