150 factrices et facteurs de Hauts-de-Seine ont fait grève pendant un peu plus de 15 mois, du 26 mars 2018 au 4 juillet 2019. L’objectif de La Poste, point de départ du conflit, était de briser les reins de SUD Poste 92 en obtenant le licenciement de Gaël Quirante, son secrétaire. Mais au total, les grévistes et leur syndicat sortent renforcéEs de la plus longue grève qu’ait connue La Poste.
Physionomie d’une grève
Le conflit a impliqué 150 factrices et facteurs en grève reconductible, ce qui représente 20 % des effectifs au niveau départemental. La grève était majoritaire dans cinq bureaux : Boulogne-Billancourt, Levallois, Neuilly, Gennevilliers et Asnières. C’est un volume de grévistes trois fois plus grand que la moyenne des conflits postaux de ces dernières années. Alors que la grande majorité de ces grèves concernent un établissement et un nombre réduit de sites sur des revendications locales, la grève des postières et postiers du 92 s’est d’emblée inscrite dans un objectif commun à tous les bureaux, celui de la réintégration de Gaël, qui s’est rapidement doublé d’une opposition aux plans de suppressions d’emplois et de déqualification du métier de facteurE, projets stratégiques de La Poste au niveau national.
Vol de temps de travail à grande échelle
Lors de sa phase finale, la grève est parvenue à mettre en évidence la question du vol de temps de travail des facteurEs : pour la première fois, la presse nationale s’est fait l’écho des méthodes de calcul de la charge de travail utilisées par la direction dans toutes les réorganisations : la « Une » de Libération du 25 juin a bien mis en évidence l’utilisation de logiciels dont les algorithmes sont en décalage complet avec la réalité.
Tous les calculs de la direction sont appuyés sur des normes fantaisistes, comme par exemple l’exigence de distribuer les lettres recommandées en une minute et trente secondes quel que soit le contexte. La Poste a même inventé une nouvelle unité de mesure du temps, le « centiminute » (centième de minute) pour modéliser la charge de travail des factrices et facteurs… une charge qu’elle prétend en baisse structurelle en s’appuyant sur la baisse du nombre de lettres ordinaires. Mais le nombre de paquets, de recommandés, d’encombrants, et de boîtes aux lettres, augmentent ! En exposant un mécanisme de vol de temps de travail à grande échelle, utilisé pour supprimer des milliers d’emplois dans le pays, les grévistes ont ouvert la voie à une possibilité de remise en cause des restructurations au-delà de leur département.
Reports de réorganisations : du provisoire qui peut durer longtemps
142 embauches d’intérimaires en CDI ont été actées dans le protocole de fin de conflit pour 2018 et 2019, un nombre plus important que prévu initialement par La Poste. Deux tournées ont été recréées à Neuilly. Les réorganisations (plans de suppressions d’emplois) prévues sur les bureaux en grève ont été reportées a minima à mars 2020 pour Levallois, mai 2020 pour Boulogne, septembre 2020 pour Gennevilliers, et janvier 2021 pour Asnières. À ces dates, Levallois, Clichy ou Asnières n’auront ainsi pas subi de réorganisations depuis 10 ans ou plus ! Ces reports sont des périodes pendant lesquelles La Poste ne pourra pas mettre en place de réorganisation… il n’est pas du tout évident qu’elle réussisse à imposer ses projets à l’issue de ce délai. La moyenne entre deux restructurations dans le 92 est en effet de 7 à 8 ans, alors que la norme au niveau national est de 2 ans. Ces reports obtenus par les grèves successives dans le 92 sont-elles seulement une manière de retarder une échéance inévitable ? En réalité, ils montrent que la lutte paie. Si 150 factrices et facteurs peuvent bloquer des restructurations pendant plusieurs années, des milliers de postierEs pourraient obtenir bien plus : une mobilisation postale d’ampleur nationale permettrait de stopper les suppressions d’emplois et de renverser le rapport de forces.
Projets de démantèlement du métier de facteurE
À Boulogne, Asnières et Levallois, les grévistes ont également obtenu que les prochaines réorganisations se fassent sans « pause méridienne » ni « îlots » : il s’agit pour La Poste de mettre en application, pour 70 % des tournées de facteurs d’ici 2020, une séparation des opérations de tri et de la distribution. Là où les factrices et facteurs triaient chacun leur propre tournée avant de la distribuer, La Poste met en place peu à peu des équipes dédiées au tri des tournées d’une part, et des distributeurEs de courrier d’autre part, qu’on prive ainsi de la maîtrise de l’ensemble du processus de travail et qu’on disperse sur plusieurs sites pour les transformer en machine à distribuer du papier… et même à distribuer n’importe quoi, colis, publicité, envois express Chronopost… Tous ces projets dits « innovants » sont mis aux oubliettes jusqu’à au moins 2022 voire 2023 dans les bureaux où la grève a été la plus forte, à savoir Asnières, Levallois et Boulogne. Un exemple qui ne demande qu’à être étendu dans le 92 et ailleurs.
Percée en matière de droit syndical
Concernant le motif initial de la grève, on peut souligner qu’il n’est pas commun que des dizaines de salariéEs soient prêts à mettre sur la table la perte de plusieurs mois de salaire pour défendre un de leur collègues, qui se trouve être un délégué syndical. Ce qu’a en fin de compte permis d’arracher la grève, c’est de maintenir l’activité de Gaël alors qu’il a été licencié. Le jugement de janvier 2019 de la cour d’appel de Versailles a été rendu en pleine grève et dans la foulée des élections professionnelles où SUD Poste 92 a rallié une majorité absolue des suffrages (près de 52 % avec plus de 86 % de participation, 13 % de plus qu’au niveau national) : ce jugement reconnaît la possibilité de Gaël d’intervenir syndicalement dans les centres postaux, de participer aux négociations… Gaël a ainsi signé le protocole de fin de conflit. La reconnaissance par les tribunaux de la légitimité du maintien de l’intervention syndicale d’un délégué licencié constitue une percée en matière de droit syndical, un point d’appui pour remettre en cause la chasse aux militantEs combatifs à La Poste et dans les autres secteurs.
Une stratégie payante
La caisse de grève des postières et postiers du 92 est une des plus importantes jamais mises en place en France. Le conflit donne la preuve qu’un groupe de salariéEs issus d’un secteur non-stratégique et relativement peu concentré de l’économie peut tenir le choc dans un affrontement avec la direction nationale du plus grand groupe du pays. En creux, cela laisse imaginer ce qui serait possible si de telles caisses de grève étaient systématisées et si une stratégie de confrontation était adoptée par des forces sociales autrement plus significatives.
La stratégie de regroupement tous azimuts des grévistes a fini par payer. Regroupement des bureaux tout d’abord : chacun des bureaux en grève comprenait bien que pour gagner sur ses propres revendications, il fallait tenir jusqu’à ce que chacun des autres bureaux obtienne satisfaction, et que les objectifs communs soient atteints. Les AG de grévistes quotidiennes et décisionnelles ont à cet égard constitué un élément clé pour sonder le collectif de lutte. Regroupement des secteurs et fronts de lutte : les grévistes n’ont eu de cesse de mener des actions communes avec les étudiantEs, les cheminotEs, le Comité Adama, les Geodis… Sans cette politique d’extension et de convergence, jamais le soutien extérieur à la grève n’aurait été aussi important. Le comité de soutien aux grévistes a joué un rôle irremplaçable : il a permis de souder un collectif de lutte dont l’impact a été tout simplement décisif. C’est cette expérience vivante qui a enseigné aux postières et postiers que c’est en se tournant vers l’extérieur, en adoptant une politique d’extension, qu’on gagne les conflits.
Claudia Joe