Publié le Dimanche 26 octobre 2014 à 07h00.

"Travailler à former des pratiques émancipatrices dans le champ de la psychiatrie"

Entretien. Psychiatre et cofondateur d’Utopsy, Mathieu Bellahsen a participé à la création du Collectif des 39 qui s’est constitué en 2008 face à la politique de Sarkozy en psychiatrie. Il vient de publier La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle  (1). Il y étudie la transformation de l’idée progressiste de « santé mentale » en un outil de normalisation et de contrôle. Il nous a accordé cet entretien à quelques jours du « meeting de résistance » organisé par le Collectif des 39 le samedi 1er novembre à la Maison de l’arbre à Montreuil, meeting auquel le NPA apporte son soutien.Le Collectif des 39 s’est constitué fin 2008 à la suite d’un discours de Nicolas Sarkozy. Six ans plus tard, les 39 appellent à nouveau à la résistance. Les dérives sécuritaires et gestionnaires que vous dénonciez n’ont donc pas cessé ?Non, elles se sont renforcées sous couvert d’ouverture et de changement. Ce gouvernement « de gauche » reprend l’héritage de Sarkozy en ne faisant pas la rupture annoncée tout en poursuivant les réformes néolibérales. Le premier effet est un adoucissement de façade de la question sécuritaire, mais la loi de juillet 2011 est passée avec l’instauration de soins sans consentement en ambulatoire (2), les dispositifs de contrôle par des administrations comme les Agences régionales de santé (ARS), la Haute autorité de santé se sont renforcés orientant de façon plus autoritaire les pratiques...Pour autant, les résistances et les inventions doivent se poursuivre. Travailler à former des pratiques émancipatrices dans le champ de la psychiatrie pour créer d’autres formes de vie est nécessaire. Les 39 sont un moteur pour fédérer les résistances et les propositions. C’est l’enjeu du meeting.Comme l’indique son titre, votre livre procède à une étude historique et critique de l’idée de santé mentale. Celle-ci inspirait la psychiatrie progressiste de l’après-guerre mais a pris au cours des années 2000 une toute autre signification. Selon vous, elle est mise au service d’une normalisation de la société ?La notion de santé mentale évolue par strates. Elle a une origine psychiatrique progressiste « désaliéniste ». Au fil des années, la notion se déterritorialise du champ psychiatrique pour se reterritorialiser dans le champ économique. La rupture s’opère au tournant des années 2000. Elle est énoncée clairement dans le livre vert de l’Union européenne, Améliorer la santé mentale de la population. Vers une stratégie pour l’Union européenne. Il y est affirmé que : « avoir une population en bonne santé mentale permet de remplir les objectifs stratégiques de l’Union européenne. » C’était au moment de la stratégie de Lisbonne...Par ailleurs, l’une des définitions officielles de la santé mentale est de « s’adapter à une situation à laquelle on ne peut rien changer ». Avec le « santé-mentalisme », le capitalisme arrive à articuler le micro-politique et le macro-politique : faire que chacun à l’intérieur de sa subjectivité se considère comme une auto-entreprise valorisant ses capitaux, dans un climat de concurrence généralisée construit par des normes internationales (TAFTA, OMC, AGCS, etc.). Pour le moment, cette articulation est difficile à faire de manière émancipatrice...Quelles alternatives peut-on opposer ?Elles se situent sur deux plans : penser et agir. On doit lutter contre la naturalisation de problématiques politiques construites. Sur le plan micro-politique, les propositions de Pierre Dardot et Christian Laval dans leur ouvrage commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle, sont précieuses, notamment autour des « praxis instituantes ». Le principe c’est que l’agir en commun qui institue les choses ensemble produit une alternative. En psychiatrie, ça peut être se responsabiliser avec les patients sur des petites choses en apparence, qui, à la longue, questionnent et changent l’ordre établi. Le collectif se responsabilise par rapport à l’outil de travail et au sens à lui donner. On fait ainsi émerger une pratique commune. C’est tout l’apport de la psychothérapie institutionnelle.À l’heure actuelle, instituer du commun, c’est assez révolutionnaire. On nous donne du prémâché partout. On nous dit par avance ce qu’il faut faire avec les protocoles et les procédures, ce que c’est que bien soigner : répondre aux critères de rentabilité, aux normes hygiénistes, etc. Il s’agit de subvertir toutes ces normes qui nous traversent, les subvertir ensemble, parce qu’il ne faut pas penser qu il y a des grands méchants qui nous manipulent. C’est rentré en nous tous, il faut donc commencer par lutter contre ses penchants à soi.Mais il s’agit aussi de fédérer les luttes dans les différents secteurs. Par exemple dans le champ de la psychiatrie, du médico-social, etc. Se rassembler et être force de proposition. C’est ce qu’essaient de proposer les 39 sur une modalité qui n’est plus une modalité syndicale.Aujourd’hui même, quand il y a deux millions et demi de personnes dans la rue pour les retraites, cela n’a plus d’efficacité. ne crée plus un rapport de forces. Le pouvoir en face ne discute plus. Il faut donc que l’on travaille à avoir de de nouveaux outils d’action. C’est ce qui s’ouvre à nous pour les 50 ans à venir.Pour l’instant, je n’ai pas de recette pour créer des rapports de forces. C’est pour cela que le livre se termine de manière ouverte. Au niveau micro-politique, je vois bien comment faire là où je travaille. Mais au niveau de la psychiatrie, créer un rapport de forces national, pour l’instant avec les 39, on n’a réussi que de manière très partielle. On a un peu amoindri la figure du schizophrène dangereux, mais on n’a pas trouvé comment changer le rapport à la politique générale. Il faudra penser qu’il est peut-être bien qu’il y ait de l’inutile, qu’il y ait des choses qui ne servent à rien, que tout ne soit pas pris tout de suite dans des logiques de profit, que l’on peut faire des choses pour rien, que cela ne nous rapporte rien. S’il y a bien un champ qui est très contraint, c’est celui de la psychiatrie : la contrainte de la folie avec ses dégâts existentiels absolus, la contrainte sociale qui nous commande les hospitalisations sous contrainte, la médicalisation de l’existence etc. Mais dans ce champ de contraintes, si l’on arrive à créer des espaces de liberté subversifs et émancipateurs, peut être que ça peut avoir des effets sur le champ social en général.C’est peut être une utopie, mais au niveau micro-politique, elle peut devenir concrète. Il va peut être falloir tenir ces points micro-politiques pendant des années, avant que les gens découvrent qu’on n’a peut-être pas besoin de valoriser nos capitaux qui nous sont donnés de la naissance à la mort, la nécessité d’être compétitif au détriment du sens réel de la vie.

Propos recueillis par J.C. Laumonier1 – Préfacé par Jean Oury, La Fabrique éditions, 2014, 13 euros.2  – Jusqu’à présent, on ne pouvait imposer des soins sous contrainte, contre la volonté du patient, qu’à l’hôpital, avec une présence soignante 24 h sur 24. Depuis la loi Bachelot-Sarkozy de 2011, les soins contraints peuvent être également imposés hors de l’hôpital, au domicile du patient.