Publié le Lundi 24 mars 2025 à 08h00.

Abolir le capitalisme sans prendre le pouvoir politique ?

Le livre de Bernard Friot et Bernard Vasseur Le communisme qui vient1 ouvre le débat sur  les conquêtes sociales et leurs représentations dans notre imaginaire collectif. Au-delà des avantages qu’elles représentent, il nous parait nécessaire de discuter fraternellement avec les auteurs des portées symboliques qu’ils leur donnent.

Les rebondissements de la crise politique ouverte par la dissolution de l’Assemblée nationale met chaque jour, en relief les limites et les impasses d’une stratégie du mouvement ouvrier fondée sur l’action parlementaire au sein des institutions. Sa critique est le point de départ du dernier livre de Bernard Friot Le communisme qui vient, co-écrit avec Bernard Vasseur.

Les auteurs dénoncent « la faillite » de politiques fondées sur l’idée « [qu’]un bon vote » confie le gouvernement à des représentants dans l’État, qui après une belle victoire électorale viendront se conduire en bons « amis du peuple » pour « changer le cours des choses ». Ils appellent à relativiser l’action parlementaire, et préconisent d’accorder la priorité à l’action des acteurs de terrain s’attaquant à la domination capitaliste sur le travail. Ainsi adviendrait « un communisme d’aujourd’hui, c’est-à-dire la multiplication des initiatives qui vont croissant dans la recherche dynamique et l’invention pratique d’une alternative au déploiement de la logique capitaliste qu’on nous dit pourtant implacable »2

Ces initiatives, ces institutions que les auteurs qualifient de « déjà là communistes » feraient du communisme, non une utopie reportée à un avenir éloigné et incertain, mais une réalité concrète qui demande seulement à être généralisée.

 

Extension du domaine des « déjà là »

Dans les ouvrages précédents de B. Friot, le terme de « déjà là » désignait les conquêtes sociales de 1945-46, qu’il appelle « les conquis ». Il s’agissait, avant tout, du statut de la fonction publique et du régime général de la Sécurité sociale. Dans Le communisme qui vient, le champ des « déjà là » s’élargit. On y retrouve, pêle-mêle, des « entreprises et organisations horizontales », l’instauration de ZAD, les actions des Soulèvements de la Terre, les recherches pour des énergies non fossiles, l’invention de réseaux pour produire et distribuer les produits d’une agriculture alternative à l’agro business (par une Sécurité sociale de l’alimentation), les créations dans le domaine des logiciels libres, le mouvement féministe MeToo, les luttes contre les emplois racisés.

Friot et Vasseur y voient « une effervescence de combats distincts, mais qui s’entre épaulent dans la quête résolue d’une émancipation humaine authentique, qui ne compte sur personne pour s’affirmer et qui résonne en nous comme étant celle du communisme tel que Marx a entrepris de le penser ».

Alors que le mouvement social et ouvrier se trouve sur la défensive, la perspective qu’ouvre B. Friot et B. Vasseur suscite l’intérêt. Partant d’une critique de la démocratie parlementaire, elle pose comme décisive la question du travail et de la propriété. Elle fait appel à la mobilisation et à l’auto-organisation de celles et ceux « d’en bas » et prête attention aux mouvements sociaux émancipateurs apparus au cours des dernières années.

Pourtant, tout en multipliant les références à Marx, Friot et Vasseur rejettent la perspective tracée par lui et portée depuis par la tradition marxiste révolutionnaire : la nécessité pour la classe ouvrière ( le prolétariat, le salariat) de se mobiliser pour s’emparer du pouvoir politique, par la création d’un nouvel État. L’instauration de cet État (la classe ouvrière et ses alliés auto organisés) dont Marx a vu dans la Commune de Paris le premier et fugitif exemple, était, pour lui le moyen indispensable pour briser le pouvoir économique de la bourgeoisie et neutraliser les capacités de nuisance de l’État bourgeois. La transition vers une société communiste peut alors s’engager. La nécessité d’une contrainte sur l’ancienne classe dominante disparaissant, l’État, n’ayant plus de fonction, dépérirait. 

Malgré son apparence radicale, en éludant cette question, Le communisme qui vient tombe dans une version modernisée d’un réformisme ancien pour lequel « le but final n’est rien, le mouvement est tout ». 

 

Abolition du salariat ou salaire communiste ?

Bernard Friot aime cultiver les paradoxes. Selon lui, présenter la classe ouvrière comme classe dominée par le Capital, affirmer que, pour se libérer elle doit conquérir le pouvoir politique pour renverser l’ordre établi serait « nier » son rôle révolutionnaire et les contradictions au sein du capitalisme. La démarche « révolutionnaire », consisterait, à l’inverse, à engager une transformation graduelle au sein même du système. « Dans cette contradiction à l’intérieur même du capitalisme, une classe [la classe ouvrière] est capable d’instituer les alternatives. Il se crée même des alternatives durables contre laquelle la classe dirigeante, évidemment, se mobilise mais qu’il serait absolument irresponsable de ne pas promouvoir, de ne pas actualiser, de ne pas généraliser »3. La prise du pouvoir politique devient, dès lors superflue ou accessoire.

Qu’il soit possible d’imposer par les luttes et par des institutions de classe des conquêtes essentielles mais partielles (droits sociaux, sécurité sociale, etc.) est une chose. C’est même la condition de « constitution du prolétariat en classe » dont parle Marx. 

Qu’il soit possible d’étendre et de généraliser ces « conquis » en faisant disparaitre la domination du Capital et la « propriété lucrative » en est une autre. Les conquêtes sociales sont au contraire, selon les rapports de forces sociaux, sans cesse menacées et remises en cause. 

Pour Friot et Vasseur,  la clé se trouve dans la généralisation à tous les producteurs  d’un salaire non capitaliste, qui rémunère déjà les salarié·es de la fonction publique et les retraité·es4. « L’avance en salaire » par « création monétaire », ôterait à la bourgeoisie sa capacité à dominer le travail. Elle permettrait d’instaurer à la fois une « propriété d’usage » des producteurs sur leur entreprise ou leur lieu de travail ; tandis que la « propriété patrimoniale » serait transférée à des collectivités publiques.

La généralisation à l’ensemble du salariat du « salaire à la personne » permettrait d’instiller progressivement « du communisme » dans le système et « d’assécher » la part restante de production capitaliste.

Pour B. Vasseur, grâce aux « déjà là » le mot d’ordre de Marx d’abolition du salariat serait aujourd’hui dépassé et le salaire pourrait devenir « communiste » : « À son époque, le salariat était une invention du capitalisme et une manière de dominer la force de travail à laquelle on réduisait les humains. Par conséquent, il va de soi que Marx, penseur du communisme, en appelle à supprimer ce salariat-là. Il ne s’agit pas de supprimer le salaire mais ce qu’il y a de capitaliste dans le salaire. Un salaire accroché à la personne et non plus au marché ou au patron, c’est un salaire communiste »5.

Le capitalisme est un système unifié qui fonctionne autour d’institutions cohérentes : propriété privée, salariat, économie de marché généralisée et intégration dans le marché capitaliste international. Il existe, certes, au sein de cette société des activités économiques non capitalistes (tel que le travail reproductif gratuit des femmes dans la cellule familiale). Les luttes sociales peuvent imposer la sortie du marché des biens ou services, en socialisant partiellement ou totalement certaines activités et en les finançant par des cotisations sociales. Il n’en reste pas moins que la connexion entre les acteurs économiques s’effectue pour l’essentiel par le marché avec ses règles : la concurrence, la recherche du profit. Le système repose sur l’extorsion de la plus-value (travail gratuit) à un salariat ne recevant que le nécessaire à l’entretien de sa force de travail.

Ce système est cohérent, même s’il est traversé par les contradictions de classes. Il ne peut être remplacé que par une autre organisation cohérente mais antagonique : la planification consciente de la production et de la distribution décidée démocratiquement et mise en œuvre par les producteurs associés. Elle suppose la socialisation des grands moyens de production et d’échange et en conséquence l’expropriation de la classe dominante.

Comme le montre toute l’histoire du mouvement ouvrier, la classe dominante n’a aucune intention de se laisser déposséder sans réagir. Elle dispose de puissants moyens pour s’y opposer. Si elle se sent menacée, elle utilise à la fois les armes économiques (grève des investissements, chômage) et politiques  (les institutions et les corps de répression de son appareil d’État).

Affirmer, comme le font Friot et Vasseur, que le démantèlement du Capital peut s’effectuer en y introduisant « du communisme » par des moyens habiles relève de l’illusion. Quand le système capitaliste est menacé dans son fonctionnement, quand la bourgeoisie craint d’être dépossédée et de perdre son pouvoir un affrontement entre les classes devient inévitable. Une crise révolutionnaire s’ouvre dont l’un des protagonistes sort vainqueur. La classe bourgeoise s’y est préparée et dispose de moyens puissants. Pour lui faire face, l’addition et la convergence de toutes les contestations est nécessaire mais ne suffit pas. Dans cette « guerre sociale », une stratégie du mouvement social et ouvrier est indispensable, pour s’opposer à celle de la classe bourgeoise et conquérir le pouvoir. Elle doit s’incarner dans un outil politique (un parti) non pour « prendre le pouvoir » à la place et au nom des oppriméEs mais pour proposer, convaincre et mettre en œuvre cette stratégie, fondée sur l’auto- organisation de toute la classe exploitée et de tou·tes les opprimé·es.

C’est ce à quoi renoncent Friot et Vasseur, en tirant mal les leçons du stalinisme pour qui le parti se substituait à la classe sociale. Pour eux,« à l’heure où existent des conquis sociaux et où sont établis (même menacés) des déjà là communistes, le combat communiste n’est plus [l’était-il auparavant ?] l’exclusivité d’un ‘‘parti d’avant-garde’’ »6. La reconstitution consciente de la société humaine « ne peut vivre au contraire que par le rassemblement le plus large de celles et ceux qui ont à l’imaginer et à la construire en actualisant sans cesse les déjà là du communisme » 7.

Friot et Vasseur jettent ainsi le bébé avec l’eau du bain. Au dogme stalinien d’un parti prenant et exerçant le pouvoir à la place et au nom de la classe ouvrière, ils opposent la montée en puissance graduelle de « déjà là communistes ». Par leur dynamique propre ceux-ci suffiraient à venir à bout du capitalisme. Plus besoin dans ces conditions d’élaborer un projet stratégique, ni de reconstruire une force politique qui en soit porteuse. L’idée peut séduire dans le climat de défiance et de rejet des partis politiques. Elle ne répond pas aux urgences de la situation. Le double échec de la social-démocratie et du stalinisme rend certes la tâche difficile, elle ne justifie pas son abandon.

 

Où est passée la lutte de classe ?

La « lutte de classe », telle que l’entendent B. Friot et B. Vasseur n’est pas la résistance opposée par la classe ouvrière et l’ensemble des opprimées et exploitées au capital. Elle n’est le fait que des « initiatives communistes » alternatives au capitalisme : les « déjà là » qu’ils appellent à généraliser. Les grèves et actions des exploité·es et des opprimé·es n’ayant pas pour but revendiqué la contestation de la domination capitaliste sur le travail (c’est-à-dire l’immense majorité des luttes sociales) sont, selon eux, vouées à l’échec. Ils n’y voient qu’un moyen inefficace de « tenir au chaud » les colères, en attendant les échéances électorales.

Selon B. Friot et B. Vasseur, « Tous les débats et conflits collectifs, quel que soit leur objet, doivent être l’occasion de conquérir des droits en soutien à la propriété d’usage de l’outil »8.

Poser ainsi la question a pour effet de séparer et d’opposer l’action « communiste »et le mouvement réel de la lutte de classe. Cette déconnexion enlève toute perspective concrète à la volonté affichée « d’ancrer l’action sur les lieux mêmes du travail, avec les travailleurs concernés », et de « déplacer l’action syndicale sur ce terrain décisif »9.

Les échecs des mobilisations des dernières années, en particulier sur les retraites, n’amènent pas Friot et Vasseur à questionner la manière dont ces luttes ont été et sont menées, et à tenter de définir une autre stratégie pour passer de la défensive à l’offensive. Ils décident de quitter le terrain, pour préconiser une alternative illusoire.

 

De la défensive à l’offensive : une démarche transitoire

Pour avoir des chances d’être victorieuses, les luttes doivent être unitaires et rassembler le plus grand nombre. Dans une période où le Capital est à l’offensive, et où les contre-réformes se multiplient, il n’est pas étonnant qu’elles débutent le plus souvent sur des objectifs « limités » et « défensifs ». C’est seulement dans le cours de la lutte et par la lutte, si la victoire apparait possible que la conscience des salarié·es se modifie qu’il devient possible d’avancer des objectifs et de mener des actions mettant en cause la domination capitaliste. Pour nous, le rôle de militant·es se réclamant du communisme est de construire ces mobilisations, de les renforcer en contribuant à leur donner des structures démocratiques d’auto-organisation et non d’opposer les exigences immédiates, sur lesquelles elles débutent à des mesures et actions « communistes ». Il s’agit au contraire de favoriser le passage de l’une à l’autre en fonction de l’élévation de la combativité et de la prise de conscience. C’est ce que nous désignons dans la tradition de la 3e puis de la 4e Internationale comme stratégie et programme de transition, qui partant de revendications immédiates avance vers des revendications incompatibles avec le système pour déboucher sur la question du pouvoir.

Dans ses premiers ouvrages Puissance du salariat, Et la cotisations sociale créera l’emploi, Bernard Friot avait clairement situé les enjeux de classe autour de la Sécurité sociale. La cotisation sociale, partie socialisée du salaire, permet de ne pas couvrir seulement les frais de reproduction de la force de travail à son poste de travail (salaire direct) mais celle de l’ensemble du salariat (maternité, enfants, malades, chômeurs, personnes âgées et handicapées). Face aux contre-réformes libérales qui cherchent à ramener le salaire à son minimum, par la précarisation de l’emploi. B. Friot montrait alors en quoi la cotisation sociale était un enjeu de classe décisif dans la répartition entre salaires et profits, et en quoi, elle contribuait à constituer l’unité et la solidarité de classe.

Ces apports restent les nôtres, alors que l’assurance maladie et les retraites sont de plus en plus menacées, et que les réponses à de nouveaux besoins en termes de socialisation (« dépendance », alimentation) sont d’actualité. Il n’en est que plus regrettable de voir B. Friot quitter ce terrain de la lutte de classe réelle pour promouvoir l’illusion d’un « communisme déjà là ».

  • 1. Éditions de la Dispute, septembre 2024.
  • 2. Le communisme qui vient, page 9.
  • 3. Débat à la fête de l’Humanité sur Le communisme qui vient. L’Humanité des débats 17-19 janvier 2025.
  • 4. Considéré·es par B. Friot comme des « travailleurs » débarrassé·es de la contrainte capitaliste sur le travail.
  • 5. Débat à la fête de l’Humanité, ibid.
  • 6.  Le communisme qui vient, p 120.
  • 7. Idem p 121.
  • 8. Idem p 177.
  • 9.  Idem p 177.