Publié le Jeudi 9 mars 2023 à 15h00.

1995 : « L’organisation démocratique reste la condition d’une mobilisation solide et durable »

Le 15 novembre 1995, Alain Juppé, Premier ministre, annonce son « Plan » qui vise à étendre au secteur public l’allongement de la durée de cotisations pour la retraite qui s’applique au privé depuis les lois Balladur de 1993 et qui réforme durablement la protection sociale. Sa réforme des retraites est balayée par un mouvement de grèves qui paralyse la France pendant trois semaines. Dans plusieurs villes de France, les travailleurs se coordonnent, s’organisent, comme à Rouen où l’auto-organisation faisait de la ville un fer de lance de la mobilisation à l’échelle nationale. Christine Poupin, alors syndicaliste dans l’industrie chimique, se souvient pour l’Anticapitaliste.

En novembre-décembre 1995, on a parlé de « grève par procuration ». Si touTes ne faisaient pas grève, le soutien de la population aux grévistes était massif. Qui s’est mobilisé à ce moment-là, à Rouen en particulier ?

Dès le 10 octobre, la manifestation contre le blocage des salaires des fonctionnaires est puissante, à l’image du rejet de Chirac et du gouvernement Juppé. Des syndicats du privé, Renault Cléon et d’autres, y appellent.

Le mouvement contre le plan Juppé commence le 24 novembre. L’énorme manifestation est « chauffée » par un très gros cortège des cheminotEs. Le lendemain, alors que huit cars partiront de Rouen pour participer à la manifestation féministe, les roulants SNCF votent la grève reconductible et appellent « l’ensemble des travailleurs, des chômeurs, des jeunes à entrer en lutte à leurs côtés ». Ils sont rejoints par les autres cheminotEs et les travailleurEs du Centre de Tri PTT, puis par les Télécom, l’hôpital psychiatrique et le CHU, EDF et de nombreux secteurs de la fonction publique.

Dans les manifs de plus en plus nombreuses, si les fonctionnaires et assimilés sont de très loin majoritaires, il y a aussi d’importants cortèges de la métallurgie ou de la chimie et beaucoup d’autres salariéEs du privé, en grève sur ces journées.

Se conjuguent des grèves reconductibles très puissantes dans certains secteurs, une activité déterminée des grévistes pour étendre la grève au privé, relayée à l’intérieur par des équipes militantes et une solidarité extra­ordinaire de la population.

La détermination était forte à la base. L’unité syndicale était-elle alors au rendez-vous ? Comment étaient les relations entre syndicats à Rouen ? Et les syndicats avec leur confédération ?

La CFDT, qui refuse la remise en cause des retraites des fonctionnaires mais soutient le plan Juppé, quittera vite le front syndical et agira contre la grève. Des sections entières, en particulier à la SNCF, s’affrontent à la direction de la CFDT et participent activement aux intersyndicales.

Nationalement, seul SUD appelle à discuter de la grève en AG, la CGT, FO et la FSU n’appellent pas à la grève générale et adoptent la stratégie des « temps forts » des 5, 8, 12, 16 décembre.

Localement, les secteurs mobilisés, intersyndicales, AG ou syndicats s’emparent de ces journées comme de points d’appui pour construire et élargir la grève reconductible. Les grévistes, souvent avec les syndicats, interpellent les directions pour qu’elles appellent à la grève générale mais, sans les attendre, font ce que les confédérations, les UL (unions locales) et les UD (union départementales) se refusent à faire : propager la grève.

À Rouen, vous aviez un Comité unitaire d’organisation. Comment fonctionnait-il ? Qui regroupait-il ? Est-ce que ses décisions pouvaient entrer en contradiction avec celles des directions syndicales ?

Les roulants, riches d’une expérience d’auto-organisation depuis 1986, prennent l’initiative le 27 novembre d’appeler à une AG commune des différents secteurs SNCF en grève. Cette AG mettra rapidement en place le Comité unitaire d’organisation de la grève composé de représentantEs éluEs des AG de secteurs — qui chaque matin discutent et votent la grève — et des représentants des syndicats. Le Comité fait des propositions à l’AG-meeting de l’après-midi et organise l’activité des grévistes.

Alors que la grève interprofessionnelle s’étend, les secteurs mobilisés prennent l’habitude d’envoyer des délégations à la Fosse (lieu de l’AG) qui devient le cœur vivant de la lutte. Le Comité décide alors d’inviter des représentantEs de ces secteurs à discuter des initiatives à prendre. Ce rendez-vous regroupera jusqu’à une centaine de militantEs de la grève générale.

La contradiction avec la stratégie des directions syndicales éclate le 12 décembre quand elles manœuvrent pour empêcher l’encerclement de la Préfecture et le « forum des luttes » prévus par le Comité à la fin de la manifestation.

Nationalement, les directions confédérales gardent la main. Quand Juppé commence à reculer, FO et la CGT s’empressent de siffler la fin de la partie. Le mouvement gréviste reflue et pourtant la manifestation du samedi 16 décembre est la plus importante. Les cheminotEs empêchent les dirigeants ­syndicaux d’en prendre la tête.

Depuis d’autres contre-réformes sont passées malgré des mobilisations importantes, comme en 2010. Quels enseignements peut-on tirer de 1995 ? Est-ce que ce qui compte, c’est la conscience de nos intérêts communs et la confiance en notre force collective ?

S’il ne s’agissait pas d’un véritable comité de grève interprofessionnel — l’impulsion venant essentiellement des cheminotEs —, les liens tissés, l’expérience commune, la solidarité ouvrière en acte, l’intelligence collective en action ont constitué un outil efficace, une expérience humaine et militante inoubliable.

Elle est le fruit du rejet massif du gouvernement et de sa politique, combiné à un nouvel essor des luttes et mouvement sociaux : luttes ouvrières et étudiantes, mouvement altermondialiste, mouvement féministe… Elle est aussi, spécialement à Rouen, le fruit de la présence à la SNCF, au centre de tri, à l’HP d’équipes syndicales et/ou politiques (souvent proches de la LCR) qui ont préparé et construit l’auto-organisation en étant capables de prendre des initiatives qui correspondaient au moment politique et au niveau de combativité.

Aujourd’hui, cette organisation démocratique reste la condition d’une mobilisation solide et durable, mais le scénario de 1995 n’est pas un modèle reproductible. Le courant significatif et implanté de militantEs anticapitalistes, en rupture avec le PS et le PCF, convaincuEs de la nécessité de la grève générale et de l’auto-organisation comme condition de sa réalisation, était largement un héritage de la période ouverte par Mai 68. Cette génération n’est plus dans les entreprises. Il faudra de nouvelles expériences pour forger de nouveaux outils.

Propos recueillis par Fabienne Dolet