Publié le Samedi 3 mai 2025 à 15h00.

« Une librairie “wokiste”, c’est une belle manière de continuer la politique »

Entretien. Début avril, la presse a annoncé que Philippe Poutou et sa compagne, Béatrice Walylo, reprenaient la librairie Les 400 coups, à Bordeaux. L’Anticapitaliste a voulu en savoir plus. 

Comment ce projet de librairie qui ouvre le vendredi 2 mai a-t-il mûri ?

C’est un gros coup de bol. Nous participions en décembre dernier à une rencontre sur la révolte en Kanaky dans une librairie du centre-ville de Bordeaux que nous ne connaissions pas. À la fin de la rencontre, nous avons discuté avec la très sympathique libraire, Isabelle, qui nous annonce qu’elle part à la retraite le 1er avril. C’est seulement quelques jours après, en revenant pour acheter des cadeaux de Noël, qu’on en reparle et que ça tilte dans nos têtes. Comme c’est une toute petite librairie (30 m2) avec un petit chiffre d’affaires, le fonds de commerce qui est proportionnel, nous apparaissait accessible. Et voilà, c’est ainsi qu’a commencé l’aventure. Depuis on ne pense qu’à ça, on ne fait que ça… ou presque. On a eu quelques petites angoisses, on ne savait pas du tout comment allait se dérouler la suite : payer les services d’un cabinet comptable et de notaires, négocier avec la banque, contacter la jungle du monde des livres (plateforme logistique, distributeurs, diffuseurs, maisons d’édition, ouvrir des comptes…). Nous avons aussi commencé à faire connaissance avec le milieu des libraires, globalement très accueillant et coopératif. Des libraires comme à Rennes (La nuit des temps) ou à La Souterraine (L’apothicaire) se sont montréEs disponibles pour nous aider et conseiller. Et bien sûr nos amiEs de Libertalia qui nous ont soutenuEs dans ce projet et qui ont contribué à notre petite formation. Heureusement, car on part de très loin. C’est simple on n’y connait rien.

Début avril, le Figaro titrait ainsi : « Philippe Poutou ouvre une librairie à Bordeaux et se retirera bientôt de la politique ». Que pensez-vous de cette conception de la ­politique… et du travail ?

Nous avons été surpris par l’écho médiatique relativement important. Il faut préciser que nous avons refusé toutes les interviews, des journalistes locaux ou nationaux, à part celle d’Anne Crignon, journaliste au Nouvel Obs que nous connaissons et apprécions notamment pour son très bon récit sur la grève des sardinières de Douarnenez en 1924 (Une belle grève de femmes aux éditions Libertalia). Dans les articles des médias, il y avait de la surprise, de la curiosité mais aussi des remarques ironiques, mêlées d’hostilité comme au JDD ou au Figaro. C’est rigolo de les voir ainsi ne pas pouvoir s’empêcher de dénigrer en présentant Philippe comme le type qui devient patron, quasi gros-capitaliste, sous-entendu qui renierait ses idées luttes de classes. Cette presse développe l’idée qu’en devenant libraire, on abandonnerait la vie politique. Bizarre comme conception ! Comme si nous n’étions pas depuis toujours militantEs politiques, tout en bossant par ailleurs (ouvrier chez Ford, professeur des écoles). En fait, eux voient la politique comme un métier : on y fait carrière, on en vit. C’est vrai que c’est la pratique des éluEs qui deviennent politiques professionnels, mais ce n’est pas notre cas. Par contre, nous allons pouvoir allier vie professionnelle et vie militante, puisque nous allons pouvoir contribuer à la défense, à la circulation des idées anti­capitalistes, des luttes féministes et LGBTI, antiracistes, anticoloniales, écologistes, des combats contre toutes les formes d’oppression ou de domination. En vrai, une librairie « wokiste », c’est une belle manière de continuer la politique.

La politique, ce n’est pas seulement être éluE. Vous êtes d’accord ?

Pour beaucoup, ne pas être candidatE à une élection, ou ne plus être éluE, ne plus participer au jeu institutionnel et au calendrier électoral, c’est ne plus faire de politique. Alors que pour nous faire de la politique, militer, c’est sur le terrain des luttes, dans les manifestations, dans la rue, sur les places, les ronds-points ou encore autour des bassines ou bien aux frontières pour la liberté de circulation. 

Nous allons ajouter comme lieu de pratique politique, la librairie. À côté, nous avons nos activités municipales et métropolitaines (Philippe en tant qu’élu, Béatrice en tant que collaboratrice) pendant près d’un an encore. Cela ne sera pas simple, mais avec notre petite équipe, nous allons batailler jusqu’au bout dans ces enceintes institutionnelles, si peu démocratiques, si peu faites pour nous. Nous pouvons y faire entendre la dénonciation des inégalités et injustices sociales ; nous y faisons exister notre camp social, celui des oppriméEs, des dominéEs. On peut se le dire, nous continuerons à militer, lutter, résister, de la manière que nous pourrons, le mieux possible.

Par ailleurs, Philippe, tu continues d’être militant, de te déplacer dans des meetings, des rencontres et des manifestations…

Oui, d’ailleurs nous le faisons souvent à deux, même si c’est souvent compliqué de pouvoir se déplacer avec toutes les contraintes du quotidien. Nous allons notamment retrouver les camarades de l’Aude pour la manif à Narbonne contre l’extrême droite, le 1er Mai. Récemment, nous étions en Belgique pour rencontrer des camarades syndicalistes autour de la ville de Verviers (proche de Liège). Prochainement, nous rencontrerons des militantEs de la gauche luxembourgeoise. Les échanges, les rencontres avec des camarades du NPA-A et aussi les initiatives unitaires avec d’autres organisations, politiques, syndicales, associatives, c’est basique et fondamental pour construire et renforcer des liens humains et militants, pour garder le moral aussi. Et nous continuons, bien sûr, de militer avec nos camarades bordelais.

Reprendre une librairie et la faire vivre, n’est-ce pas un choix ­éminemment politique ?

Il devenait urgent pour Philippe de trouver un emploi. Contrairement à ce qu’affirme Macron, il ne suffit pas de traverser la rue pour trouver un emploi. C’est beaucoup plus compliqué, surtout quand ça licencie partout, quand ça supprime des emplois dans tous les services publics. Il est apparu donc cette opportunité de « créer » notre propre emploi. Mais pas n’importe comment. En effet, une libraire est certes un lieu de vente, mais c’est aussi un lieu culturel et donc politique. Il y a les livres et les rencontres avec des autrices et auteurs, pour échanger sur les sujets de société, sur les luttes, les résistances populaires, sur nos rêves de révoltes et de transformation du monde. Nous espérons que nous réussirons à faire de notre librairie un endroit convivial, un lieu d’échanges. Ce sera quelque part une façon de militer différente, éloignée des enjeux de pouvoir, de concurrences si fréquentes dans les milieux militants. D’ores et déjà, des rendez-vous sont programmés : Olivier Besancenot (c’était facile !), l’universitaire Joseph Daher, Guillaume Meurice et Éric Lagadec (en mai), Hervé Le Tellier, Monique Pinçon-Charlot, le linguiste Philippe Blanchet, l’historien Dominique Pinsolle (en juin). Il y aura même du café, c’est dingue !

Nous vous souhaitons la pleine réussite de votre projet, de belles rencontres… et toujours plus de politique. 

Propos recueillis par la rédaction