Publié le Mercredi 21 avril 2021 à 11h44.

Oligopole, data centers et pollution numérique : le débat qui devrait avoir lieu

Malgré le fort impact sur l’environnement et le territoire, en termes de consommation énergétique et d’occupation spatiale, les fermes de data centers continuent de se développer en Seine-Saint-Denis en contournant tout débat public.

Aubervilliers, Saint-Denis, La Courneuve, Pantin : c’est ici, sur les friches abandonnées des anciennes zones industrielles, que se concentrent plus d’un tiers des capacités françaises de stockage des données numériques (123 installations étaient recensées en 2019).

Le big data et les risques de la dématérialisation

On associe souvent les processus de dématérialisation à une démarche éco-responsable. En réalité, le modèle du cloud computing, l’informatique « en nuages », implique que le ­stockage et le calcul effectués par les ordinateurs migrent vers de gigantesques centres de traitement contrôlés par l’oligopole d’Internet. La mise en données de l’ensemble des paramètres du monde et de la vie humaine (générant les big data) ne va pas de soi et pose de nouveaux problèmes énergétiques et environnementaux.

Selon l’estimation d’ERDF, un centre de données nécessite en moyenne 20 mégawatts, soit l’équivalent d’une ville de 20 000 habitantEs. Son passé industriel, sa proximité avec Paris et la connexion avec l’Europe du Nord, où se situent les points névralgiques du web européen, font de l’Île-de-France un lieu stratégique pour les investissements dans l’industrie hi-tech et le cloud.

Une étude menée en 2019 sur l’impact spatial et énergétique des data centers soulève plusieurs points problématiques autour desquels devraient être alertés les habitantEs de ces territoires. Consommateurs d’espace et peu pourvoyeurs d’emplois, ces centres de stockage peuvent mettre en péril la pérennité du système électrique local, créer des frontières urbaines infranchissables, des problèmes liés aux ondes, à la sécurité du stockage du fioul, à l’artificialisation des sols et à la production de chaleur. Pour ce qui est des dépenses énergétiques, l’expertise souligne que les data centers pourraient représenter 13 % de l’électricité mondiale en 2030, chiffre qui monte à 51 % pour le secteur informatique dans sa totalité (réseaux, data centers et terminaux informatiques), soit l’équivalent de 4 400 réacteurs nucléaires1.

Penser un système de stockage décentralisé et territorialisé

Sans nier les progrès apportés par les infrastructures numériques, cette étude nous alerte sur l’importance de pondérer nos choix dans le futur et de ne pas tomber dans le solutionnisme technologique promu par l’idéologie capitaliste de la Silicon Valley. Dans l’essai de R. Barbrook et A. Cameron, celle-ci est décrite comme une fusion étrange entre la culture bohémienne de San Francisco et le mythe du libre marché propulsé par les industries hi-tech de la Silicon Valley2. Cet amalgame entre deux entités contraires se fonde sur l’utopie digitale, la foi déterministe dans le potentiel émancipateur des technologies de l’information et de la communication.

Le débat autour des data centers doit donc être relié à la critique du capitalisme et de l’actuelle gouvernance d’internet, et devrait stimuler une réflexion autour du rôle que pourraient jouer les acteurs associatifs, militantEs et celles et ceux issus de la société civile dans la territorialisation des centres de stockage et la démocratisation des technologies de l’information. La promotion d’une société écosocialiste encourage en effet en même temps une conception émancipatrice de la technologie qui devrait régir les logiques d’usage et de développement des plateformes et des infrastructures numériques. Les problèmes des data centers sont en effet avant tout liés à une logique du profit et aux tendances à la concentration monopolistique du secteur qui ne répondent pas aux demandes des territoires en matière de connectivité, d’emploi et d’intégration dans la « société numérique ».

Les Big Tech (venant souvent des États-Unis et de la Chine) imposent leur loi dans des territoires ruraux ou périurbains où les conditions de la négociation et du débat, quand celles-ci se réalisent, sont asymétriques et toujours très désavantageuses pour les populations locales. Les caractéristiques propres à l’oligopole contrôlant les principaux services de l’Internet et les données de milliards de personnes et entreprises constituent donc une menace qui pèse à la fois sur la viabilité de la forme démocratique ainsi que, au moyen terme, sur la survie de la planète. Comme dans le cadre de la production agricole, une architecture numérique décentralisée et un internet distribué, territorialisé et organisé autour d’un système de stockage de plus petite échelle devrait se poser de façon urgente dans l’espace public. Cela implique de commencer à prendre au sérieux les propositions autour d’une régulation décentralisée de l’Internet comme celle défendue, entre autres, par l’association la Quadrature du Net permettant la mise en place de petits hébergeurs et le développement d’alternatives aux GAFAM et à leur monde.

  • 1. Cécile Diguet et Fanny Lopez, « L’impact spatial et énergétique des data centers sur les territoires », Rapport Ademe, 2019. Synthèse. En ligne www.ademe.fr/mediatheque.
  • 2. D. Barbrook et A. Cameron (1996), « The Californian Ideology », peut être consulté ici : http://www.comune.torino…