Publié le Lundi 15 décembre 2014 à 10h48.

Soigner les cours de la bourse ou soigner les patients, il faut choisir !

Entretien. Bruno Toussaint est directeur éditorial de la revue indépendante Prescrire (1). Il dénonce le scandale du prix du Sovaldi et revient sur la politique du médicament en France, théâtre d’opérateurs aux appétits financiers démesurés.Le Sovaldi, médicament révolutionnaire ou hold-up sur la Sécu ?Le Sovaldi (sofosbuvir) est un nouveau médicament contre l’hépatite C qui touche en France près de 240 000 personnes, dont 2 600 vont mourir chaque année. Un médicament plus révolutionnaire par le prix exigé par le laboratoire Gilead, qui possède le brevet, que par son efficacité. S’il apporte quelque chose d’utile aux malades, il laisse dans l’ombre bien des interrogations sur ses effets secondaires, notamment chez ceux qui en auraient le plus besoin.Le prix réclamé par la firme Gilead pour le Sovaldi a provoqué un tollé dans de nombreux pays, notamment aux États-Unis, où le prix du traitement de 12 semaines est de 84 000 dollars par patient. En France, il a été disponible pendant quelques mois dans le cadre d’une autorisation temporaire d’utilisation (ATU) pour un coût fixé par le laboratoire à 5 000 euros pour 12 semaines de traitement, soit 666 euros le comprimé !Un médicament qui coûte cher à produire ?Ce prix exorbitant n’est pas dû à son coût de production. Un groupe d’experts universitaires anglais a calculé que le prix de fabrication de ce médicament ne revenait qu’à une centaine d’euros par patient et par traitement... contre 56 000 euros exigés par Gilead initialement, pour un traitement de douze semaines. Il n’est pas dû non plus au coût de la recherche de la firme. La recherche publique, aux USA, en Europe ou en France (ANRS, Inserm, CNRS…), a largement financé le développement des médicaments contre l’hépatite C, ce qui réduit d’autant les coûts de recherche. Il n’est pas dû aux coûts de l’évaluation clinique, qui est limitée au minimum pour passer le cap de l’autorisation de mise sur le marché (AMM). Les essais de phase 3 du dossier d’évaluation ne sont pas impressionnants. En particulier, aucun essai n’a ciblé les patients atteints de cirrhose hépatique, pour cerner la balance bénéfices-risques de ces patients fragiles, ceux qui auraient le plus besoin de ce nouveau traitement.Qu’est-ce qui justifie le prix demandé ?Le prix demandé pour le Sovaldi est surtout dû à la spéculation boursière et à des enrichissements personnels démesurés. Un coup boursier amorcé par Pharmasset, la firme qui a développé le sofosbuvir. L’action en Bourse de Pharmasset valait 9 dollars en 2006. En 2011, Gilead a racheté Pharmasset au prix fort, 89 % plus cher que sa dernière valeur boursière, à 139 dollars l’action, soit 11 milliards de dollars au total. Avec les stock-options, les responsables de Pharmasset ont raflé des millions de dollars. De son côté, le PDG de Gilead est devenu milliardaire en actions grâce à l’augmentation de la valeur boursière de Gilead. Aux responsables politiques, aux professionnels de santé et aux patients de refuser une telle manipulation grossière, qui expose à une dégradation des mécanismes permettant un accès pour tous aux soins.Face aux exigences de Gilead, qu’a décidé la ministre de la Santé Marisol Touraine ?Finalement, le prix retenu par le Comité économique des produits de santé (CEPS) sera de 488 euros le comprimé au lieu de 666 euros, soit une diminution de 26 %. Pour un traitement, il en coûtera donc 41 000 euros, au lieu des 54 600 exigés, avec un mécanisme plafond qui sera fixé pour les dépenses allouées aux traitements contre l’hépatite C : 450 millions en 2014, 700 millions en 2015. Si les dépenses dépassent le plafond, les laboratoires devront reverser une contribution à la Sécurité sociale. Traiter 80 000 personnes reviendrait à 4,4 milliards d’euros, la moitié du budget de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP)...Comment résister à la pression de Big Pharma ? Vous avez repris l’exigence d’une licence d’office…Une licence d’office, c’est une disposition légale qui permet de produire une version générique d’un médicament à un moindre coût. à l’initiative de SOS hépatites, des associations de patients, Médecins du monde, Act-Up, Aides… ont exigé ensemble que le monopole de Gilead ne soit pas respecté. L’État français pouvait décider de délivrer cette licence d’office, autorisant des firmes génériques à produire le sofosbuvir à un prix raisonnable. Une disposition légale prévue dans le cadre des flexibilités de l’accord international sur les droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), mais aussi dans le code de la propriété intellectuelle français. La France n’y a jamais eu recours.Cela aurait fait chuter considérablement les prix et contribué à la lutte contre les inégalités d’accès aux soins, d’autant que le cas du Sofosbuvir n’est pas isolé. Le prix des nouveaux traitements contre le cancer est souvent extravagant. C’est d’autant plus scandaleux qu’une petite minorité seulement apporte de réels progrès, mais que la grande majorité ne fait qu’apporter une espérance de vie majorée de quelques semaines à quelques mois, au prix d’une flopée d’effets secondaires.Face à ces prix exorbitants qui résultent surtout de la spéculation financière, il faut que les États osent adopter des positions fortes, qui dissuadent les firmes et les spéculateurs de continuer à utiliser le marché des médicaments comme une pompe à forts rendements financiers, au détriment des patients et de la collectivité.Prescrire, qu’est-ce que c’est ?C’est une association sans but lucratif, loi de 1901. Mais c’est surtout une revue, Prescrire, qui, depuis 1981, veut donner une information fiable sur les médicaments et les dispositifs de santé, et qui doit pour cela être indépendante des laboratoires pharmaceutiques, mais aussi des agences de santé et des gouvernements. Quasiment toute l’information sur les médicaments est aux mains de l’industrie pharmaceutique. Elle fait la recherche, fabrique, fait les essais cliniques, finance les associations de malades, les revues, congrès, formations médicales. Elle influence les médecins, surtout les spécialistes et les leaders d’opinion médicale, mais aussi les politiques, qui lui laissent le soin de préparer les dossiers d’autorisation de mise sur le marché (AMM). Elle finance les agences du médicament… Les firmes sont juges et parties. On est dans le conflit d’intérêts massif.Nous ne vivons que grâce aux abonnements. Pas de lien d’intérêts, pas de publicité, pas de subvention. Il y a un long cheminement, des regards croisés au sein de l’équipe Prescrire et des contrôles qualité pour faire sortir un article. Pour dire si un médicament présente un progrès face à ce qui existe, car près des deux tiers des médicaments qui sortent ne sont que des doublons. Pour dire quel est le meilleur choix dans un contexte d’exercice professionnel, dire si les essais cliniques sont bien construits, les effets secondaires nocifs acceptables au regard de l’efficacité (la balance bénéfices-risques).Avec Irène Frachon, nous avons contribué à alerter sur les dangers cardiaques du Mediator, un anti-­diabétique de Servier, présenté comme anti-diabétique coupe-faim par les visiteurs médicaux. Des dangers connus pour les molécules de cette classe depuis 1997 aux USA... mais que l’agence du médicament n’a retiré en France qu’en 2009. De même, depuis le milieu des années 90, nous alertons sur les pilules de 3e génération, présentées à tort comme amenant moins d’embolies pulmonaires... Jusqu’à ce que le scandale éclate en 2013.Les anti-inflammatoires de la famille des coxibs étaient présentés, pour tous ceux qui souffrent d’arthrose, comme ayant moins d’effets secondaires digestifs. Petits prix hospitaliers, prix élevés en officine, grande campagne de pub… En fait, on a su qu’il n’y avait pas de bénéfice démontré en terme de complications digestives, mais une augmentation des accidents cardiovasculaires ! Mais comme d’habitude, les pouvoirs publics et les agences du médicament ont fait bénéficier du doute les firmes pharmaceutiques pendant encore des années.Exiger des preuves de progrès thérapeutique pour toute autorisation de mise sur le marché, déclarer les conflits d’intérêts, interdire la publicité sur les médicaments, un accès libre aux données cliniques, l’indépendance de l’information et de la formation, l’esprit critique et collectif des patients, une pharmacovigilance active, voilà de quoi améliorer la qualité des soins…

Propos recueillis par Franck Cantaloup1- www.prescrire.org