« Les masses ont besoin de temps et d’expériences pour se développer, et elles en ont seulement l’occasion lorsqu’elles ont un mouvement à elles, quelle qu’en soit la forme, pourvu que ce soit leur mouvement propre »1.
Engels, dans la continuité de son travail avec Marx, parlait ici de la nécessité que la classe ouvrière agisse en tant que classe, c’est-à-dire comme sujet politique indépendant, avec son propre parti, un « parti de classe » – à distinguer du parti révolutionnaire disposant d’une théorie et d’une stratégie spécifiques.
Il s’agit pour la classe de prendre conscience de sa propre existence, de s’exprimer en tant que classe en engageant une lutte politique contre les classes dominantes, une lutte capable d’entraîner une transformation de la société dans son ensemble. C’est la distinction entre la « classe en soi » – déterminée par les mêmes conditions matérielles d’existence – et la « classe pour soi » ; entre un prolétariat passif issu du développement même du capitalisme, et un prolétariat uni dans la lutte2. Pour Marx, le parti a une fonction essentielle dans la révolution sociale mais il ne peut pas se placer au-dessus ou à l’extérieur, de la classe. Il est « l’instrument de la prise de conscience et de l’action révolutionnaire des masses »3. Il oriente, à chaque moment historique de la lutte des classes, l’action de la classe ouvrière vers sa libération par elle-même. C’est le sens que nous pouvons donner à la célèbre citation de Marx « l’émancipation de la classe ouvrière ne peut être que l’œuvre de la classe ouvrière elle-même ». Le parti ne saurait donc accomplir en son nom propre ce qui est la tâche « historique » de la classe.
Cependant, différents marxistes, de Marx à Bensaïd, insistent sur la nécessité, pour constituer une stratégie révolutionnaire pour le prolétariat, d’une élaboration scientifique, de la constitution d’intellectuels collectifs et d’une mise à distance du parti vis-à-vis de la classe, qui est influencée par l’idéologie dominante. Pour Bensaïd, « Lénine combat la confusion, qualifiée de ’désorganisatrice’, entre le parti et la classe ». Il faut donc articuler intériorité et extériorité à la classe.
Cependant, comme le précise Lukacs, la « fausse conscience » doit être étudiée comme « moment de la totalité historique à laquelle elle appartient, comme étape du processus historique où elle joue son rôle. Elle agit d’une façon à effacer la société comme totalité concrète, l’organisation de la production à un niveau déterminé du développement social et de la division en classes »4.
Il est donc capital d’observer et d’agir sur les mutations en cours dans le cadre de l’évolution du capitalisme : celui-ci s’impose d’une façon de plus en plus brutale et violente, en menaçant la possibilité même de reproduction des conditions de la vie humaine sur la planète. Les intérêts de la classe coïncident donc de plus en plus avec la préservation du vivant et rendent urgente la lutte totale contre le capital.
Crises multiples du capitalisme et mutations de la classe
Une série de facteurs ont provoqué le démantèlement et l’affaiblissement de la capacité d’organisation et d’action de la classe ouvrière : chute de l’URSS, réorganisation de la production et de la division internationale du travail, montée d’économies de service, délocalisations et surtout externalisations des activités productives, prolétarisation tendancielle du travail intellectuel dans les pays développés, individualisation des carrières et des tâches des salarié·es, émiettement des collectifs de travail… Autant de processus qui amplifient la crise de la conscience de classe en creusant davantage la distance entre les travailleuses et travailleurs et les organisations. La classe laborieuse subit en outre la pression constante de l’appareil de reproduction de l’hégémonie bourgeoise : management autoritaire, propagande médiatique, répression, privatisation des espaces publics et des lieux de rencontre, etc.
La classe ouvrière se trouve donc démunie face à l’ensauvagement du capitalisme, au retour des guerres impérialistes et génocidaires et au contexte de « polycrise du capitalisme »5 : crise de la croissance, des mécanismes de domination des bourgeoisies (institutions, dominations impérialistes…) et de l’effondrement des écosystèmes.
Des mouvements sans parti ?
Dans ce contexte, des mobilisations spontanées puissantes explosent d’une façon récurrente sans réussir à imposer une véritable alternative politique. Du Printemps arabe aux mouvements sociaux récents, en Équateur, au Chili, en Algérie ou encore en France avec les Gilets jaunes ou les retraites, on retrouve des traits communs : une certaine spontanéité dans la construction d’actions de masse dont le répertoire est souvent celui de l’occupation de l’espace public ou de l’insurrection, la participation importante de nouveaux militant·es, l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication pour la coordination et la médiatisation des actions et le refus de « récupération » de la part des organisations préexistantes. D’un autre côté, on a pu constater comment des processus très institutionnels comme les campagnes électorales (contre Bolsonaro au Brésil, en France avec la Constitution en 2005 et le Nouveau front populaire en 2024) peuvent aider le prolétariat à se constituer en classe.
Mais tous ces mouvements sont aussi marqués par la difficulté à solidifier durablement la conscience de classe, et c’est dû en particulier à la grande difficulté à s’extraire de l’aliénation et des habitudes de vie au sein du capitalisme, que seule la grève de masse peut produire. Dans tous ces mouvements récents, on voit des franges du prolétariat s’affirmer sur la scène politique, mais elles ne parviennent pas à s’inscrire sur la durée. Ainsi, les secteurs en lutte sortent de la scène politique et se retrouvent dans l’incapacité à construire, au-delà des moments d’explosion éphémères, des débouchés politiques concrets à même de modifier l’état des choses existant.
Alors que les mouvements progressistes semblent condamnés à l’impuissance, les acteurs postfascistes s’imposent de plus en plus dans la scène politique mondiale en développant un discours démagogique « antisystème ».
Désynchronisation et crise des partis
C’est comme si la contestation et la politique institutionnelle se construisaient dans deux espaces-temps différents et inconciliables, la première se heurtant constamment à la difficulté à influencer, voire à remplacer, la deuxième.
La tendance qui consiste à chercher la réponse à tous les problèmes évoqués dans l’absence d'un parti révolutionnaire ou d’un projet de société idéal est à notre sens insuffisante. S’il est évident que les processus de transformation révolutionnaire de la société ne peuvent pas faire l’impasse d’un espoir de changement, d’une élaboration politique et d’organisation de l’action collective, d’une stratégie et donc à terme d’un parti révolutionnaire, la question qui devrait être posée aujourd’hui est de quel parti le prolétariat a besoin dans la situation actuelle. Pourquoi les organisations existantes ne constituent-elles pas, pour les classes subalternes, une option et un outil pertinent pour agir ?
La construction d’un lien vivant et durable entre les masses et le parti nécessite une implantation et des espaces d’intervention susceptibles de contribuer à l’émergence de nouvelles mobilisations. Le parti ne peut pas prétendre se faire le porte-voix et le représentant d’un mouvement qu’il n’a pas vu venir, qui s’est construit en dehors de ses lieux d’intervention et dont les acteurs lui sont étrangers.
Les partis politiques et les syndicats font l’objet d’un discrédit et d’une méfiance au sein des masses, ils sont souvent considérés comme des appareils bureaucratiques ou institutionnels, détachés de leurs bases et incapables d’en représenter les instances et les revendications.
Face à cette crise des partis, nous pouvons identifier deux typologies de réponses erronées. La première tend à dissimuler la forme parti et les conflits des classes derrière une promesse organisationnelle « nouvelle » s’inspirant des approches du populisme, du regroupement autour d’un·e chef : ce sont les partis-mouvements comme La France insoumise et En Marche6, au moins lors de son émergence. Cette formule empire, par l’absence de démocratie, la distance entre les partis et les masses.
La deuxième réponse est celle des partis comme LO, le NPA-R ou RP, qui prétendent préserver la tradition du parti révolutionnaire. En ne prenant part aux jeux électoraux que sous une forme testimoniale et en se tenant à l’écart des fronts uniques, et donc de la bataille capitale pour l’unité de la classe, elles marquent une délimitation nette avec les organisations de la gauche réformiste et reprochent aux partis comme le NPA-A de confondre et tromper les travailleurs.
Afin d’éviter ces écueils, nous considérons le prolétariat comme une catégorie historique dynamique dont les contours ne sont pas figés. Bensaïd rappelle à ce propos que les classes et leur conscience de classe ne constituent pas un état figé et permanent, que ce sont les fruits de processus continus, médiatisés par les luttes politiques concrètes et les conditions historiques. À chaque instant, la conscience constitue le niveau de compréhension que le prolétariat a de sa situation économique, de ses intérêts communs, de son rôle subalterne dans le système social global qu’est le capitalisme et de son rôle particulier dans les changements sociaux.
Le parti, porteur de l’unité de la classe et d’une lutte totale contre le capitalisme
Le recul global du rapport de forces n’empêche pas pour l’instant les révoltes – mobilisations féministes contre les violences, mouvements écologistes contre les gros projets écocides, luttes anticoloniales, etc. – et celles-ci contribuent, malgré leur nature sectorielle et fragmentée, à reconstruire la conscience de la classe et de la nécessité d’un affrontement avec la bourgeoisie. Par exemple, en luttant contre la division genrée et l’exploitation du travail reproductif, en rendant visibles et inacceptables les violences qui font perdurer l’oppression systémique des femmes, les mouvements féministes questionnent la société capitaliste d’une façon structurelle.
Le rôle du parti est de produire une vision de cette totalité historique dans laquelle le prolétariat agit. Cela n’est pas simple car, dans le contexte de la société capitaliste néolibérale, tout pousse vers l’individualisation, la segmentation ou la personnalisation, dissimulant à chaque instant la vision de la totalité. La forme marchande est devenue de plus en plus invasive, elle pénètre tous les domaines au point d’influencer d’une façon décisive toutes les manifestations de la vie. Il s’agit là d’un changement qualitatif face auquel nous devons déployer des moyens d’expression puissants pour résister, pour construire une véritable contre-hégémonie qui prône la coopération, la solidarité, la force du collectif et de l’unité de la classe.
La conscience de classe doit être constamment réactualisée à travers les luttes sociales et politiques. Notre parti affirme donc une volonté de construire activement les luttes du prolétariat, dans les lieux de travail, dans les milieux féministes et LGBTI, écologistes, anticoloniaux, antifascistes, antiracistes… en participant à la construction d’une conscience unitaire qui permette, dans chaque secteur, de s’inscrire dans un processus de rupture avec la société capitaliste. Il s’agit de travailler au développement de mouvements autonomes avec une vocation unitaire c’est-à-dire en les concevant comme une étape de construction d’un mouvement global pour l’émancipation du prolétariat.
Plus que jamais, le combat pour l’unité devient une question éminemment stratégique. Il implique un engagement constant, là où il y a un enjeu pour la construction de la conscience de classe, dans la construction de fronts uniques politiques, sociaux et syndicaux, dans la politisation des luttes économiques et la réalisation de campagnes unitaires. Pour ce faire, le NPA-A ambitionne d’être une organisation reconnue, qui pèse dans les rapports de forces et se montre capable d’impulser cette dynamique. Sans être opportunistes dans nos interventions, il faut donc à la fois construire les luttes et élargir et développer notre propre organisation et son lien vivant à la classe.
Gilets jaunes, retraites, NFP, luttes de l’automobile : vers la « classe pour soi »
La relation entre le parti et la conscience de classe est complexe ; elle ne se construit que dans et par l’action. Et le parti ne peut pas se limiter à attendre l’explosion spontanée des masses pour espérer pouvoir les diriger vers la révolution. Il ne peut pas les remplacer dans leur rôle de transformation historique ni les influencer en agissant de l’extérieur. Il constitue une partie, consciente et radicale, du mouvement de masse du prolétariat. Comme le rappelle Marx, « tout mouvement qui oppose la classe ouvrière en tant que classe à la classe au pouvoir et cherche à la vaincre par une pression de l'extérieur est un mouvement politique. Par exemple, la tentative faite dans une usine particulière ou bien encore dans un corps de métier pris à part, pour forcer certains capitalistes par des grèves, etc. à réduire la durée du travail, est un mouvement purement économique, par contre, le mouvement qui essaye d'arracher une loi sur la journée de huit heures, etc. est un mouvement politique. »7. Le parti doit donc, à chaque instant, impulser une dynamique qui va au-delà de la revendication immédiate et qui pose la question politique de l’alternative au capitalisme.
Concrètement, il s’agit pour nous de construire une dynamique unitaire à la base capable d’exercer une pression au sommet des organisations. Ainsi, bien que, dans de nombreuses villes, les comités locaux du NFP n’aient pas perduré au-delà des échéances électorales, celui-ci a montré la capacité de la classe à déjouer ce qui avait été annoncé comme une fatalité : la prise du pouvoir de l’extrême droite en France. Cette victoire, très partielle constitue tout de même une démonstration de force et un enseignement. La création rapide du front unique des gauches, de Hollande à Poutou, s’est appuyée sur l’expérience du front unique, politique et syndical, qui s’était mobilisé contre la réforme des retraites.
Malgré les défaites, ces luttes jouent un rôle crucial dans la construction de la conscience de classe. Les occupations des ronds-points dans le mouvement des Gilets jaunes, les ZAD pour les mouvements de l’écologie politique, la grève que nous devrions nous atteler à construire, constituent un répertoire d’actions et d’auto-organisations qui renforcement la conscience de la classe ouvrière.
Parmi les expériences de lutte du monde du travail, l’une des plus significatives est certainement celle de l’usine GKN de Florence. Suite au mail de licenciement de la multinationale britannique ayant laissé des centaines d’ouvriers et ouvrières de la métallurgie sur le carreau, une assemblée permanente a été instituée à l’intérieur de l’usine. Elle a permis la constitution de la société ouvrière de secours mutuel (SOMS) « Insorgiamo » (Insurgeons) et un « plan de réindustrialisation du bas »8 fondé sur la reconversion écologique de l’activité productive. Leur lutte a bénéficié d’un fort soutien des populations locales et des mouvements sociaux de la jeunesse en ouvrant la perspective d’un nouveau modèle de syndicalisme climatique.
Les luttes actuelles contre les licenciements dans l’automobile, en France, en Italie, en Allemagne, pourraient contribuer à faire entrer le mouvement social dans les usines. Pour nous, les occuper, les convertir, décider quoi produire, comment et avec quelles conditions, ce sont les perspectives d’action qui peuvent pousser beaucoup plus loin la tactique spectaculaire du désarmement des infrastructures nuisibles.
La classe pour soi se construit précisément à travers sa capacité d’action et d’auto-détermination, elle est une classe en mouvement, capable de produire une direction intellectuelle et morale et de se concevoir comme le moteur de transformation de l’Histoire.
- 1. Lettre de Engels à Sorge, in : Marx & Engels Collected works, Vol. 47,: 1883 — 1886 (New York: Progress Publishers, 1995), p. 532. (traduction des auteurs).
- 2. Karl Marx, Misère de la philosophie, MEGA, vol. 6, p. 226.
- 3. Mickael Löwy, La théorie marxiste du parti. Actuel Marx, n° 46(2), 27-51, 2009.
- 4. Georg Lukács, Histoire et conscience de classe. Éditions de minuit, 1960, p. 72.
- 5. Norbert Holcblat, La polycrise du capitalisme. Éléments sur la situation économique, Contretemps, 26 septembre 2023.
- 6. Rémi Lefebvre, Que sont devenus les partis-mouvements ? La France insoumise et La République en marche depuis 2017. Esprit, Février-Mars 2022, pp. 167-178.
- 7. Lettre de Marx à Bolte (23 novembre 1871), in Karl Marx et Friedrich Engels, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt (1875).
- 8. voir le reportage sur l’expérience de la lutte de l’usine GKN, Ex GKN: due anni di assemblea permanente sur Youtube.com.