Cet hommage d’Alexander Neumann, président du comité scientifique du CIPh, à son ami, dont il a traduit, en particulier, L’espace public oppositionnel pour la collection de Miguel Abensour, a été publié le 19 février sur le site du Collège international de philosophie.
Mon ami Oskar Negt est mort. Il approchait les 90 ans, bien entouré par Christine Morgenroth, professeure, psychanalyste, sa compagne, qui était aussi la gardienne de la dignité pendant ses dernières années de maladie incurable. Il laisse une œuvre de vingt volumes (aux éditions Steidl), autant que Hegel – comme il aimait à le rappeler –, et la forme éditée de ses cours à l’université Gottfried Wilhelm Leibniz de Hanovre. C’était un intellectuel d’une vivacité incomparable, animé d’un humour caustique et d’une joie de vivre récurrente, après avoir échappé au pire.
Oskar est né au milieu de l’été 1934, près de Kaliningrad, alors Königsberg, la ville natale de Kant, tout près de la mer Baltique. Il en avait gardé un léger accent chantonnant, le goût du poisson frais, du vin blanc et de la philosophie politique. Cet été 1934, la vie quotidienne à la ferme parentale n’avait pas encore été frappée par la violence déchainée du régime nazi. Oskar aimait dormir dans le foin, rêver ou contempler le ciel. Il raconte ces détails dans son essai autobiographique Überlebensglück, mais pour être capable de s’en souvenir, à 80 ans, pour qu’il parvienne à écrire cela, il a fallu que Christine l’aide de toutes ses facultés psychanalytiques, au cours d’un séjour à Vienne non loin du domicile de Sigmund Freud.
Les souvenirs sont terribles
Vers la fin de la guerre, les parents abandonnent les plus jeunes, les envoient à Königsberg en train régional, croyant pouvoir défendre à mains nues le domaine face à la puissante Armée rouge. Oskar et ses sœurs errent au milieu des bombardements et des combats, traversent péniblement la mer Baltique et se retrouvent enfin dans un camp de rétention sous l’autorité danoise.
Quand le monde s’effondre, les débris frappent même un héros, avait dit Hegel Horace. Le traumatisme de la guerre et de la violence nazie a fortement imprégné toute l’oeuvre de Negt, sans être nommé explicitement. Dans Histoire et subjectivité rebelle (Geschichte und Eigensinn), écrit avec Alexander Kluge, se trouve, par exemple, une réflexion au sujet de la famille en tant qu’ensemble de terreurs (Familie als Terrorzusammenhang). Je le lis aujourd’hui comme une conceptualisation de l’expérience déchirante de 1944, entre normes imposées, abandon, peur de mourir et captivité.
Je pense que nos traumatismes respectifs et quêtes de sens furent à la base d’une affinité intellectuelle au-delà des mots. Cela a été dit quand même, lorsque Oskar a rencontré mon père, qui était de sa génération.
Parcours universitaire
De retour en république allemande, Oskar obtient son baccalauréat grâce à ses lectures de Kant, puis s’initie à la Théorie critique, en particulier la sociologie empirique et la philosophie pratique, dans le sillon d’Adorno et Horkheimer, qui étaient à la fois professeurs de sociologie et de philosophie à Francfort : tous deux signent la préface à la forme publiée de sa thèse de doctorat, celle qui compare d’une manière critique Georg Wilhelm Friedrich Hegel et Auguste Comte. Adorno précipita la validation de ce doctorat lorsqu’il apprit qu’Oskar Negt allait devenir assistant sous l’égide du jeune professeur Jürgen Habermas. Oskar a conté comment Jürgen a de fait empêché son habilitation à diriger des recherches, au bout de sept années de service, au terme de longues discussions nocturnes, amicales et infructueuses.
Soyons précis : j’étais présent lorsque Habermas a reconnu avoir sous-estimé la capacité intellectuelle de Negt, lors de son 80e anniversaire. Negt sera enfin nommé professeur à Hanovre, en 1972, après une intervention du ministre fédéral de la recherche, qui n’était autre que le successeur direct d’Adorno à la tête de l’Institut de Francfort, l’IfS, Ludwig von Friedeburg – pendant sa période ministérielle il délégua Gerhard Brandt pour diriger l’Institut.
Oskar appelle cela de la chance : je parlerais plutôt de justice. Car ce n’était pas de la faute de Negt si Habermas avait été auparavant répudié intellectuellement par Horkheimer, au moment où il aurait voulu obtenir sa propre habilitation à Francfort. Le parcours de Negt, son existence même, en tant qu’adornien soutenu par le directeur de Francfort en exercice après la mort d’Adorno, Friedeburg, contredit le récit qui voudrait présenter Habermas comme la « seconde génération » de l’école de Francfort. Ce discours n’est plus entretenu par le nouveau directeur de l’Institut de Francfort, Stephan Lessenich, au moment où Negt cesse de respirer. J’ai compris toute cette constellation en 2014, quand Negt s’est fait une joie d’être le rapporteur de mon habilitation à diriger des recherches portant sur la Théorie critique, à Paris, avant de me confier tous les détails de son propre parcours avec un sourire radieux, à la terrasse d’un café, rue Pouchet. Il a avait insisté, en paroles comme par écrit, sur l’importance de toujours chercher une issue, avec persévérance, comme il l’avait fait à Königsberg, ou dans ce camp danois où il avait creusé un tunnel de fuite à mains nues comme une taupe, ou encore à Francfort, dans une société ouest-allemande infestée par les anciennes élites nazies.
Une forme de consécration
Il avait répondu avec humour, toujours, à la question d’une haut fonctionnaire allemande qui voulait savoir, lors d’un diner parisien, ce que Negt pensait du projet européen de favoriser des universités d’excellence ou d’élite – Eliteuniversitäten en allemand. Il avait répliqué : je hais les élites ! Les élites ont été capables d’épouser le nazisme, puis de le tolérer encore jusqu’en 1968 au moins, elles puent le mépris de classe aristocratique ou la médiocrité bourgeoise.
Ces élites ont longtemps regardé de haut le jeune intellectuel Negt, réfugié et immigré dans son propre pays, étudiant chéri des anciens exilés francfortois, ami des syndicalistes ouvriers, des dissidents socialistes et des pédagogues expérimentaux sans notations, compréhensif envers le marxisme soviétique et allié des féministes universitaires.
Ce jeune enseignant dont le séminaire sur Marx, à Francfort, comptait des centaines d’inscrit·es, qui comptait parmi ses étudiants Angela Davis et le jeune Daniel Cohn-Bendit, lui qui discutait en cours à Hanovre les choix de Ulrike Meinhoff, cette ancienne étudiante d’Adorno qui avait rejoint la RAF. Le sociologue Oskar Negt attribuait aux ouvriers un flair politique élémentaire qui les rend capables de déceler toute situation de domination, l’instinct de classe (Klasseninstinkt). Sans doute Negt parle-t-il un peu de lui-même, proche en cela de ce fils du Béarn Pierre Bourdieu qu’il citait parfois.
Vers la fin de la carrière negtienne, le quotidien francfortois de droite, la Frankfurter Allgemeine Zeitung, avait encore moqué le mode de travail artisanal et libre de Kluge et Negt, dans un article à charge d’une demi page. Le lendemain de sa mort, la FAZ débordait d’éloges, oubliant l’ancienne taupe marxiste, le présentant comme l’un des intellectuels politiques les plus importants de la république fédérale!
Le même jour, Alexander Kluge a rendu hommage à Negt, tout en ridiculisant involontairement la FAZ, en affirmant qu’entre lui et Oskar, la hiérarchie était très claire : c’est Oskar qui donnait la ligne conceptuelle. Nul esprit brouillon ici, mais une constance adornienne claire comme le cristal.
Le cosmopolitisme de Negt, inspiré de Kant et de Marx, dépassait de loin celui des journalistes berlinois. Il avait participé à la campagne mondiale pour la libération d’Angela Davis, traversé la moitié de l’Europe en guerre, puis accepté des invitations dans des universités américaines, chinoises, donné une conférence à la demande de la présidence Lula, inspiré la pédagogie en Europe du Nord, favorisé la traduction de son œuvre dans les langues les plus connues.
Francophone, il adorait Paris, le Paris de la Révolution française, de la Commune et de la grève générale de 68 qu’il avait vécu sur place, le Paris de l’université de Vincennes aussi. Il lisait et discutait André Gorz et Gilles Deleuze, d’un air circonspect, mais il préférait Jean-Marie Vincent et Socialisme ou Barbarie.
En marge d’une conférence parisienne, Lucia Sagradini avait comparé le sens pratique de Negt à celui de Léonard de Vinci, l’intellectuel-ingénieur et ingénieux, ce qui avait provoqué le plus beau sourire de l’intéressé. C’est une chose que le quotidien conservateur allemand FAZ ne saurait comprendre. La clairvoyance negtienne allait de pair avec sa consistance politique. Quand le mur de Berlin est tombé et que l’Union soviétique s’est effondrée, une grande conférence sur le bilan historique de la gauche, à l’Université est-berlinoise Humboldt, a réuni Negt, Ernest Mandel – intellectuel-clé de la Quatrième Internationale – et Gregor Gysi, avocat et dernier chef du parti unique du RDA en voie de refondation. Negt tomba d’accord avec Mandel qu’il s’agissait de maintenir la référence à la révolution russe d’Octobre 1917, dans l’esprit de Rosa Luxemburg, mais il ne voyait nulle trace de patrimoine ouvrier dans les défunts États pro-soviétiques, contrairement à Mandel, et il avançait que le socialisme n’est qu’une chose morte s’il s’incare dans des partis, États et appareils.
Des relations conflictuelles aec le SPD
Le retournement médiatique assez récent, qui a fait passer Negt d’un répudié à celui d’intellectuel central, résulte de basculements politiques dans l’histoire de la gauche qui ont été commentés, eux aussi, avec beaucoup d’humour par Oskar. En 1962, il avait été expulsé du parti social-démocrate ouest-allemand (SPD), en tant que membre des étudiants socialistes SDS qui refusaient alors d’appliquer le nouveau programme du parti, en rupture avec le marxisme, l’internationalisme et la Révolution française, mais en adhésion à l’État national, l’économie de marché et l’alliance avec la droite post-nazie sous l’égide de l’ancien nazi Kiesinger. Interrogé sur ce moment, Oskar semble dire que la gauche s’est alors séparée du SPD, ce parti qui « ne servait plus à rien », au lieu de constater son expulsion du parti. Aussi s’amusait-il à rappeler que, depuis qu’il ne faisait plus partie du SPD droitisé, ses rapports avec ce parti étaient devenus « nettement plus détendus ».
Il est vrai que la perte fut très grande pour le SPD, qui avait perdu presque une génération entière d’intellectuels en se mettant à dos tout le mouvement étudiant, de 1959 jusqu’au début des années 1970. Pendant cette période, Negt avait assuré un temps la direction du SDS, devenu une organisation socialiste indépendante. La même ironie negtienne a encore triomphé lorsque la presse a voulu savoir comment l’intellectuel allait prendre position face à son ancien compagnon de route de la gauche locale à Hanovre, Gerhard Schröder, soudainement élu Chancelier de la république allemande en 1998, en tant que membre du SPD. Oskar répondit alors : « Je ne vois pas comment je pourrais rompre une longue amitié… sous le seul prétexte que cet ami soit devenu Chancelier ».
En réalité, Negt s’est contenté de donner quelques conseils pendant le premier mandat, dont celui de na pas se laisser enrôler dans la guerre en Irak, promue par les États-Unis sans mandat de l’ONU.
Quand Schröder a commencé à attaquer les syndicats, les 35 heures et les droits des chômeurs, Negt s’est quand même fâché dans les colonnes d’un quotidien, et plus encore quand l’ex-Chancelier s’est laissé rémunérer par l’entreprise russe Gazprom. Oskar était prêt à discuter de tout, sauf de ses positions et convictions fondamentales. En tout cas, depuis le jour où Oskar est apparu comme un « ami » du chef de l’Etat, les principaux médias ont changé de ton, FAZ en tête.
Heureusement, je l’ai connu personnellement au début de cette transition, de telle sorte que je pouvais observer que Negt aimait l’idée d’être considéré comme un potentiel ministre fédéral (à la manière de Ludwig von Friedeburg), tout en comprenant que ce serait une erreur politique de rejoindre une social-démocratie devenue anti-marxiste, potentiellement anti-syndicale.
Il était entièrement, physiquement presque, du côté du pouvoir de l’esprit, contre l’esprit du pouvoir. C’est sans doute pour cette raison que l’un de ses anciens étudiants, devenu premier dirigeant de la confédération syndicale allemande DGB, Rüdiger Hoffmann, est venu en voiture depuis Berlin à Hanovre pour y ouvrir le colloque en honneur de Negt lors de ses 85 ans par un mot d’accueil. La version française de mon hommage à Oskar se trouve en ligne dans le numéro de la revue Variations : Modèles critiques.
La vie d’Oskar Negt a fini un peu comme elle a commencé, exposée aux menaces qu’incarne l’extrême droite, les nazis, toujours prêts à détruire l’humanité, hier comme aujourd’hui. En 1934, Hitler était en train de préparer la guerre. En 2024, l’extrême droite a dépassé les 20 % dans les sondages électoraux. Lors du colloque pour ses 85 ans, Negt, affaibli, est monté sur la tribune pour la dernière fois pour dire une seule chose: « Ne croyez pas que les fascistes aient changé en quoi que ce soit ! Ils vous mentent toujours, levez-vous contre cette menace ! » La salle lui a répondu par une longue standing ovation. Les semaines avant sa mort, des manifestations antifascistes de masse, historiques, ont déferlé dans toutes les villes allemandes, par centaines de milliers à l’Ouest comme à l’Est, trop grandes pour être contenues par les places et artères, de telle sorte que les organisateurs ont dû les dissoudre avant la tombée de la nuit, pour éviter des accidents, à Hambourg, Munich et Berlin. L’élan fasciste est brisé pour l’instant. Oskar, tu peux partir en paix, la Théorie critique est partout, les élites deviennent intranquilles, et ta réception est immense ! o
Paris, 5 février 2024
Alexander Neumann est philosophe, professeur des universités à Paris 8.