Publié le Lundi 25 octobre 2010 à 22h58.

Le travail, enjeu de société

Le travail tue et mutile avant l’âge de la retraite

La multiplication des suicides, comme dans l’automobile et à France Télécom en 2007-2008, a remis sur le devant de la scène la question de la souffrance au travail, de la pénibilité et, plus généralement, celle des conditions et de l’organisation du travail. Avec le développement du chômage de masse, il était devenu presque inconvenant de mettre en cause et de dénoncer les conditions de travail. Les débats concernant la réduction du temps de travail, ordonnés autour des lois Aubry de la fin des années 1990, avaient essentiellement porté sur le partage entre temps de travail et temps libre. Il est vrai que tout a mal commencé : le tripalium instrument de supplice dont dérive le terme « travail » était l’outil de contention des éleveurs et s’appliquait aussi aux suppliciés, aux femmes en proie aux douleurs de l’enfantement et aux agonisants. L’enfantement étant un « travail », pas parce qu’on y reproduit la vie, mais en raison des douleurs de l’accouchement qui obligeaient sans doute parfois à immobiliser la mère... Avec le développement de l’industrie, la riposte est brutale, du luddisme – mouvement de résistance des artisans anglais brisant les métiers à tisser – au sabotage encore voté dans les congrès de la CGT du début du xxe siècle. « Saboter » dans le domaine ferroviaire, c’était ralentir les wagons avec un coin, mais aussi percer la traverse pour y préparer le logement du patin du rail. L’opération inverse d’enlèvement des tire-fonds maintenant les patins était utilisée pour faire dérailler les trains. Par la suite, le « socialisme réel » s’est fait à son tour le défenseur du taylorisme et de l’augmentation de la productivité dans le cadre de la course au développement et de la coexistence pacifique. Le productivisme, de l’après-guerre jusqu’à la fin des années 1960, ne représenta qu’un court intermède où ont été posées les questions d’organisation du travail. Traumatisé par la grande trouille de 1968, le patronat se lance dans une vaste réorganisation de la production qui allie déstructuration du tissu industriel (externalisation, développement de la sous-traitance) et liquidation de milliers d’emplois (sidérurgie, mines, textile). Cela provoque la désagrégation des collectifs de travail et militants. En même temps, les conditions de travail se dégradent avec l’intensification du travail, la suppression des temps de pause, de « respiration », la multiplication des outils de contrôle, la mise à mal de la séparation temps privé-temps professionnel, le développement du travail de nuit, du travail posté, la taylorisation du travail administratif et commercial. L’individualisation du travail et de la rémunération, la précarisation de l’emploi, engendrent souffrance et stress jusqu’au suicide, sans que se développent les ripostes collectives suffisantes. Le mouvement social et syndical basé en partie sur la reconnaissance du travail perd un de ses fondements. C’est bien un des éléments de la faiblesse ressentie à travers les difficultés de mobilisation pour le combat actuel contre la réforme des retraites. Pourtant le rapport entre pénibilité et départ anticipé à la retraite est un des points centraux de cette contre-réforme. Partir à la retraite, ce n’est plus profiter d’un repos bien mérité mais fuir une souffrance, échapper à un monde destructeur de la santé mentale et physique. Robert Pelletier

Travailleurs sous contrôle

Selon le Bureau international du travail (BIT), les indicateurs de la productivité horaire, donnant la quantité produite par heure et par ouvrier, plaçait la France au troisième rang mondial en 2007. Mais cette compétitivité de la main-d’œuvre française a, pour les salariés, un revers : les conditions de travail. Car la productivité ne saurait s’expliquer par les seules évolutions technologiques. L’organisation du travail a également évolué. L’intensification au cours des 30 dernières années a marqué le monde du travail. La « chasse aux temps morts », l’augmentation des cadences ont transformé peu à peu le travail des ouvriers. Progressivement, l’ensemble des postes liés à la production ont été réorganisés, « rationalisés », avec des conséquences sur la santé des salariés. Les maladies professionnelles se sont développées, comme les troubles musculo-squelettiques (TMS), liés aux sollicitations répétées des mêmes muscles et articulations par un travail répétitif et cadencé. Une grande partie les postes de travail les plus durs et les plus dangereux ont disparu dans les usines, grâce à des mobilisations, mais l’intensification de l’activité, elle, n’a pas cessé de progresser. Ajoutée à la division accrue des tâches, elle a contribué à la destruction des collectifs de travail. La restriction des marges de manœuvres de chacun permet de moins en moins de venir en aide ou de compenser collectivement la défaillance d’un collègue et de réellement travailler en équipe. Le taylorisme pour tousSi la taylorisation du travail pour les ouvriers est loin d’être une nouveauté, depuis quelques décennies, des formes comparables d’organisation du travail s’appliquent à d’autres secteurs. Qu’il s’agisse de la restauration rapide, des plateformes d’appel téléphoniques, du travail dans les banques (face aux clients ou en back-office), dans le nettoyage ou encore dans le bâtiment, le travail est de plus en plus divisé, segmenté et les exigences de « productivité » augmentent sans cesse. L’un des corollaires en est la baisse des standards de production. On a vu ainsi apparaître la notion de « sur-qualité », reproche fait aux salariés qui travailleraient trop bien et feraient ainsi perdre de l’argent à l’entreprise. Le fait de ne plus s’occuper que d’une phase restreinte de la production empêche souvent de trouver du sens à son activité car on a une visibilité réduite de l’utilité de son travail.La pression temporelle empêche de faire son métier dans « les règles de l’art », oblige à baisser la qualité et participe au désinvestissement des salariés contraints de réaliser un travail qui ne les satisfait pas. Le management c’est l’ennemi.Le travail devient de moins en moins intéressant, plus pénible, mais les salaires, eux, ne progressent pas. Pour maintenir la productivité, les entreprises ont mis en place de nouvelles techniques d’encadrement. Le « management » remplace les formes plus classiques d’encadrement et ceci se répand dans la quasi-totalité du monde du travail. Travail sur objectif, évaluations individuelles, primes au rendement, individualisation des carrières... une série d’instruments sont censés rationaliser l’organisation du travail. À cette fin, on a mis en place des armées de managers, le plus souvent sans compétences liées à l’activité de leur entreprise et ne connaissant pas ou peu le travail des salariés qu’ils encadrent. Leur principale activité consiste à suivre et contrôler une batterie d’indicateurs du travail des équipes et le plus souvent des individus, et de faire atteindre aux salariés les objectifs qui leur ont été fixés. Ce puissant outil organisationnel et idéologique a contaminé les secteurs marchands de l’économie, mais aussi nombre de secteurs publics ou de l’économie sociale. Les conséquences sont identifiées comme les « risques psycho­sociaux », les maladies liées au travail et à son organisation. Le pire est sûrement que les promoteurs de ces nouveaux modes d’encadrement du personnel n’ont jamais réellement réussi à prouver l’efficience économique de leurs méthodes. Tout ça pour ça... Pierre Baton

La division sexuelle du travail

De la définition du travail comme travail marchand procurant une rémunération directe, découle la distinction entre population active et inactive. Toute activité effectuée à domicile ne donnant pas lieu à une rémunération, la femme au foyer est écartée du rang de la population active. De plus, la mécanisation a permis de rendre le travail moins pénible et donc de remplacer la main-d’œuvre masculine dotée d’un savoir-faire par une main-d’œuvre féminine non qualifiée et donc moins onéreuse, favorisant ainsi la division du travail entre les sexes, dévalorisant les métiers et diminuant les salaires. Si l’actuelle crise de l’emploi n’a pas chassé les femmes, elle a considérablement durci les conditions dans lesquelles elles travaillent. Cette situation économique conduit, de fait, les partenaires sociaux à privilégier d’autres champs de négociation que celui d’une égalité professionnelle effective. Travail et oppressionL’oppression des femmes est ainsi liée aux rapports de domination entre hommes et femmes et à la division sexuelle du travail. Le capitalisme a d’ailleurs récupéré cette oppression à son profit. D’une part, le capitalisme ignore la contribution des femmes à la satisfaction des besoins collectifs (reproduction, travail domestique, éducation des enfants, soins aux malades et personnes dépendantes). Or, ce travail gratuit est indispensable au fonctionnement de l’économie qui évacue ainsi les coûts de reproduction et d’entretien de la force de travail. Cette invisibilité du travail domestique fausse donc les analyses sociologiques et économiques. D’autre part, le système se sert de la division sexuelle du travail comme un des leviers de la flexibilité du travail, de l’atomisation des emplois et de la fragmentation du marché du travail. Le travail des femmes n’est pas continu dans le temps, il suit le cycle de la vie familiale (naissance des enfants, personnes malades au foyer, divorce...), avec la difficulté du cumul des charges professionnelles et familiales, d’où l’invention du travail à temps partiel, outil de dérégulation du travail. L’emploi à plein temps, en CDI, est de plus en plus remplacé par des emplois précaires. Les trois quarts des emplois à bas salaires sont des emplois à temps partiel, majoritairement occupés par des femmes. Le temps partiel contribue à créer des poches de pauvreté féminine, ce qui a pour conséquence de diviser les salariéEs en fonction de leur sexe, d’indemniser de façon partielle le chômage, de diminuer les retraites, de fragiliser les droits acquis et de parcelliser la classe ouvrière. L’égalité des salaires entre hommes et femmes n’existe pas. Les femmes représentent 47 % de la population active, mais 80 % des bas salaires, 78 % des emplois non qualifiés et 80 % des travailleurs pauvres. Les salaires féminins sont inférieurs de 25 % à ceux des hommes. Partout, en Europe, les femmes demeurent significativement moins bien payées que les hommes. Invisibilité des femmes« Le système de santé et de sécurité au travail est un univers masculin où la biologie, la situation sociale et les emplois des femmes sont étrangers à ceux qui les jugent. Les conditions qui les font souffrir ne sont pas censées être dangereuses, leur parole est mise en doute et elles peuvent trouver délicat de parler des organes affectés. L’absence de données scientifiques pertinentes renforce cette situation. »1 Le principal obstacle à une connaissance approfondie de la santé au travail est d’ordre politique. Soit il s’ensuit une reconnaissance des revendications du groupe discriminé et une mise en place d’actions de prévention, soit on prête un caractère plus ou moins immuable à la division sexuelle du travail. Le genre peut ainsi être une simple dimension qui différencie deux groupes d’êtres humains sans désigner un rapport spécifique de domination et laissant croire à une fausse symétrie entre les deux sexes. Ainsi, le travail domestique, alors même qu’il légitime les bas salaires et l’assignation des femmes à des tâches répétitives, permet de détourner l’attention des conditions de travail. En effet, les tâches ménagères et familiales sont encore très souvent considérées comme une des principales causes des pathologies. De plus, les maladies spécifiquement féminines ou plus fréquentes parmi les femmes sont rarement considérées comme des priorités en politique de santé au travail. Aussi, pour faire échec au système capitaliste, il est nécessaire de lutter en même temps contre l’oppression des femmes parce qu’elle est l’un des piliers sur lequel il s’appuie. Et le fait que les femmes constituent désormais près de la moitié des forces laborieuses est une mutation sociale majeure. Il nous faut donc continuer de nous battre certes pour le partage des tâches domestiques et parentales et le développement des services publics (petite enfance, aide à la dépendance...) mais aussi pour l’égalité professionnelle en termes de temps de travail, de mixité des emplois, de déroulement de carrière et surtout pour l’égalité des salaires et des retraites. Rappelons, à l’heure de la réforme, que les retraites des femmes sont inférieures de 38 % à celles des hommes et que plus de la moitié des retraitées touchent une pension inférieure à 900 euros. Ce n’est pas un simple objectif pour l’égalité et les droits des femmes, c’est le projet de société que nous voulons construire ! Marie-Pierre Lesur, comité santé NPA 311. Laurent Vogel, docteur en droit et directeur de l’Observatoire de l’application des directives en santé et sécurité. Cet observatoire a été créé à l’initiative de la Confédération européenne des syndicats.

L’aliénation dans le travail chez Marx

Marx élabore une pensée de l’aliénation du travail humain dans la société capitaliste à travers l’ensemble de ses écrits1.Il rejette l’idée que l’humanité serait condamnée à vivre « à la sueur de son front » dans des conditions aliénées jusqu’au terme de sa vie sur terre. Il affirme que l’aliénation est le résultat de formes d’organisation particulières : l’humanité peut se libérer, son travail peut être libéré. Vendre sa force de travailPour penser la libération du travail, il faut comprendre ces conditions particulières liées à la société capitaliste actuelle. Les salariés n’ont pas la liberté d’accès aux moyens de production et de subsistance fondamentaux, ils sont forcés pour vivre de vendre sur le marché leur force de travail à une autre personne, leur employeur. La vente d’une partie de son temps a des conséquences en profondeur. Tout le temps vendu à l’employeur n’appartient plus au salarié. Au travail, c’est l’employeur qui règne en maître, qui dicte ce qui est produit, comment et où c’est produit. Plus la productivité du travail augmente, plus le temps de travail diminue, plus le contrôle de l’employeur sur chaque heure du temps se fera strict. Dans les nouvelles formes d’organisation du travail, le patron s’efforce même de contrôler chaque seconde du temps passé à son service. Les produits du travail n’appartiennent pas à celui qui produit, ils sont la propriété de l’employeur. Ce fait, aussi normal qu’il semble aux gens habitués à la société bourgeoise, n’est pas du tout aussi évident dans l’histoire humaine : il n’en a pas été ainsi pendant des milliers d’années. L’artisan médiéval et celui de l’Antiquité étaient tous deux propriétaires de leurs propres produits. De plus, ces produits peuvent se retourner contre le salarié de manière hostile et nuisible : les machines qui détruisent des emplois ou deviennnent source de tyrannie contre le travailleur contraint d’adapter le rythme de sa vie et de son travail à leur fonctionnement. L’aliénation au travail signifie que quelque chose de fondamental a changé dans la vie du travailleur. « Normalement, chacun a en lui une certaine capacité créatrice, certains talents, certaines potentialités… qui devraient s’exprimer dans son activité au travail. […] à partir du moment où le salariat domine, ces possibilités sont annihilées. Pour toute personne qui vend sa force de travail, le travail n’est plus un moyen d’expression. Le travail n’est qu’un moyen en vue d’un but. Et ce but est de gagner de l’argent, un revenu, pour pouvoir acheter les biens de consommation nécessaires pour satisfaire vos besoins. Ainsi la capacité d’accomplir un travail créateur, qui est un aspect fondamental de la nature humaine, se trouve contrecarrée et dénaturée. Le travail devient quelque chose qui n’est pas créateur et productif pour les hommes mais quelque chose qui est nuisible et destructeur. »2 Cette aliénation s’étend à toutes les relations dans la société, avec une tendance de plus en plus forte à transformer les relations entre êtres humains en relations entre des choses. La fin de l’aliénationCette situation, produit de l’histoire, n’est pas sans issue. Il est possible d’envisager une société sans classe qui crée les conditions économiques et sociales permettant la disparition graduelle et l’abolition finale de l’aliénation. Le dépérissement de la production marchande, de la division sociale du travail grâce à la disparition de la propriété privée des moyens de production et à l’élimination de la différence entre travail manuel et travail intellectuel, entraînerait la lente transformation de la nature même du travail qui cesserait d’être une nécessité imposée pour gagner de l’argent, et deviendrait une occupation exercée volontairement par les gens parce que cela correspondrait à leurs besoins intimes et exprimerait leurs talents. Cette transformation du travail en une activité humaine créatrice est le but ultime du socialisme pour lequel Marx s’est battu. C’est seulement quand ce but sera atteint que le travail aliéné, avec son cortège de souffrances, cessera d’exister. Patrick Le Moal1. Manuscrits de 1844, les Grundisse 1857-58 et le Capital entre 1867 et 1894.2. Ernest Mandel Les causes de l’aliénation, 1970.