Publié le Vendredi 16 juillet 2021 à 15h14.

Police, armée et extrême droite : le socle de l’État d’exception qui vient

Vote de 60% des policiers en faveur de Marine Le Pen, manifestation factieuse du 19 mai, tribune des militaires… Ces dernières semaines ont été marquées par plusieurs signes inquiétants de collusion entre des éléments de la police, de l’armée et l’extrême droite.

Une perméabilité structurelle

Il existe plusieurs paradoxes dans la relation entre les forces de répression (police/armée) et l’extrême droite. Historiquement, plus on monte dans les échelons et moins le poids de l’extrême droite est important. S’il y a toujours eu des hauts gradés voire des familles entières de militaires affiliés à l’extrême droite comme la famille De Cacqueray1, la majorité de l’état-major se répartissait entre les deux champs politiques ayant géré la Ve République. Dans la police, cet élément se caractérise par la proximité des dirigeants des principaux syndicats, Unité SGP-FO et Alliance2, avec les partis qui gèrent les institutions. Cet état-major accepte le cadre démocratique bourgeois et d’État de droit dans lequel il doit s’insérer, il n’entend pas le remettre en cause mais au contraire le protéger. Il faut des circonstances exceptionnelles pour que ce consensus soit brisé : armistice de juin 1940, guerre d’Algérie. Mais le principe d’obéissance a aussi amené la police à se comporter de façon ignoble : collaboration aux arrestations de résistants et de juifs durant l’Occupation, répression sanglante des Algériens lors de la lutte pour l’indépendance.

Il faut noter néanmoins la persistance de courants d’extrême droite3 au lycée militaire de Saint-Cyr qui prépare aux concours des grandes écoles militaires (ESM, école navale, école de l’air, ENSTA Bretagne et ENSIM). Dans ce lycée qui a donc vocation à former les futurs cadres et officiers de l’armée, ce courant d’extrême droite, pouvant représenter jusqu’à 25 % des promos, se structure et se reproduit année après année avec comme clef de voute l’épuration des femmes et le racisme.

Au sein des gradés et de façon générale au sein des forces de l’ordre, avec des variations selon les corps, il semble qu’il ait toujours existé un courant d’extrême droite. Mais celui-ci ne s’organise pas en tant que tel, ne rompt pas avec la discipline et donc l’État de droit.

Il y a des éléments matériels qui expliquent la continuité de cette proximité, le rôle social des forces de l’ordre dans le cadre de l’État bourgeois d’un pays capitaliste dominant. Sur le plan intérieur, les forces de l’ordre sont la garantie du maintien de l’ordre public, c’est-à-dire du bon fonctionnement capitaliste.

En droit français, les missions de police se subdivisent ainsi en deux catégories, les missions de police administrative, qui visent à prévenir les atteintes à l’ordre public, et celles de police judiciaire, qui visent au rétablissement de celui-ci et à la répression des auteurs des troubles. En principe, l’armée n’intervient pas pour maintenir l’ordre intérieur (mais il y a eu au fil du temps des exceptions importantes), cette mission est réservée à deux forces de police : la police proprement dite et la gendarmerie.

Les missions de police judiciaire représentent ainsi 40 % du travail de la gendarmerie et c’est ce qui reste l’aspect le plus marquant du travail pour les membres des forces de l’ordre comme pour les citoyens. Dans le cadre de leur travail, les forces de l’ordre sont donc directement confrontées à la misère sociale et à ses conséquences, qu’on leur demande de faire cesser par la répression lorsqu’elles rentrent en contradiction avec les normes légales. Elles sont ainsi chargées des tâches les plus diverses : expulsions locatives, contrôles d’identité, réception des plaignants, contrôle des manifestations, etc.

C’est donc la nature même de ce travail qui pousse les membres des forces de l’ordre à entrer en conflit avec des fractions de la population qui subissent les conséquences sociales de l’organisation de la société en classes, notamment les jeunes et les travailleurs/ses. Cette opposition se décline de façon spécifique en raison de l’organisation raciale de la société sur laquelle nous reviendrons par la suite.

Il faut pourtant comprendre qu’il existe sur ce point une contradiction, car l’immense majorité des membres des forces de l’ordre, du moins de la troupe, sont, de par leur origine sociale mais aussi leurs conditions matérielles d’existence bien plus proches de ceux qu’ils sont amenés à réprimer que de ceux qui bénéficient du système dont ils assurent le maintien. La parcellisation des tâches, le respect du principe hiérarchique, le traitement technique des problèmes politiques sont autant de réponses qui sont mises en place pour que la solidarité de classe ne vienne pas entraver le rôle répressif des forces de l’ordre.

Sur le plan externe, c’est cette fois-ci le caractère colonial et impérialiste de l’État français qui impacte ces forces de l’ordre. En effet, nous n’oublions pas que la France est encore aujourd’hui un État colonial (Guadeloupe, Martinique, Guyane, Mayotte, Kanaky…). Par ailleurs, la Françafrique n’a pas disparu. Or il n’est pas anodin que les missions de maintien de l’ordre dans les colonies soient assurées en grande partie par des troupes métropolitaines. Les gendarmes mobiles par exemple effectuent 50 % de leurs déplacements dans un engagement en outre-mer, chacun de ces déplacements durant au minimum 3 mois4.

La fréquence semble plus faible pour les militaires, hors gendarmerie mobile, mais varie largement selon les armées et surtout selon les métiers. Bien sûr in fine les décisions politiques qui guident la mise en œuvre des opérations extérieures visent au maintien des intérêts capitalistes français. Mais pour justifier ces missions en interne comme en externe auprès de l’opinion publique mais aussi auprès des militaires, ces missions d’intervention sont le plus souvent justifiées par la lutte contre la violence, le terrorisme, quant à celles conduites en Afrique ou dans d’autres territoires, pour assurer la paix, qu’elles soient menées unilatéralement par la France ou sous l’égide d’organismes internationaux.

Les conditions matérielles et les constructions idéologiques du métier des forces de l’ordre les poussent à rechercher des solutions répressives aux problèmes sociaux et raciaux, avec un culte du chef, de la force physique, et donc une dimension profondément sexiste. Ces éléments conduisent à la perméabilité de ce dernier aux idées d’extrême droite lorsque le modèle de la démocratie bourgeoise entre en crise comme c’est le cas actuellement.

Une accentuation avec l’approfondissement des crises

Les raisons structurelles expliquent les bases matérielles sur lesquelles peut s’appuyer l’extrême droite pour trouver un écho au sein des forces de l’ordre. Mais en temps normal, lorsque le système fonctionne normalement, les mécanismes idéologiques mis en place pour assurer son maintien permettent de compenser. C’est ce qui explique que pendant des années le syndicalisme d’extrême droite dans la police est resté groupusculaire. En 2018 il représentait ainsi 4,72 % en additionnant les voix des syndicats Impact Police CFTC 0,4 %, France police-policier en colère 3,12 %, 1,2 % pour la fédération professionnelle et indépendante de la police (FPIP). Nous renvoyons sur ces points au très bon travail fait par nos camarades de Solidaires5.

Mais ce à quoi nous assistons aujourd’hui est une évolution profonde des forces de l’ordre, avec un effet sur leur organisation majoritaire ainsi que l’apparition de collectifs beaucoup plus radicaux. Comme nous l’expliquions déjà dans un article publié faisant suite à la tribune des militaires6, cette radicalisation s’explique selon nous par la combinaison de deux facteurs.

Il s’agit, d’une part, du développement des discours et politiques racistes et islamophobes en articulation avec les attentats commis depuis 2015 et, d’autre part, de la difficulté de la classe dominante à produire du consentement à sa domination dans un cadre économique en crise.

En effet, depuis 2015 et les attentats de Charlie Hebdo, puis ceux du 13 novembre, ces institutions se vivent comme le rempart contre la « barbarie islamique ». C’est sur cette base que se sont opérés les recrutements et que s’entretient la troupe. C’est en partie ce qui explique la radicalisation d’une part des forces armées, qui inquiétaient déjà la DGSI en 20187 et qui explique notamment le développement de courants néonazis8.

Sur le second point, il faut comprendre qu’il n’existe pas aujourd’hui de secteur économique porteur permettant de combiner profit important, salaires élevés et plein emploi. Dans un contexte de basculement du centre du capitalisme des USA vers la Chine et l’Asie, l’Europe et la France se retrouvent mises en difficulté.

Les secteurs dominants de la bourgeoisie française, ceux liés au marché international, n’arrivent plus à réaliser des profits suffisamment importants pour entrainer les secteurs périphériques, numériquement les plus importants et dont le centre de gravité reste l’économie nationale tandis que les politiques d’austérité frappent les services publics dont les forces de l’ordre. Ces dernières subissent comme les autres agents publics le gel du point d’indice (régression des salaires réels hors primes) depuis 10 ans, les conditions de travail désastreuses…

Cette situation dans l’infrastructure a des conséquences dans la superstructure. La dégradation objective de la situation de la classe dominante l’empêche sur le plan subjectif de produire du consentement à sa domination pour reprendre les mots d’Ugo Palheta. Les suppressions d’emplois, les contre-réformes et la défense inconditionnelle de la classe dominante entrainent une usure rapide du personnel politique, qu’il faut renouveler. Plus la crise avance et plus le personnel de la bourgeoisie est décomposé, plus sa défense de ses propres intérêts, des intérêts des privilégiés ainsi que sa « corruption » sont évidentes alors même que ses relais au sein des masses s’amenuisent.

Le gouvernement Macron illustre parfaitement cette situation. Il est apparu comme une solution à l’essoufflement du mécanisme d’alternance entre la « gauche de gouvernement » et la droite, mais son absence de relais auprès des opprimés tout comme la composition sociale, la faiblesse politique et la grossièreté de son gouvernement ont provoqué de nouvelles crises.

Si nous sommes habitués à décrire cette déconnection entre le gouvernement et les opprimés, nous oublions souvent que les mêmes mécanismes ont également impacté les forces de l’ordre. Ces dernières ont ainsi l’impression de permettre le maintien d’un gouvernement qu’elle juge incapable de faire face à la situation. Elles se tournent donc vers la recherche d’alternatives.

Ce discrédit retombe également sur les forces syndicales qui accompagnent la gestion de ce système. En 2016, des policiers vont ainsi manifester de nuit, visage masqué mais avec leurs armes et véhicules de service suite à l’attaque au cocktail Molotov de policiers à Viry-Châtillon. À l’époque déjà, le mouvement porte sur la question des effectifs, l’équipement, les rapports avec la justice et la redéfinition de la notion de l’autodéfense. À l’époque, les organisations syndicales ne participent pas au mouvement qui va voir la création du « mouvement des policiers en colère », à la tête duquel se place un militant FN qui disparaitra lorsque les renseignements feront savoir qu’il n’est pas policier.

Ce mouvement est le premier d’une série de collectifs dont le collectif « Hors service » est assez représentatif. Ce dernier, qui se prétend en tête de la lutte contre les suicides de policiers, comptabilise 25 000 followers sur Facebook, autour d’une ligne radicale et frontalement opposée aux organisations syndicales majoritaires. À l’inverse, il entretient des liens avec la FPIP d’extrême droite mais aussi VIGI, scission de la CGT police qui n’a plus rien de syndical.

Les organisations syndicales traditionnelles s’appuient alors sur le rôle central qu’elles jouaient dans le cadre des commissions administrative paritaire (CAP) qui assuraient la gestion des carrières (avancement et mutation des agents). Forte de cette place, elle pouvait maintenir un positionnement politique en faveur de l’État de droit en rupture avec la base qui ne pouvait rompre avec elle. En 2018, Unité SGP-FO et Alliance maintiennent leur place d’organisations largement majoritaires. Mais la loi de transformation de la fonction publique de 2019 est venue mettre un terme au rôle des organisations syndicales dans les CAP. Privée de cette position, les organisations syndicales sont maintenant soumises à la pression de la troupe.

En décembre 2020, sous la pression des scandales issus de la gestion du mouvement des Gilets jaunes mais aussi du mouvement antiraciste et de lutte contre les violences policières et des dernières manifestations contre la loi LSG, dans une interview donnée à Brut, Macron reconnait pour la première fois l’existence de violences policières. Les forces de l’ordre prennent ces déclarations comme un désaveu de la part d’un gouvernement qu’elles méprisent et décident de sortir dans la rue9.

Cette fois-ci, Alliance s’inscrit dans le mouvement alors que le Unité SGP-FO reste plutôt à l’extérieur. Ces deux syndicats s’opposent sur la méthode, Alliance souhaitant « instaurer un rapport de force inédit avec la présidence de la République », annonçant refuser de participer au Bauveau de la sécurité prévu pour janvier, rejoint par l’UNSA police alors que le SGP-FO entend lui y participer. Avant même la tenue de ce dernier, les policiers enregistrent une première victoire avec l’annonce de la mise en place d’un observatoire de la réponse pénale dont le rôle est pour eux de contraindre la justice à rendre des comptes à la police.

Le Bauveau de la sécurité ne fait pas beaucoup de bruit et se contente d’enregistrer les choix déjà opérés par le ministère de l’Intérieur notamment en matière d’investissement, et acte la mise en place de l’observatoire. Mais les évolutions politiques au sein de la police vont passer un nouveau cap le 19 mai 2021. Suite à l’assassinat d’un policer à Avignon, une manifestation intersyndicale est organisée devant l’assemblée. Outre des policiers munis de leurs armes de service, y participent des membres importants de la hiérarchie dont le préfet Lallement et le ministre de l’Intérieur mais également des responsables politiques d’extrême droite, des Verts, du PCF et du PS.

Cette manifestation tournée en direction du pouvoir exécutif illustre la radicalisation de la troupe et les digues qu’elle a fait sauter. Après les syndicats majoritaires, ce fut au tour des plus hauts responsables de la hiérarchie et des responsables politiques qui y étaient présents de marquer leur accord pour mettre un terme aux garanties de la démocratie bourgeoise en renforçant la soumission des pouvoirs judiciaires au pouvoir policier.

Quelle conséquence pour l’état d’exception du XXIe siècle ?

Il n’y a pas aujourd’hui de perspective de résolution des difficultés économiques rencontrées par la classe dominante. Dans ce contexte il n’y a pas non plus de perspective de stabilisation politique. Au contraire, la persistance de la pandémie articulée aux difficultés économiques que cette dernière a révélées nous offrent la perspective d’une crise sociale d’ampleur. L’ensemble de ces éléments combinés doivent nous conduire à penser qu’une accentuation de l’autoritarisme est à craindre indépendamment du résultat de l’élection présidentielle.

Pour mener celui-ci à bien, la classe dominante et ses représentants politiques pourront compter sur des forces de répression largement gagnées aux idées d’extrême droite. Celles-ci pourraient ainsi venir compenser la faiblesse militante de cette dernière. Dans ce contexte, si Marine Le Pen arrivait au pouvoir, elle ne rencontrerait aucun obstacle pour mettre en œuvre une politique liberticide, raciste, hostile aux LGBTI et antisociale d’un niveau supérieur à celle mise en place par Macron. Au contraire, elle pourrait compter sur le soutien actif de la troupe et d’une partie de la hiérarchie pour écraser un mouvement ouvrier déjà largement affaibli. L’extrême droite radicale pourrait alors servir de supplétif pour les actions les plus violentes inassumables par qui souhaite conserver un vernis démocratique (assassinats, attaques de locaux…).

Mais si Marine Le Pen devait échouer dans sa marche à la présidence au bénéfice de Macron ou de Bertrand, la radicalisation des forces de l’ordre continuerait d’exercer une pression à droite sur un gouvernement qui devra toujours faire face aux difficultés économiques et sociales. Un échec du RN en 2022 signifierait une crise politique importante au sein de l’extrême droite et sûrement une explosion en deux pôles : une droite extrême largement compatible avec une partie des Républicains et d’En marche et un pôle radical pour qui la stratégie institutionnelle pourrait passer au second plan. Ce pôle radical pourrait alors trouver un large écho au sein des forces de répression.

Il est encore trop tôt pour discerner avec certitude les évolutions à venir mais il est certain que nous allons vers un recul (d’ailleurs déjà entamé) de la démocratie bourgeoise « traditionnelle ». Et dans le nouveau régime politique qui commence à apparaître, les forces de répression joueront un rôle de premier plan.