Ces mois de septembre et octobre ont été marqués par la séquence de lutte autour des revendications salariales. Mais la coagulation n’a pas eu lieu au niveau national autour des journées de la mi-octobre, qui auraient pu être marquées par un ancrage et une extension de la grève à de nouveaux secteurs.
Les raisons de la colère sont toujours là, et ces prochaines semaines pourraient voir l’expression d’un empilement de revendications et de mobilisations, toujours autour de l’explosion des prix, de la « vie chère », mais aussi du refus de la énième réforme des retraites promise par le pouvoir pour le début de l’année prochaine. Notre camp social pourrait aussi profiter d’une situation politique toujours instable, marquée par la crise des institutions, avec une « majorité » minoritaire à l’Assemblée nationale qui n’a pas d’autre choix que le coup de force antidémocratique.
Inflation : rien n’est réglé, la lutte doit continuer
Soulignons d’abord qu’il n’y a aucune raison que ces prochaines semaines, les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. Et de ce point de vue, les études de l’Insee ne trompent pas1. Sur un an, les prix à la consommation augmenteraient de 6,2 % en octobre 2022 (+ 5,6 % le mois précédent). Cette hausse de l’inflation est évidemment due à l’accélération des prix de l’énergie, de l’alimentation et des produits manufacturés. Si l’on fait un focus sur l’évolution des prix d’un mois à l’autre, les prix à la consommation ont augmenté de 1 % de septembre à octobre. Selon l’Insee, « les prix de l’énergie rebondiraient dans le sillage des prix des produits pétroliers. Ceux des services seraient stables, le rebond des prix des services de transport étant contrebalancé par le repli de ceux des autres services. Les prix de l’alimentation accéléreraient et ceux des produits manufacturés ralentiraient légèrement ». Et sur un an, d’octobre 2021 à octobre 2022, l’indice des prix à la consommation harmonisé (l’indice qui est utilisé pour les comparaisons entre membres de l’Union européenne) a augmenté de 7,1 %. Sur un mois, il aurait même rebondi de 1,3 %.
Dans le même temps, dans une note récente de la DARES2, le ministère du Travail annonçait que sur un an, le salaire mensuel de base « avait augmenté de 3,1 % pour le tertiaire, de 3,0 % pour l’industrie, et de 2,6 % pour la construction », mais qu’avec l’inflation, « en euros constants et sur la même période, [le salaire mensuel de base] diminue respectivement de 2,9 %, 3,0 % et 3,4 % pour chacun de ces secteurs (tertiaire, industrie et construction) »… Et, pour les fonctionnaires, avec une augmentation de 3,5 % du point d’indice en juillet 2022, les augmentations totales de 2010 à 2022 ont été en tout de 4,7 %, alors que sur la même période longue, l’inflation cumulée a explosé à 20,4 %.
Autant dire que les luttes pour les salaires au sein de différentes entreprises ou même sectorielles, luttes qui n’ont jamais cessé ces derniers mois, n’ont aucune raison de s’arrêter ces prochaines semaines. Et si une entreprise a incarné l’accumulation indécente de « superprofits » (du fait d’un niveau de rentabilité excessif lié à sa position monopolistique), c’est bien TotalEnergies et ses 18,8 milliards d’euros de profit au premier semestre, son bénéfice net de 6,5 milliards d’euros au troisième trimestre (+ 43 % sur un an !), ses 2,62 milliards de dividendes exceptionnels cet automne avec, cerise sur le gâteau, l’augmentation de 52 % de son PDG Patrick Pouyanné. Cela dans un contexte où les prix des carburants augmentent de 20 % depuis janvier 2020… Mais dans le sillage des raffineurs en grève ces dernières semaines, la liste des travailleurEs mobilisés est longue, comme l’ont notamment documenté certains médias moins aux ordres que d’autres, ou encore Mediapart dans un article publié récemment3.
Dès lors, comment se fait-il que la dynamique de construction d’un grand mouvement national pour les salaires reste aussi faible et qu’en particulier la combinaison des deux journées, politique le dimanche 16 octobre et syndicale le mardi 18 octobre, n’ait pas permis de franchir une étape ? D’abord parce que nous restons marquéEs par un contexte de recul des affrontements capital-travail ces dernières années conjuguant les conséquences conjoncturelles de la crise du Covid (rappelons que selon la DARES qui a publié une étude en avril dernier, il y a eu moitié moins de journées de grève en 2020 qu’en 2019, et que les chiffres de 2021 devraient être à l’avenant) et les effets plus longs de ce qu’il convient d’appeler la crise du mouvement ouvrier et de ses organisations (une crise marquée en particulier par l’absence d’une grande victoire sociale centrale depuis une quinzaine d’année). Du point de vue des directions syndicales (en particulier les plus combatives), leur calendrier propre a aussi des effets ambivalents : la concurrence entre centrales à quelques semaines des élections professionnelles dans la fonction publique et la préparation « compliquée » du congrès de la confédération CGT en mars prochain (qui voit la « ligne Martinez » et sa succession annoncée assez disputées) poussent certes aux prises d’initiative. Mais celles-ci se font le plus souvent en solo (ainsi les faiblesses, les échecs même, des journées du 27 octobre et du 10 novembre), et avec la volonté maintes fois réaffirmée de défendre son pré carré, s’interdisant donc tout travail commun avec les forces politiques (en particulier avec La France insoumise, profitant pour cela des déclarations maladroites voire hostiles et totalement contre-productives de Jean-Luc Mélenchon).
Pour autant, les catégories populaires tirent plus que jamais la langue, et la colère sociale reste donc bien présente. Reste à construire les voies pour que celle-ci s’incarne dans la construction d’un rapport de forces dans la durée. La prochaine offensive annoncée sur la question emblématique des retraites et le recul de l’âge légal de départ, pourrait peut-être mettre le feu aux poudres.
Fuite en avant du macronisme, extrême droite en embuscade, pour une gauche de combat !
Fin septembre, le gouvernement a annoncé vouloir reprendre « un nouveau cycle de concertations avec les partenaires sociaux et les forces politiques » concernant l’élaboration d’un nouveau projet de loi qui pourrait être soumis au vote du Parlement « avant la fin de l’hiver », pour une réforme entrant en vigueur à l’été 2023. Sur le fond, pas de surprise : l’âge légal de départ à la retraite, actuellement à 62 ans, reculerait dès 2023 de quatre mois par an, pour atteindre les 65 ans en 2032 (Macron se disant quand même ouvert à un départ à 64 ans… si certains partenaires sociaux sont prêts à travailler un peu plus de trimestres !). Et les 42 régimes spécifiques dits régimes « spéciaux » (SNCF, RATP, EDF-GDF…) seraient bien entendu supprimés. Au-delà de sa volonté de répondre aux desiderata du Medef, il s’agit pour Macron de reprendre politiquement la main… et de tordre le bras à la droite LR pour que celle-ci accompagne l’offensive programmée.
Car après avoir échoué au sortir des élections législatives à former un cadre de coalition à droite, et disposant donc d’une majorité toute relative à l’Assemblée nationale (donc une « majorité minoritaire »…), la macronie est à la peine. Contrainte à utiliser l’article 49.3 à quatre reprises en deux semaines (une disposition rejetée pourtant par une très large majorité de l’opinion), elle s’oblige elle-même à s’asseoir sur ses propres institutions, et sur les propres votes d’une partie de ses parlementaires (dont certains avaient voté quelques amendements contre sa volonté), tout cela afin de faire passer ses lois de finances (PLF) et de financement de la sécurité sociale (PLFSS).
Réforme des retraites ou projet de loi immigration, la suite s’annonce donc tendue, car à partir de maintenant, le gouvernement de Borne – dans l’hypothèse où il souhaite avoir à nouveau recours au 49.3 – ne pourra l’utiliser qu’une seule fois. Tout cela rapproche un peu l’Assemblée nationale de la perspective d’une possible dissolution dans les prochains mois, dernier coup de poker possible pour Macron.
Mais le coup est risqué, car si les classes dirigeantes seraient plus à l’aise avec un pouvoir bien assis dans l’espace de la droite dite traditionnelle (dans le cadre d’un accord au coup par coup entre les macronistes et LR, avec un fond néolibéral, autoritaire et réactionnaire, totalement compatible), l’extrême droite attend de récolter les fruits de la tension politique, se posant depuis quelques semaines comme la principale opposition à Macron. Finies l’ouverture à la discussion avec le pouvoir et la recherche de respectabilité en direction des classes dirigeantes qu’avait voulu mettre en scène le Rassemblement national avant l’été, celui-ci espère s’ouvrir dès maintenant un boulevard en vue des prochaines échéances électorales en apparaissant en première ligne. C’est le sens de son opération triangulaire à l’occasion de la première motion de censure proposée par la Nupes contre le gouvernement d’Élisabeth Borne : en votant celle-ci, le RN veut dans un même geste affirmer un positionnement anti-Macron conséquent, montrer par là même l’inconséquence de LR (trop proche sur le fond politique d’un gouvernement dont les principales figures viennent par ailleurs de ses rangs) et en dernier lieu ouvrir des éléments de tension au sein de la Nupes. Il y a aussi tout lieu de penser que, dans le sillage de la défense inconditionnelle qu’ils ont apportée aux paroles racistes de l’un des leurs, Grégoire de Fournas, le RN saura s’emparer de la course à l’échalote lancée par Darmanin autour de son projet de loi xénophobe sur l’immigration (ciblant notamment les personnes victimes d’Obligations de quitter le territoire français, suite au tragique épisode de l’assassinat de Lola et sa récupération par la droite et l’extrême droite). Et s’il faut les prendre avec des pincettes, les derniers sondages d’opinion (dont ceux refaisant le match des dernières présidentielles et législatives publiés ces dernières semaines par le JDD) sont inquiétants sur la façon dont pourraient se dénouer les contradictions sociales et politiques que nous connaissons, illustrant une très forte poussée de Marine Le Pen et de son parti.
Pour notre camp social, l’issue ne peut donc se jouer dans les institutions, même si l’on se revendique d’une gauche radicale souhaitant bousculer le gouvernement : les motions de censure venues de la gauche (toutes portées par La France insoumise, seule ou accompagnée) s’accumulent, mais sont condamnées à être défaites les unes après les autres. Dès lors, la seule perspective reste la censure de ce pouvoir par la grève et dans la rue.
À l’opposé par exemple d’un Jean-Luc Mélenchon qui semble avoir fait une croix sur toute possibilité de mise en action commune des forces politiques, syndicales et associatives (écrivant à propos du processus de réunions unitaires régulières en cours depuis la rentrée qu’il « faut éviter de perdre du temps et de créer des tensions inutiles. Et pire de se faire promener de réunion en réunion qui retardent pour rien l’action et la mettent en danger4 »), le soutien aux luttes actuelles, la préparation des prochains affrontements et la co-construction de nouvelles échéances de mobilisations devraient être la feuille de route de l’ensemble de la gauche sociale et politique. Et du point de vue de la méthode, l’exigence unitaire n’exclut pas la complémentarité : on a ainsi pu voir récemment comment une initiative portée essentiellement par les forces politiques (la marche du dimanche 16 octobre « contre la vie chère et l’inaction climatique ») a pu accompagner et soutenir l’action sociale sur le terrain de la lutte des classes, en particulier contre la campagne politique et médiatique
ultra-réactionnaire ciblant les raffineurs en grève reconductible.
Contre Macron, le patronat, la droite et l’extrême droite, il n’y a pas d’autre voie que la construction d’un front social et politique au service des luttes, ce qui passe par une modification substantielle des rapports entre partis et mouvements sociaux. De la campagne commune contre le Traité constitutionnel européen (TCE) en 2005, au LKP guadeloupéen à l’origine de la grande grève générale de 2009, nous ne manquons pourtant pas d’exemples inspirants. Ceux-ci montrent la marche à suivre pour mener une politique de front unique affrontant les classes dirigeantes jusqu’au bout, jusqu’à leur recul. Ce n’est qu’à cette condition que pourra renaître alors l’espoir d’une alternative au capitalisme.