De 1955 à aujourd’hui, on observe une permanence des recours à la loi d’urgence dans la gestion des crises politiques et sociales, avec certes quelques adaptations des textes, mais une constance dans la volonté des gouvernements successifs à nous habituer à vivre dans une république autoritaire et policière.
Le 3 avril 55, adoptée pour l’ensemble du territoire français, la première loi sur l’état d’urgence a pour fonction de s’appliquer en Algérie afin de mater le FLN et de légaliser la terreur contre des populations tentées de s’y rallier.
Une loi pour faire face à la guerre en Algérie
Elle permet la mise en œuvre de mesures d’exception. Ainsi, elle donne les pleins pouvoirs aux préfets et au gouverneur général en Algérie, organise le contrôle disciplinaire des populations. De nombreuses libertés individuelles et collectives sont supprimées : couvre-feu, réglementation de la circulation et du séjour dans certaines zones, interdiction de séjour, assignation à résidence chez soi ou dans des zones choisies par le pouvoir, interdiction de séjour, fermetures de lieux publics et de cafés, interdiction de rassemblements, perquisitions, interrogatoires, contrôle des médias. La juridiction militaire devient compétente pour juger de crimes et de délits relevant de la cour d’assises.
Cette loi s’inscrit dans les pratiques du régime colonial. Plusieurs de ses prérogatives s’appliquaient déjà, notamment les arrestations arbitraires d’Arabes, ou leur assignation à résidence dans des lieux choisis par le pouvoir et pour une durée indéterminée. L’application de cette loi, jamais abrogée, cesse trois mois plus tard, mais elle ouvre la porte à la loi dite des pleins pouvoirs votée en mars 1956 qui, sous couvert d’obtention de renseignements, légalise assassinats, tortures et viols.
L’État fort
De Gaulle banalise la pratique de l’état d’exception, et l’état d’urgence s’applique presque sans interruption pendant toute la durée de la guerre d’Algérie. Dans le même temps, le chef de l’État utilise l’article 16 de la Constitution qui lui donne les pleins pouvoirs afin de décider seul la prorogation de l’état d’urgence et d’en décréter la fin par ordonnance le 31 mai 1963. Le Parlement est alors dessaisi du pouvoir législatif et la justice de celui de juger. Sur les mesures supplémentaires adoptées, il y a le prolongement de la garde à vue jusqu’à 15 jours et la création de « l’internement administratif ».
Si entre 1958 et 1963, l’état d’urgence est décrété, en particulier contre les généraux putschistes, puis contre les criminels de l’OAS, toutes les mesures de la loi de 1955 s’appliquent également. Ainsi, l’interdiction de manifester pénalise lourdement les militantEs pour la libération de l’Algérie, comme à Charonne le 8 février 1962. De plus, l’état d’exception favorise un climat ouvertement raciste, qui aboutit de manière terrifiante le 17 octobre 1961, à l’assassinat de centaines d’Algériens manifestant dans la dignité, jetés dans la Seine par des forces de police.
Un outil contre les révoltes légitimes, ici et là-bas
En Kanaky, le 12 janvier 1986, lors du conflit violent entre pro et anti- indépendantistes, éloi Machoro est tué par le GIGN. Pisani, nommé Haut Commissaire avec mission de ramener l’ordre, décrète l’état d’urgence. Cette nouvelle loi sera appliquée avec toute la violence du néocolonialisme contre des centaines de Kanaks arrêtés, brutalisés et « exilés » dans les prisons de l’hexagone. La loi sera étendue à Wallis-et-Futuna et en Polynésie.
Même en 1968, la loi ne s’était jamais appliquée spécifiquement sur le continent. Mais lors des émeutes dans les quartiers populaires de fin octobre 2005, celle-ci fut décrétée puis votée par le Parlement jusqu’en janvier 2006, pour 25 départements. Dans ses modalités d’application, elle insiste sur le couvre-feu, la multiplication des contrôles d’identité, et l’interdiction des rassemblements, même « au-delà de trois personnes » pour certains maires particulièrement zélés !
Sont non seulement visés des jeunes souvent issus de l’immigration néocoloniale, mais la loi d’exception devient concrètement le droit commun dans la gestion, voire la prévention, des conflits sociaux.
Constitutionnaliser l’exception ?
Qu’apporte la modification de Constitution actuellement en discussion ? Toutes les lois d’urgence ayant été jugées conformes à la Constitution, se poser cette question n’est pas inutile.
La nouvelle loi, si elle ne reprend pas la mise sous tutelle des médias, va bien plus loin puisque c’est le comportement suspect qui est réprimé et non plus l’activité. Constitutionnaliser ouvrira donc la possibilité de prolonger pendant 6 mois les mesures de l’état d’urgence sans avoir besoin de recourir une nouvelle fois au vote du Parlement.
Roseline Vachetta