Publié le Mercredi 22 avril 2020 à 09h32.

Les lendemains de la crise

Il n’y a plus de doute sur la profondeur de la crise que nous vivons. Elle va accroitre le chômage et la misère sociale dans les pays capitalistes développés mais surtout dans les pays dominés. Elle constitue un défi lancé à toutes les forces anticapitalistes.

Au-delà de l’analyse du moment présent, il s’agit de réfléchir et si possible d’anticiper sur la mise en œuvre de nouvelles modalités de domination capitaliste, tout en cherchant à tirer profit de la révolte que la crise suscite dans de larges fractions populaires pour faire évoluer le rapport de forces et organiser des résistances, voire d’ouvrir des brèches susceptibles de s’élargir à terme sur des perspectives révolutionnaires. Sur tous ces points, il peut y avoir des débats, comme en témoignent les articles de ce dossier.

Le « monde d’après » est à la mode : de divers côtés (y compris de ceux qui s’accommodaient parfaitement de la situation d’avant-crise, voire en tiraient profit), on nous susurre que le règne sans frein des marchés, la mondialisation, c’est fini et qu’on va passer à autre chose qui sera meilleur : Macron est allé jusqu’à parler de « jours heureux ». Une chose est cependant sûre : le capitalisme ne s’effondrera pas de lui-même sous le poids de ses contradictions économiques et jamais les dominants ne renoncent à leur pouvoir et au profit qu’ils en tirent (sauf s’ils entrevoient une possibilité de les préserver à l’instar des dirigeants des sociétés bureaucratiques d’URSS et d’Europe de l’Est dans les années 1980 et 1990).

Dans un texte récent en deux volets1, l’économiste et sociologue marxiste Alain Bihr envisage trois scénarios pour le futur : la poursuite du néolibéralisme, un tournant de type social-démocrate et l’ouverture de brèches vers une rupture révolutionnaire. Cet article distingue, lui, quatre trajectoires potentielles à partir de la situation actuelle.

Le scénario de Macron et des principaux dirigeants capitalistes

C’est le scénario du « mauvais moment à passer » avant le retour à la « normale » comme après 2008. Il y a aura des morts, beaucoup de chômage, des entreprises feront faillite mais l’économie redémarrerait. Comme l’a dit le directeur général de Safran (aéronautique) : « Quand on regarde les crises précédentes, en 2001 ou en 2008, par exemple, cela a pris plus ou moins de temps, mais la croissance est revenue en ligne avec les prévisions initiales. […] Après la crise, les choses devraient redevenir telles qu’elles étaient. » Même si cette déclaration vise à rassurer les actionnaires et à se faire bien voir de l’État français, elle est significative des espérances de ce type de dirigeants.

L’économie repartirait donc plus ou moins doucement, sans transformations majeures, avec sans doute quelques redéploiements des chaînes de production (pour réduire la dépendance vis-à-vis de la Chine) et un peu plus de capitalisme d’État et quelques dépenses supplémentaires dans la santé. Des capacités de production excédentaires seraient éliminées, ce qui agirait favorablement sur le taux de profit, les entreprises survivantes se restructureraient et renouvelleraient leur équipement tandis que le chômage resterait à des niveaux élevés.

La dette publique poserait un problème sur lequel on discerne déjà des divergences entre ceux qui, comme le gouverneur de la Banque de France, insistent sur le fait qu’elle devra être remboursée (déclaration du 19 avril dernier au Journal du dimanche) et ceux qui, comme le « prix Nobel » d’économie Jean Tirole (par ailleurs parfaitement néolibéral), échafaudent des mécanismes pour éviter que ce remboursement n’étouffe la croissance future. Ce premier scénario serait bien sûr lourd d’une nouvelle crise, mais du temps serait gagné du point de vue des maîtres du monde.

Emmanuel Macron et les autres dirigeants capitalistes font le pari que les mécontentements accumulés ne seront pas suffisants pour les bousculer sérieusement. Ils ont bien l’intention de ne pas renoncer à l’essentiel du néo­libéralisme. Les bonnes paroles de Macron ne valent pas plus que le discours de Sarkozy à Toulon en septembre 2008 : « Une certaine idée de la mondialisation s’achève avec la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir. L’idée de la toute-puissance du marché qui ne devait être contrarié par aucune règle, par aucune intervention politique, était une idée folle. L’idée que les marchés ont toujours raison était une idée folle. » Une fois la crise passée, rien n’avait changé.

Les mesures prises en France et dans les autres grands pays capitalistes sont entièrement (à l’exception de mesures sociales limitées et de quelques crédits supplémentaires pour la santé) orientées vers ce scénario. Il faut que les entreprises tournent même si c’est au péril de la santé des travailleurEs. Et, une fois le pic de la crise passé, les mesures de l’état d’urgence seront sans doute maintenues pendant un certain temps au nom de la nécessité de reconstruire l’économie française face à la compétition internationale. Tandis que les pouvoirs se préparent à gérer de façon musclée la contestation sociale comme en témoignent les appels d’offres lancés en mars par la gendarmerie et la police françaises pour acquérir des drones et des « aérosols lacrymogènes ».

Dépression longue et désordre mondial

La profondeur de la crise actuelle rend possible un autre scénario. L’autre hypothèse extrême est celle d’une pandémie par vagues et/ou d’une crise financière d’ampleur, qui perpétueraient l’embolie des circuits économiques, bloqueraient un temps le redémarrage, et susciteraient une accumulation de rage et de mécontentement dans la population. Dans ce cas, il serait difficile de repartir « comme avant » bien que des capacités de production excédentaires aient été éliminées. Ce serait d’autant plus le cas si s’amplifiaient les tensions internationales et ce n’est pas improbable : « La pandémie est la continuation, par d’autres moyens, de la lutte entre puissances » a ainsi déclaré au Monde du 20 avril Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères : même s’il s’agit pour lui de défendre la politique présidentielle, il est tout à fait exact que les différents impérialismes cherchent à placer leurs pions pour la nouvelle configuration du monde.

Pour gérer la crise qui perdurerait et pourrait connaître de nouveaux rebondissements et faire face au mouvement populaire, les différentes bourgeoisies se défendraient pied à pied, mettant en œuvre des formules politiques encore plus autoritaires qu’aujourd’hui, et ce qui se passe en Hongrie aujourd’hui en donne une idée2.

Si le mouvement ouvrier ne se montrait pas à la hauteur des enjeux, le risque serait que dans une fraction de la petite-bourgeoisie, voire des classes populaires, monte ce que Trotski en septembre 1930 appelait le « désespoir contre-révolutionnaire » et donc l’emprise de l’extrême droite.

L’hypothèse social-démocrate

Il ne s’agirait pas d’un retour de la social-démocratie traditionnelle mais d’une situation où, comme après la crise des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale, le capitalisme se remettrait en selle en rompant plus ou moins partiellement avec le modèle néolibéral, en relocalisant certaines productions, en réhabilitant les services publics et en faisant des concessions aux travailleurEs.

Pour qu’un tel scénario se concrétise, il faudrait des mouvements sociaux suffisamment forts pour faire peur à la bourgeoisie, mais pas assez puissants pour ­renverser sa domination.

Alain Bihr, qui introduit cette variante la juge improbable. Ainsi, outre ses conditions sociales et politiques, la stabilisation d’un tel scénario se heurterait à la faiblesse des gains de productivité du capitalisme actuel : contrairement aux années 1950 et 1960, « les gains de productivité ne seraient sans doute plus suffisants pour financer à la fois la valorisation du capital (via les profits), la hausse des salaires réels et la hausse des dépenses publiques ».

Des brèches propices à l’action révolutionnaire ?

Comme cela a été souligné plus haut, la crise est profonde : la conjonction du coronavirus et du recul économique (sans oublier la question écologique) manifeste l’absurdité de ce mode de production. Elle laisse entrevoir qu’un autre monde est nécessaire et souhaitable. Pour de larges secteurs de la population mondiale, les conséquences matérielles de la crise seront immédiates et durables.

Cela peut créer les conditions de luttes permettant l’ouverture de brèches par lesquelles pourraient éventuellement s’engouffrer les forces sociales et politiques œuvrant à une rupture révolutionnaire. Ce serait dur, les forces bourgeoises y sont d’une certaine façon largement plus préparées que les courants anticapitalistes et révolutionnaires dont l’écho reste aujourd’hui limité et qui devraient se hisser à la hauteur des enjeux programmatiques et organisationnels de la période. Nous sommes certes loin du compte mais « Il faut rêver ! », écrivait Lénine en 1902 alors que toute perspective révolutionnaire semblait utopique en Russie.

Dans tous les cas, la lutte des classes sera un élément déterminant. Pour citer encore Trotski en septembre 1930 (un an après le déclenchement de la crise de 1929) : « Toute situation de crise contient des facteurs importants d’indétermination. Les états d’esprit, les opinions et les forces […] se forment dans le processus même de la crise. Il est impossible de les prévoir à l’avance de façon mathématique. »