Les questions du parti, de l’État et la stratégie révolutionnaire ont toujours été l’objet de grandes controverses parmi les marxistes, particulièrement dans les 20 premières années du 20e siècle au sein de la social-démocratie russe.
Dès les premières années du 20e siècle, deux questions importantes furent au cœur des débats de la social-démocratie russe : les questions d’organisation du parti notamment dans la suite du Que Faire de Lénine de 1902, puis lors des débats du 2e congrès du POSDR de 1903 qui amena à la première séparation au sein du parti entre mencheviks et bolcheviks. Pour Lénine, la conception du parti est liée à l’analyse de la société russe et aux tâches des marxistes révolutionnaires : soutien à la bourgeoisie démocratique ou action indépendante des communistes pour le renversement révolutionnaire et imminence de cette crise révolutionnaire. Ce sont ces débats qui amenèrent non seulement à une séparation dans le parti, mais aussi à des débats croisés entre, notamment, Lénine et Trotsky qui partageaient la même préoccupation, fondamentalement, face aux mencheviks : le regroupement de l’avant-garde ouvrière dans un parti centralisé, démocratique, agissant de façon militante au sein du prolétariat, outil de l’indépendance de classe face à « l’actualité de la révolution » pour préparer à faire aboutir la révolution prolétarienne. Se forgèrent à l’époque des positions théoriques, des cadres d’analyses dont beaucoup restent encore fonctionnels aujourd’hui pour les marxistes-révolutionnaires, même si beaucoup de paramètres ont profondément changé.
Lorsqu’éclate la révolution russe de Février 1917, apparaissent à la fois la preuve par les faits de l’efficacité de la construction de la fraction bolchévik depuis 1912, la faillite de la politique des mencheviks et en même temps la confirmation des thèses avancées par Trotsky depuis 1902 fixant le caractère prolétarien de la révolution dans le cadre de la révolution permanente. En 1917, se reposent toutes les questions présentes chez les marxistes, depuis la « répétition générale » de 1905.
Les trois conceptions de la révolution russe
Léon Trotsky résumera les diverses positions présentes à la veille de 1905 en Russie, notamment celle de mencheviks, de Lénine et la sienne : « L’attitude des mencheviks vis-à-vis de la révolution peut être résumée ainsi : la victoire de la révolution bourgeoise russe est uniquement concevable sous la direction de la bourgeoisie libérale et doit remettre le pouvoir aux mains de celle-ci. Le régime démocratique va alors permettre au prolétariat russe de rattraper ses frères […] d’Occident sur la voie de la lutte pour le socialisme avec des chances de succès incomparablement plus grandes qu’avant »1. Les mencheviks pensaient notamment que la paysannerie soutiendrait la bourgeoisie pour la mise en place d’un programme de réforme agraire, de suppression de la grande propriété et de mise en place des droits démocratiques. Mais l’abolition du servage en 1861 avait surtout créé une petite classe de paysans riches exportateurs, et une grande masse de paysans prolétarisés sur de petites parcelles ou sans terre. Tout cela fut aggravé par les réformes de Stolypine en 1906 mettant les terres communales à la disposition des paysans riches. Loin de créer une vaste paysannerie petite-bourgeoise, l’émancipation tardive des paysans du servage, cumulée au début du capitalisme, rendit caduque cette supposée alliance de la bourgeoisie et de la paysannerie (comme elle avait pu se réaliser en France dans la deuxième moitié du 19e siècle). De même, elle rendit caduque la vision idyllique des grandes communautés paysannes sublimant la phase capitaliste. Trotsky résume ainsi la position de Lénine : « la bourgeoisie retardataire de la Russie est incapable de parachever sa propre révolution. La victoire complète de la révolution au moyen de la ’dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie’ purgera le pays de ses restes médiévaux, imprimera au développement du capitalisme russe le rythme du capitalisme américain, renforcera le prolétariat des villes et des campagnes et ouvrira de larges possibilités à la lutte pour le socialisme. D’autre part, la victoire de la révolution russe donnera une impulsion puissante à la révolution socialiste de l’Occident, […] permettra également au prolétariat russe de parvenir à la conquête du pouvoir »2. Enfin, Trotsky détaille sa propre position, celle de la révolution permanente : « La victoire complète de la révolution démocratique en Russie est inconcevable autrement que sous la forme d’une dictature du prolétariat appuyée sur la paysannerie. La dictature du prolétariat qui mettra inévitablement à l’ordre du jour, non seulement des tâches démocratiques mais aussi des tâches socialistes, va en même temps donner une impulsion à la révolution socialiste internationale. Seule la victoire du prolétariat en Occident garantira la Russie d’une restauration bourgeoise et lui assurera la possibilité de mener à bien l’édification socialiste »3. Trotsky considère en conclusion « l’homogénéité des deux dernières conceptions dans leur contradiction inconciliable avec la perspective libérale-mencheviks et la différence tout à fait essentielle entre elles sur la question du caractère social et les tâches de la ’dictature’ qui naîtra de la révolution. […] Dès le début de 1917, Lénine, en lutte directe avec les plus anciens cadres du parti, fut obligé de changer la perspective ».4
De 1912 à 1917, le parti bolchevévique se développa comme parti indépendant, même si de nombreuses passerelles persistèrent entre les différentes fractions, tant dans la diaspora russe, qu’en Russie. Paul Le Blanc, militant et historien américain, décrit5 le développement des bases programmatiques du parti et son développement militant de la façon suivante : après 1907, le parti souffrit à la fois d’un recul des luttes et de la féroce répression du gouvernement Stolypine qui visait aussi à désamorcer la colère sociale en s’attaquant lui-même aux vestiges du féodalisme. Bénéficiant aussi du développement industriel rapide de la Russie, les noyaux militants se développent autour de trois mots d’ordre : la journée de travail de huit heures, la confiscation des propriétés foncières et la république démocratique. Deux historiens l’un allemand, l’autre britannique, Dietrich Geyer et Robert Service, cités par Le Blanc, rapportent le développement très important des grèves ouvrières avant 1914, leur caractère radical, reprenant les mots d’ordre bolchéviques et témoignant de l’influence militante du parti. Selon le bureau de la 2e Internationale, en 1914, l’hebdomadaire bolchévique la Pravda se diffusait à 240 000 exemplaires et Luch, celui des mencheviks, à 96 000.
La révolution de février 1917 : une révolution bourgeoise ?
En février 1917, la première révolution russe éclate. Le 23 février (8 mars, calendrier grégorien), « journée internationale des femmes » à Petrograd6, les ouvrières du textile se mettent en grève sur leurs conditions de travail, leurs salaires et le manque de nourriture. Le comité du rayon inter- ouvrier de Vyborg (le grand quartier des ouvriers d’industrie de Petrograd), dirigé par une aile bolchevik radicale est contre cette grève. En solidarité, une masse d’ouvriers bolcheviks, mencheviks et SR suivirent. 90 000 grévistes, hommes et femmes ce jour-là, des plus grandes entreprises de Vyborg et de Petrograd. Le lendemain, la moitié des ouvriers industriels font grève. Le mot d’ordre « Du pain » est écarté ou couvert par d’autres formules « à bas l’autocratie », « à bas la guerre ». En deux jours, la grève se généralise, les cosaques fraternisent avec les grévistes face à la police. Ce n’est que le 25 que le comité du parti bolchévique sort un tract d’appel à la grève générale mais « la grève générale tournait déjà toute en insurrection armée, la direction observe de son haut, hésite, retarde, c’est-à-dire ne dirige pas, elle est à la remorque du mouvement »7. Le jour suivant, les quartiers ouvriers sont entièrement contrôlés par les grévistes et, le 27, les régiments mettent crosse en l’air et se rallie à l’insurrection. Dans la journée, les prisons sont ouvertes et le Palais de Tauride, siège du parlement (la Douma d’État) est occupé. Un « état major de guerre insurrectionnelle » est mis sur pied. Dans les deux jours suivants, la révolution s’étend à Moscou et les principales villes de l’empire russe. Trotsky pose la question « Qui donc a guidé la Révolution de Février ? […] Des ouvriers conscients et bien trempés qui, surtout, avaient été formés à l’école du parti de Lénine »8.
Forts de l’expérience de 1905, les révolutionnaires mettent sur pied au soir du 27 février un Soviet avec des représentants de tous les partis socialistes. Notons que les ouvrières, à l’impulsion de cette révolution et en première ligne pour imposer aux soldats la fraternisation, ne figuraient pas dans celui-ci. Dans l’enthousiasme, il devient un soviet de députés ouvriers et soldats. Il décide et organise rapidement les approvisionnements de la ville, l’occupation de la Banque d’Empire, de la Monnaie. Peu à peu, il concentre les pouvoirs. Mais Trotsky note « alors que le pouvoir révolutionnaire se constituait à une rapidité fabuleuse, les socialistes qui se trouvaient à la tête du Soviet jetaient autour d’eux des regards inquiets, cherchant un véritable ’patron’. Ils estimaient chose toute naturelle que le pouvoir passât à la bourgeoisie »9. Lorsque, en catastrophe, des députés de la Douma d’État, dissoute le matin même par le gouvernement du tsar, crée un comité de la Douma d’Empire, pour sauver le tsar et le pouvoir bourgeois, le menchevik Soukhanov, membre du Soviet, déclare, soulagé : « le pouvoir qui vient remplacer le tsarisme ne doit être que bourgeois ». Ce fut la pathétique mise en pratique des débats et de l’orientation adopté par les mencheviks depuis 1903.
Que firent les bolcheviks présents au comité exécutif du Soviet ? Soukhanov dans ses mémoires affirme qu’à la réunion du 1er mars, le centre de la discussion porta seulement sur les conditions de la transmission du pouvoir : contre le fait même de la formation d’un gouvernement bourgeois, pas une seule voix ne s’éleva, bien qu’il y ait eu dans le Comité exécutif, sur trente-neuf membres, onze bolcheviks et sympathisants dont trois membres du centre de direction. Cette passivité qui s’étendit aux délégués bolcheviks du Soviet fut contredite par les réactions des militants, des ouvriers du comité bolchevik de Vyborg qui adopta le lendemain même une déclaration pour la prise du pouvoir par le Soviet. Dans la foulée cette résolution fut largement adoptée dans les assemblées ouvrières mais bloquée par le comité de Petrograd. La Pravda titrait « la tâche essentielle est […] d’instituer un régime républicain démocratique »
Pour l’indépendance de la classe
Lénine est à l’époque en exil forcé à Zurich, éditant Le Social-démocrate, secondé par Zinoviev. En désaccord total avec la ligne suivie à Petrograd par le parti, il commence le 7 mars l’envoi à la Pravda de ses Lettres de loin. La première lettre cible fondamentalement la nature impérialiste de la guerre et le rejet immédiat de la politique de Milioukov, ministre des Affaires étrangères du gouvernement visant à engager encore plus fortement la Russie dans la guerre impérialiste. Ensuite, il détaille l’alliance profonde entre les tsaristes vaincus et le gouvernement de Milioukov. Puis il pilonne « quiconque prétend que les ouvriers doivent soutenir le nouveau gouvernement afin de combattre la réaction tsariste trahit […] la cause du prolétariat »10. Si l’étape actuelle a vu la mise en place d’un gouvernement bourgeois, il exhorte à dénoncer ce gouvernement et son alliance avec le tsarisme et la bourgeoisie impérialiste. Il dénonce l’appel du Soviet de Petrograd à soutenir le nouveau gouvernement. Reprenant l’idée avancée par le Soviet de la mise sur pied d’un comité de surveillance, il se prononce pour la création d’une milice ouvrière pour exercer la surveillance du gouvernement provisoire par les ouvriers et les soldats. « La milice ouvrière étendue au peuple entier est le mot d’ordre juste de l’heure. » Lénine considère que l’étape est à l’organisation indépendante du prolétariat dans des soviets « organes de l’insurrection, organes du pouvoir révolutionnaire ». Prenant appui sur la Commune de Paris et l’expérience de 1905, il enjoint d’en finir avec l’État et que le prolétariat forme lui-même ses organes de pouvoir en refusant la remise en place de la police tsariste. Enfin, contre la guerre impérialiste, il dénonce les traités secrets signés par la Russie avec la France et l’Angleterre, alors que le gouvernement Goutchov-Milioukov poursuit cette politique. Dans sa dernière lettre, Lénine détaille les tâches pour préparer le passage du pouvoir des mains du gouvernement des capitalistes dans celles du gouvernement des ouvriers et des paysans. Il détaille donc le programme de démolition de la machine d’État, remplacée par les organismes d’administration prolétarien, le combat contre la politique impérialiste, la mise en œuvre de la confiscation de toute la grande propriété foncière, tout cela dans le cadre d’une politique de transition vers le socialisme.
De toutes ses lettres, une seule, la première, fut publiée en Russie par la Pravda. Entre-temps, le 17 mars, il envoyait aussi une lettre à Kamenev qui, avec Staline, dirigeait le parti bolchévique en Russie. Lénine avait appris que le gouvernement russe avec l’appui du soviet présentait la guerre impérialiste comme « une guerre de défense nationale ». Lénine écrit à Kamenev « je préférerais une scission immédiate avec n’importe qui de notre parti que de céder au social-patriotisme »11
Retourné en Russie, Lénine publiera, en son nom propre, dans la Pravda du 7 avril, les Thèses d’avril. Présentées à cette date au congrès du parti, elles avaient rencontré une hostilité générale, y compris de Zinoviev. Kamenev inséra une note avec leur publication disant qu’elles ne reflétaient pas l’opinion du parti. Les thèses de Lénine rejoignent les positions défendues par Trotsky sur la révolution permanente12. Il présente la situation comme transitoire et devant donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie. Il y défend la fraternisation sur le front, qu’il ne faut aucun soutien au gouvernement provisoire et explique que les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire, pour une république des soviets de députés ouvriers, salariés agricoles et paysans. Il revendique la fusion de toutes les banques du pays en une banque nationale unique placée sous le contrôle des soviets et enfin de prendre l’initiative de la création d’une internationale révolutionnaire.
Pour que le tournant des Thèses d’avril soit adopté par le parti, il faudra à Lénine un travail patient jusqu’à la tenue du congrès panrusse dix jours plus tard ; congrès qui rassemble des délégués de base. Cette nouvelle ligne du parti bolchévique sera la voie victorieuse vers la révolution d’Octobre 1917.
- 1. Léon Trotsky, Trois conceptions de la révolution russe, août 1939.
- 2. Ibid.
- 3. Ibid.
- 4. Ibid.
- 5. Norman Geras et Paul Le Blanc, Marxisme et parti 1903-1017 (Lénine, Luxembourg, Trotsky), Cahiers d’étude et de recherche IIRE n°14, 1990.
- 6. Saint-Pétersbourg change plusieurs fois d’appellation. Elle est rebaptisée Petrograd de 1914 à 1924, puis Léningrad de 1924 à 1991, avant de retrouver son nom d’origine à la suite d’un référendum en 1991. Nous prenons le parti d’écrire Pétrograd dans tout l’article.
- 7. Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe. Tome 1, 1930
- 8. Ibid.
- 9. Ibid.
- 10. Lénine, Lettres de loin, 1917.
- 11. cité par Léon Trotsky dans Histoire de la révolution russe, Tome 1, 1930.
- 12. Léon Trotsky, Bilan et perspectives, 195.