Commencée fin juillet-début août 2007, la crise économique et financière mondiale va entrer dans sa quatrième année. Dans les phases précédentes, les Etats-Unis et le système financier britannique qui leur est étroitement lié, en ont été l’épicentre. Depuis mars 2010, la crise a pour terrain immédiat l’Europe continentale. Elle a les traits extérieurs d’une crise de la dette publique. Il s’agit en fait d’une crise bancaire majeure. Les principaux gouvernements européens, appuyés par le FMI, donnent de nouveau la priorité au sauvetage des banques. L’injection de nouvelles liquidités dans le cadre du plan échafaudé début mai à Bruxelles, s’accompagne de mesures d’austérité souvent drastiques, soi-disant «indispensables pour restaurer la confiance». La très grande vulnérabilité des banques européennes exige donc de leur venir en secours de nouveau quel qu’en soit le coût social et même si cela doit plonger l’Europe en récession pour la seconde fois en 18 mois.
Pour la Grèce et l’Espagne, une dégradation à répétition des notations
Le 14 juin les agences de notation ont baissé la note de la dette de la Grèce et l’ont placée dans la «catégorie spéculative», celle que la finance nomme les «junk bonds». Elles avaient déjà rétrogradé la note grecque en avril. Le porte-parole de Moody's a expliqué que la décision prenait en compte «les risques macroéconomiques et de mise en œuvre associés au programme d’austérité», ajoutant qu’il y avait «beaucoup d'incertitudes autour de l'impact des mesures [dictées par la BCE, l'UE et le FMI] sur la croissance économique de la Grèce dans un contexte économique mondial moins porteur». Langage diplomatique par lequel les analystes constatent que l’ampleur des souffrances infligées au peuple grec ne va en rien «résoudre la question de la dette» puisque le plan d’austérité est en train de déclencher une récession brutale qui rendra le service des intérêts impossible. Le 22 juin à l’issue d’une réunion du conseil de l’Union européenne, José Manuel Barroso a expliqué que la «priorité était de rétablir la confiance des investisseurs» 1. A Madrid quelques jours plus tôt, lors de son déplacement pour soutenir la plan d’austérité du gouvernement Zapatero, Dominique Strauss-Kahn n’a pas dit autre chose au nom du FMI.
Les principaux clignotants financiers sont de nouveaux tous à l’orange, sinon au rouge. Les banques notamment celles des grands pays de la zone euro, ont des difficultés croissantes à refinancer les emprunts qui leur sont nécessaires pour prêter (on y reviendra plus longuement plus loin) et sont obligées de le faire à des taux plus élevés. Ainsi BNP-Paribas a vu la note de sa dette à long terme dégradée de «AA» à «AA–» par l’agence de notation Fitch. Pour la suite on avisera, mais pour l’instant dans l’esprit des gouvernements européens et des institutions monétaires où ceux-ci ont de l’influence, l’urgence est de venir de nouveau en aide aux banques, s’assurer que la Banque centrale européenne et la Banque d’Angleterre créent toute la liquidité nécessaire (fassent marcher la planche à billet comme le dit sans honte Martin Wolf 2) et que les pays débiteurs douteux respectent coûte que coûte les échéances.
L’enclenchement d’un mécanisme cumulatif de chute des salaires, de recul de la demande et partant de chute de la production et de hausse de l’emploi, est en route. Et avec celui-ci, le maintien, sinon l’aggravation du poids de la dette par rapport au PIB et au budget de l’Etat. Rappelons les mesures «négociées» par le gouvernement grec avec l’UE, la BCE et le FMI: gel des salaires et des retraites de la fonction publique pendant cinq ans et suppression de l’équivalent de deux mois de salaire pour les fonctionnaires; réduction de l'âge légal de la retraite; nombre d’annuités pour avoir droit à une retraite pleine porté de 37 ans à 40 ans en 2015 et son montant calculé sur le salaire moyen de la totalité des années travaillées et non plus sur le dernier salaire; taux de la TVA après être passé de 19 à 21% porté à 23%; coupe de 1,5 milliard d’euros dans les dépenses de fonctionnement de l’Etat (santé, éducation); libéralisation des marchés des transports et de l'énergie et «ouverture à la concurrence» de professions qui y échappaient en partie; abrogation de l’interdiction faite aux entreprises de licencier plus de 2% de leurs effectifs par mois, accroissement de la flexibilité du travail et baisse des indemnités de licenciement.
Le 28 mai, l’Espagne a vu à son tour sa note rétrogradée. Et cela bien que le gouvernement Zapatero ait baissé les salaires de la fonction publique de 5% dès juin, diminué les retraites et imposé par décret une réforme du droit du travail comportant, comme en Grèce, l’accroissement de la flexibilité du travail et une forte baisse des indemnités de licenciement. Même chose au Portugal, comme dans des pays d’Europe orientale, à commencer par la Roumanie, où le gouvernement a annoncé des mesures bénéficiant du «soutien» du FMI, dont une baisse de 25% des salaires dans le secteur public et de 15% des retraites et des allocations chômage.
Pour ce qui est de la France, le 30 mai le ministre du Budget, François Baroin a déclaré que «l'objectif du maintien de la note AAA est un objectif tendu qui conditionne pour partie les politiques d'économie que l'on souhaite avoir». Le gouvernement Sarkozy a fait de la «réforme» des retraites l’un des marqueurs de sa politique «d'apaisement des marchés». Les journaux de droite en relaient les pressions. Philippe Herlin, éditorialiste du Figaro a créé tout spécialement un blog «La dette de la France.fr». Le 12 juin on lisait: «On y vient! Le Premier ministre vient d’annoncer une réduction des dépenses publiques de 45 milliards d’euros. Enfin quelque chose de sérieux ! Pour la première fois, le tabou de la stabilisation des dépenses est enfin remis en cause.» Et le 14 juin: «A l’heure où l’ensemble des gouvernements européens mettent en œuvre des plans de rigueur, spécialement l’Allemagne, la légèreté du gouvernement français, qui se contente de contenir les dépenses et de raboter quelques niches fiscales, passe de moins en moins. Tout se joue en ce moment, avec la préparation du Projet de loi de finance 2011, mais y-a-t-il une volonté suffisante?»
Origines et étapes de la dette publique: l’exemple français
L’exemple de la France permet d’expliquer les mécanismes usuriers de service des intérêts de la dette dont le budget et les impôts sont le pivot. Ce n’est pas de la «dictature des marchés» qu’il faut parler, mais de la «soumission volontaire» des gouvernements, tant est flagrante leur démission complète face aux banques et aux fonds de placement financier, leur acceptation de se faire les relais et les exécutants des mesures voulues par eux. L’endettement public a sa source dans le bas niveau et la faible progressivité de la fiscalité directe (impôts sur le revenu, le capital et le profit des entreprises) et dans l’évasion fiscale. Le mécanisme en est simple: les gouvernements commencent par emprunter à ceux qu’ils renoncent à taxer, avant de les protéger ouvertement de l’impôt comme Sarkozy. Le service des intérêts opère ensuite un transfert de richesse au bénéfice des détenteurs des titres de la dette et en renforce chaque fois plus leur pouvoir économique et politique. Les «marchés», terme fétichisé derrière l’anonymat duquel se cachent des institutions financières tout à fait précises, grandes banques, sociétés d’assurance et fonds de placement financier, peuvent dicter la politique du capital aux gouvernements qui peuvent se cacher derrière «l’obligation morale d’honorer les dettes».
La montée de la dette a épousé le mouvement de la libéralisation financière. Elle prend son essor seulement dans les années 1980. En France, dans les conditions politiques et institutionnelles de l’après Seconde Guerre mondiale, le recours à l’endettement public était très limité. Tout change avec la libéralisation financière. C’est l’introduction à partir de 1982-83, sous les gouvernements de l’Union de la gauche avec Fabius et Bérégovoy aux Finances, de mesures permettant le placement sur le marché obligataire spécialisé d’effets émis par le Trésor (ce qu’on nomme la «titrisation») qui a fait faire un bond à la dette. Elle est passée de 20% du PIB en 1980 à 35% en 1990, avant que sa croissance ne s’accélère à partir de 1991 jusqu’à atteindre 60% sous le gouvernement Juppé et presque 64% en 2007. L’indemnisation des nationalisations de 1980-81 a lancé le mouvement, cadeau fait aux grands groupes dont l’Etat socialisait les pertes antérieures et opérait la restructuration avant de les rendre très rentables au secteur privé. Puis sont venues les dépenses de la loi de Programmation militaire 1987-1991 (les Rafales et autres porte-avions et sous-marins nucléaires) qui ont donné à la dette un nouveau coup d’accélérateur. A partir de la récession de 1991, l’effet conjugué de taux d’intérêts réels élevés et de la croissance lente, due aussi déjà à la mise en place de l’euro, porte le service des intérêts de la dette à un niveau très élevé. Le service des intérêts est la seconde dépense de l’Etat, après l’Education nationale (hors universités) et avant tous les autres ministères, y compris la Défense.
La déréglementation financière accrue de l’euphorie financière des années 2000 a accentué les effets de la fiscalité favorable au capital, de l’évasion vers les paradis fiscaux – la Suisse, le Luxembourg puis les paradis fiscaux plus exotiques – et la délocalisation systématique des sièges sociaux des entreprises. Le rapport Pébereau de 2007 présente la concurrence fiscale comme un effet normal de la libéralisation des marchés, auquel les gouvernements n’ont pas d’autre choix que de s’adapter. Les recettes fiscales diminuant et l’endettement étant une atteinte contre les générations futures, il reste les coupes sombres dans les dépenses budgétaires et la «réforme de l’Etat» – réduction du nombre des fonctionnaires et démantèlement du statut de la Fonction publique. La dette est détenue par les banques, les sociétés d’assurance et les fonds de placement financier (les Hedge Funds). Fin 2003, les investisseurs français détenaient 56% de la dette et les étrangers 40%. En 2006, les chiffres se sont inversés. Fin 2009 la part détenue par les fonds étrangers était de 69,8%.
Le niveau de l’endettement était donc déjà très élevé avant d’exploser à la faveur du sauvetage par Sarkozy des banques et des entreprises en 2008. Fin 2009, la dette publique française représentait 68% du PIB (proche, comme le montre le tableau ci-après, de la moyenne de la zone euro) et 12% du budget de l’Etat. En 2009, le service de la dette aux banques et aux fonds de placement (43 milliards d’euros), a absorbé la quasi-totalité de l’impôt sur le revenu et a été plus élevé que les recettes de l’impôt sur les sociétés (35 milliards). Le service de la dette pèse vraiment de façon exclusive sur les salariés. En 2010, l’Agence France Trésor (le terme département du Trésor a été abandonné comme trop «ringard») a déjà placé sur le marché des titres de la dette publique 120 milliards d’euros de nouveaux titres, dont 60 milliards pour le seul mois de mars 3.
Du triple fait, 1) de son origine dans le refus de taxer les hauts revenus, le patrimoine et les profitset dans l’établissement d’une véritable «dégressivité de l’impôt» (plus on gagne, moins on en paie); 2) de ses liens très étroits avec les paradis fiscaux et la «concurrence fiscale» entre pays; enfin 3) de la destination d’une partie des dépenses (achat d’armes, opérations militaires en Afrique et en Afghanistan, répression dans les banlieues), la dette publique française peut être caractérisée politiquement comme illégitime. Si on le fait, il faut agir de façon conséquente. Entrer, comme le font tant d’économistes de gauche, dans la discussion de savoir si elle est trop élevée ou non, débattre de la manière de la gérer, c’est qu’ils le veuillent ou non, la légitimer. Depuis que la Caisse des dépôts a perdu le monopole du Livret A, que la petite épargne ne sert plus au financement du logement social et que les banques servent un taux d'intérêt inférieur à l’inflation, dire qu’il ne faut pas «oublier l’épargne des gens» placée dans les prêts à l’Etat, c’est se montrer aujourd’hui soucieux des intérêts des couches supérieures de cette «classe moyenne» si élastique, des couches qui ne sont pas forcées de dépenser tout ce qu’elles gagnent chaque mois.
Les traits de «dette odieuse»de la dette grecque
Illégitime en France, la dette acquiert dans le cas de la Grèce des traits de «dette odieuse». Le tableau montre qu’en 2007, à la veille de l’éclatement de la crise financière et économique mondiale, la dette grecque était déjà élevée en termes de pourcentage du PIB (94,8%), le chiffre de l’Italie étant supérieur. Le mécanisme de fond est celui qu’on vient de rappeler pour la France. Les politiques fiscales de baisse des impôts (sur le revenu, le patrimoine et les sociétés), ont réduit les recettes budgétaires et créé un déficit public financé par l’endettement. Mais la dette grecque a des traits de «dette odieuse», pour utiliser la caractérisation donnée à la dette des pays qu’on rangeait autrefois en bloc sous le nom de Tiers monde. Les sommes empruntées ont servi à organiser la corruption à très grande échelle. On sait maintenant depuis plusieurs mois que le gouvernement du parti Nouvelle Démocratie et l’ancien Premier ministre Costas Karamanlis ont truqué les statistiques dans le double but de masquer l’ampleur du clientélisme et de sauvegarder l’image économique de la Grèce auprès de l’Union européenne, de la BCE et des investisseurs. Aucune poursuite n’a pourtant été engagée à l’encontre de Karamanlis. Là où l’utilisation des fonds est connue (sans que ne le soient les commissions occultes qui l’ont accompagnée), on a affaire aux dépenses très élevées entraînées par la tenue des Jeux olympiques en 2004 et surtout aux achats d’armes.
Dette publique des pays de la zone euro en % du Produit intérieur brut (PIB)
2007
2008
2009*
2010**
Accroissement depuis 2007
Autriche
59,4 %
62,5 %
70,4 %
75,2 %
26,6 %
Belgique
84,0 %
89,6 %
95,7 %
100,9 %
20,1 %
Finlande
–
33,4 %
39,7 %
45,7 %
36,8 %
France
63,8 %
68,0 %
75,2 %
81,5 %
27,7 %
Allemagne
65,1 %
65,9 %
73,4 %
78,7 %
20,9 %
Grèce
94,8 %
97,6 %
103,4 %
115,0 %
21,3 %
Irlande
25,0 %
43,2 %
61,2 %
79,7 %
218,8 %
Italie
103,5 %
105,8 %
113 %
116,0 %
12,2 %
Pays-Bas
45,6 %
58,2 %
57,0 %
63,1 %
38,4 %
Portugal
63,5 %
66,4 %
75,4 %
81,5 %
28,3 %
Espagne
36,2 %
39,5 %
50,8 %
62,3 %
72,1 %
Zone euro
66,0 %
69,3 %
77,7 %
83,6 %
26,0 %
*estimation; ** prévision.
Source:Eurostat. Pour la Finlande, le taux d’accroissement est calculé sur 2008.
Les achats d’armes relèvent pleinement de la problématique des dettes odieuses. Les données publiées dans le rapport 2010 du SIPRI de Stockholm, qui est la plus importante source de données en la matière, révèlent que la Grèce a été un des cinq plus importants importateurs d’armes en Europe entre 2005 et 2009 4. L’achat d’avions de combat représente à lui seul 38% du volume de ses importations, avec notamment l’achat de 26 F-16 (Etats-Unis) et de 25 Mirages 2000 (France), ce dernier contrat portant sur une valeur de 1,6 milliard d’euros. Mais la liste des équipements français vendus à la Grèce ne s’arrête pas là : on compte également des véhicules blindés (70 VBL), des hélicoptères NH90, des missiles MICA, Exocet, Scalp et des drones Sperwer. Les achats de la Grèce en ont fait le troisième client de l'industrie de défense française au cours de la décennie écoulée. En 2008, ces livraisons ont atteint 261 millions d'euros. Sur son blog de Libération, un autre expert des ventes d’armes, Jean-Dominique Merchet, explique que «la Grèce était en discussion avancée avec la France et Dassault pour acheter des Rafales à 50 millions d'euros pièce. Aujourd'hui, avec la situation actuelle, tout ça va tomber à l'eau.» La France n’est pas le seul des grands fabricants d’armes (on y trouve aussi les Etats-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne et Allemagne) à vendre à la Grèce des armes et donc à la pousser à accroître sa dette. L’Allemagne, par exemple, lui a aussi vendu entre 2005 et 2009 pour plusieurs milliards d'euros d’équipement (chars Leopard, sous-marin Type 214, munitions). Même si la relation se noue en Europe et non en Afrique ou en Amérique latine, la combinaison entre l’endettement externe contracté par un pays à l’égard de banques et des fonds de placement appartenant aux mêmes pays que les entreprises qui lui vendent des armes, relève d’un forme de subordination économique et politique caractéristique de l’impérialisme.
Les banques empruntent ou créent de toute pièce ce qu’elles «prêtent» aux Etats
L’une des rengaines préférées des partis de gouvernement, des économistes à succès et des médias qui les relaient est le poids insupportable du fardeau qui serait légué aux générations futures si on ne rembourse pas très vite une partie de la dette de l’Etat. Argument «moral» qui se veut imparable, mais dont le but est de justifier les agressions sociales menées contre les générations actuelles – rigueur, chômage, baisse des prestations sociales et évidemment des retraites. Argument d’autant plus inacceptable qu’il repose implicitement sur l’idée que ce seraient des sommes fruit d’une douloureuse épargne et d’un dur labeur qui auraient prêtées. Or ce n’est pas le cas. Lorsque les banques «prêtent aux Etats» – ce qu’elles font en achetant les bons du Trésor mis en adjudication par les ministères des Finances (voir plus haut pour la France» – elles «prêtent» des sommes qu’elles ne possèdent pas, des sommes qu’elles ont elles-mêmes empruntées ou le plus souvent qu’elles ont créées au moyen de ce processus de création monétaire privé soutenu par les banques centrales qu’est le crédit bancaire. Le seul transfert qui porte sur la substance de la richesse, celle qui naît du travail, se fait dans l’autre sens, par la ponction portant principalement sur les salaires, qui transite par les impôts et le service de la dette 5. La dette et le «service des intérêts» sont une «pompe à phynance» (nom donné à son blog par Frédéric Lordon en hommage au Père Ubu de Jarry). Pendant trois décennies cette pompe a fonctionné à merveille. Aujourd’hui le mécanisme a commencé à donner des signes de dérèglement inquiétants. D’un côté, le bilan des banques européennes contient des effets à haut risque. De l’autre, le réseau des prêts que les banques se font mutuellement manifeste un degré croissant de vulnérabilité.
Ce qu’on nomme «l’actif» des banques est composé d’une addition de créances sur des crédits consentis ou des prêts faits à des emprunteurs de différents types, les entreprises, les ménages (prêts hypothécaires et crédit à la consommation) et enfin les Etats. On a affaire à une forme, aujourd’hui sans doute la plus développée et la plus vulnérable, de capital fictif 6. Les créances bancaires ont des échéances différentes (on dit aussi degrés de maturité) et comportent des risques plus ou moins élevés. Ils sont faibles, sinon nuls dans certains cas, élevés ou très élevés dans d’autres. Plus un prêt est long, plus les intérêts sont élevés, les «profits bancaires» augmentant en relation avec le degré de risque encouru par les banques dans les opérations consistant à «emprunter court» (à taux bas) pour «prêter long» (à taux élevés). Ici on trouve de nouveau les effets de la libéralisation et de la déréglementation financière.
A la suite de la crise de 1929 et en particulier de l’effondrement des banques en 1932, les Etats-Unis ont soumis les banques à des contrôles assez stricts, dont la loi Glass-Steagal de 1933 a été la colonne vertébrale. Mais lorsque des masses hautement concentrées de capital-argent se sont reconstituées dans la City et à Wall Street à partir de la fin des années 1960 et ont augmenté brutalement avec les «pétrodollars», la finance a obtenu des gouvernements de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan le lancement d’un processus de démantèlement pièce par pièce des contrôles et des garde-fous. Commencé entre 1978 et 1982, celui-ci s’est poursuivi jusque dans les années 2000. Dès 1982, le plus important théoricien keynésien de l’instabilité financière Hyman Minsky (qu’on connaît pour ses travaux sur la «méthode Sponzi» dont le financier Bernard Madoff a été l’adepte avéré le plus récent), a publié un livre prémonitoire prédisant que la libéralisation recréait les conditions des bulles et des crises financières 7. L’euphorie des hausses boursières et des gains financiers faciles a emporté les élites capitalistes et leurs gouvernements. Ce que deux économistes américains ont nommé le syndrome «this time is different» (cette fois-ci ce n’est pas pareil) a prévalu 8.
Une seule institution a cherché à résister autant qu’elle pouvait, à savoir la Banque des règlements internationaux (BRI en français, BIS en anglais) dont le siège est à Bâle. Sa ténacité a permis l’établissement d’un ratio prudentiel de 8% (consigné dans un texte dit «Bâle II»). Aucune banque ne le respecte et aucune autorité financière ne lui impose de le faire. Le ratio de 8% a seulement valeur de référence ou plus exactement d’indicateur de vulnérabilité. S’agissant des banques françaises, le ratio de leurs capitaux propres au montant de leur endettement se situerait actuellement entre 3% et 4%. Leur «levier d’endettement» dépasserait le chiffre de 32, ce qui le rapprocherait de ceux de Bear Stearns ou de Lehmann en 2008 9. A ce niveau tout défaut de paiement, qu’il s’agisse de sociétés hypothécaires ou de pays débiteurs, même petits, peut provoquer un risque de faillite. D’où l’inquiétude relative au degré élevé d’exposition des banques européennes pas tant à la dette grecque qu’à d’autres dettes publiques (l’Italie) ou privées (des banques et sociétés hypothécaires espagnoles).
Les banques françaises et allemandes sont les plus exposées. Fin 2009, les groupes bancaires français détenaient pour 493 milliards de dollars de créances privées et publiques de ces pays, contre 465 milliards pour les institutions allemandes. Le détail par banques est secret. Ce ne sont que des estimations. Selon la Banque des règlements internationaux, la dette publique n’en constitue qu’une petite partie: « Les créances publiques des pays en difficulté détenues par des banques de la zone euro ne se montent qu’à 254 milliards 10.»
La vulnérabilité particulière du système financier européen
Dans le capitalisme libéralisé et mondialisé, les banques sont des groupes financiers diversifiés. Ceux-ci sont cotés en bourse (elles représentent près de la moitié de la capitalisation du New York Stock Echange et environ un tiers du CAC40). Depuis 2007 elles ont été responsables de l’extrême volatilité des cours. Pour revenir aux groupes bancaires français, la «banque de détail» (les succursales «tout près de chez nous» connues des simples citoyens) ne sont qu’une activité parmi d’autres et pas l’une des plus rentables. Même avant le début de la crise les prêts aux PME généraient peu de profits et n’intéressaient pas les banques. Sous l’effet de la concurrence que les Fonds de pension et les Hedge Funds anglo-saxons leur livrent dans l’espace déréglementé de la finance mondiale, les banques européennes se sont engagées dans des opérations spéculatives toujours plus risquées. Au moment où la crise des prêts hypothécaires Subprimes a éclaté, on a vu les risques spéculatifs que les banques allemandes avaient pris, à tel point que le «modèle rhénan» tant vanté n’était plus qu’un souvenir. Des groupes financiers diversifiés ont créé des salles de marché (comme celles de la Société générale où Jérôme Kerviel était tacitement encouragé à mener ses spéculations) et des filiales spécialisées se livrant aux mêmes types d’activités que les Hedge Funds. Elles se sont engagées dans des types de prêts rémunérateurs mais toujours plus risqués. Or dans le cas du système financier de l’Europe continentale, ce jeu est encore plus dangereux que dans le cas étatsunien. Il est marqué par deux facteurs de vulnérabilité particuliers.
Le premier tient aux formes institutionnelles de centralisation de l’argent susceptible d’être valorisé à partir des marchés financiers et donc à la dimension des masses disponibles à cet effet qui conditionnent le montant de ce qui peut être rangé sous le terme de «profits financiers». En Europe les banques ne sont pas flanquées de puissants fonds de pension. A quelques exceptions près (surtout les Pays-Bas), les systèmes de retraite sont des systèmes par répartition dits de «type suédois», ou alors de «salaire socialisé» à la française 11. C’est sur les banques et dans une moindre mesure les compagnies d’assurance que repose le processus de centralisation des fonds susceptibles d’être placés. Cela oblige les banques européennes à la fois à emprunter des liquidités en dollars transitant par Wall Street et à se prêter entre elles de façon intense. La seconde très grande faiblesse du système financier européen vient du fait qu’il n’est pas adossé à un Etat «européen» ayant une quelconque consistance. Les bourgeoisies continentales ont pensé pouvoir contourner ce problème avec la création de l’euro. La gestion de l’euro par la banque centrale européenne « indépendante » devait combler son absence. On voit aujourd’hui ce qu’il en est. Sans Etat, il n’y a pas de système financier en mesure de prendre des décisions qui transcendent les intérêts particuliers de chaque pays (chaque segment national de capital) utilisant cette monnaie. Telle est la clef des tensions très fortes entre les gouvernements de «l’Euroland» face à la crise de la dette grecque. Déjà très affaibli depuis le début de la crise et notamment la phase aiguë de l’automne 2008, le système financier construit autour de l’euro et de la BCE s’est complètement délité au cours des dernières semaines.
L’un des éditorialistes réguliers du Financial Times a pu ainsi écrire le 21 juin que «fondamentalement on n’a pas affaire à une crise de la dette des Etats, mais à une crise bancaire doublée d’une crise de coordination des politiques» (politiques monétaires, économiques et financières de l’UE et plus largement du G20) 12. L’incapacité de Bruxelles et de la BCE à imposer la publication par les banques de comptes à peu près clairs, permettant de faire pour chaque grande banque un test de vulnérabilité (stress test) en l’une des nombreuses expressions. On sait que la plupart des banques ont encore des «actifs toxiques» remontant aux Subprimes dans leur bilan. Personne ne sait lesquelles et combien.
L’accord conclu le 10 mai, au terme de négociations longues et tendues, par les ministres de Finances de l'UE sur «un plan de lutte contre les risques de contagion des dettes souveraines» à hauteur de 750 milliards d'euros (soit à peu près exactement le montant du plan que Henry Paulson a monté en catastrophe en septembre 2008, à la suite de la faillite de la banque d’investissement Lehmann), porte les marques de toutes les faiblesses du système européen. Un fonds de 60 milliards d’euros est créé par l’UE comme telle, dans lequel tout pays européen pourra puiser en cas d’urgence, et un mécanisme spécial de 440 milliards d'euros de garanties de prêts est mis sur pieds. Mais l’UE a dû faire appel au FMI afin que celui-ci «soutienne cet effort en cas de besoin» à hauteur de «au moins la moitié», soit 220 milliards d'euros. La BCE a été encouragée à poursuivre voir amplifier ce qui est nommé pudiquement ses «mesures non conventionnelles de politique monétaire», c’est-à-dire l’injection pratiquement illimitée de liquidités, équivalent actuel de la «planche-à-billets» d’antan. Un banquier britannique avait alors commenté : «Il est plus facile de vendre un tel plan en disant qu’il doit servir à sauver la Grèce, l’Espagne et le Portugal, que d’avouer qu’il doit d’abord sauver et aider les banques 13.»
C’est en effet du sauvetage des banques qu’il s’agit et c’est loin d’être fini. A la mi-juin, les agences d’information financière européennes ont fait état des nouvelles inquiétudes des milieux financiers relatives à «la réduction de la durée de la liquidité demandée par les banques, qui est passée de 6 mois, mi-2009, à 2 mois aujourd’hui […] en cas de nouveau stress de la part des banques européennes les plus fragiles (grecques, espagnoles, etc.), les taux pourraient se tendre, avec comme effet le renchérissement du coût de la liquidité». Et d’écrire : «Le système bancaire passera un test en juillet, une fois que les 442 milliards de liquidités à un an seront remboursés par les banques. Dans un scénario extrême, la BCE pourrait être poussée à revenir à des opérations de liquidités de maturité plus longue 14.» La source très documentée de ces nouvelles inquiétudes est le rapport trimestriel du 15 juin 2010 publié par la Banque des règlements internationaux, dont la création en 1930 remonte à la Société des Nations et l’indépendance établie sur des bases autrement solides que celles de la BCE. Le chapitre général tout comme celui consacré aux besoins de financement des banques européennes auprès des marchés situés à Wall Street 15, passent en revue les indicateurs permettent d’apprécier la proximité d’une situation de crise. Ils sont tous mauvais.
Une conclusion politique très brève
Une nouvelle étape de la crise économique et financière mondiale commencée en 2007 s’est ouverte. De la lutte sociale également, notamment en Europe, même si pour l’instant il n’y a qu’en Grèce que les manifestations et les affrontements avec l’Etat ont été de grande ampleur. La liste des pays ou des plans d’austérité drastiques sont annoncés ne cesse de s’allonger. Ils vont en replonger certains dans la récession à coup sûr, sinon l’Europe toute entière. Les éditorialistes du Financial Times, dont Martin Wolf (voir en français ses chroniques dans Le Monde de l’économie) et Wolfgang Münchau, cité plus haut, estiment que le défaut de paiement de la Grèce est inévitable. Elle résultera de la «trappe à dette» 16, c’est-à-dire d’un mouvement mécanique dans lequel à mesure que le pays s’enfonce dans la récession les recettes fiscales, y compris celles de la TVA, baisseront détériorant ainsi le ratio de la dette au PIB. Le mieux serait de l’éviter en procédant aussi vite que possible à ce qui est nommé le «ré-échelonnement» ou la «restructuration» de la dette grecque. Mais ce serait un «mauvais message» envoyé aux marchés. L’extrême fragilité des bilans bancaires exige donc de faire boire au peuple grec la coupe jusqu’à la lie. La gauche anticapitaliste et révolutionnaire ne peut pas laisser faire. La crise mondiale en cours nous a rapprochés de certains aspects de la crise de 1929. Nous devons nous réapproprier le mot d’ordre de répudiation ou de dénonciation de la dette, de refus de la payer. C’était le mot d’ordre traditionnel du mouvement ouvrier. La dénonciation au cours de la révolution d’Octobre de la dette contractée par l’Etat tsariste lui a donné dans les années 1920 un écho et un prestige considérables. La défense de ce mot d’ordre devrait évidemment s’accompagner de celui revendiquant une appropriation publique et sociale complète du système de crédit. Dans les formes qu’il a prises aujourd’hui, celui-ci représente un mécanisme totalement parasitaire dont le coût social et humain est extrêmement élevé. Les gouvernements sont obligés de venir de façon répétée au secours des institutions mêmes qu’ils ont érigées en maîtres et face aux humeurs desquels ils s’inclinent. C’est évidemment absurde et la dénonciation de cette absurdité aux coûts sociaux démentiels peut très certainement être traduite en termes simples, puis en mots d’ordre. Le terme socialisation est préférable à celui de nationalisation. De même que la propriété sociale des entreprises devra être organisée de sorte qu’elle n’échappe pas de nouveau aux travailleurs, il ne s'agira pas de centraliser tous les moyens de crédit dans un monopole d'Etat.
François Chesnais. Pour s'abonner à la revue Contretemps : http://www.contretemps.eu/node/56
Notes1 José Manuel Barroso, «Our priority is the restoration of investor confidence», International Herald Tribune, June 22, 2010.2 Martin Wolf, «Keep printing money», Financial Times, June 23, 2010.3 Pour tous ces chiffres et d’autres encore, voir le site du Trésor www.aft.gouv.fr.4 Voir Stockholm International Peace Research Insutitute (SIPRI), www.sipri.org/yearbook ainsi que l’article de Jean-Marie Collon sur son blog alternatives-economiques.fr.5 Pour plus d’explications voir François Chesnais, «La prééminence de la finance au sein du "capital en général", le capital fictif et le mouvement contemporain de mondialisation du capital», dans le livre collectif, Séminaire d’études marxistes, La Finance capitaliste, Collection Actuel Marx Confrontations, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.6 Voir Karl Marx, Le Capital, livre III, Editions Sociales, tome 7, pages 132-133: «La majeure partie de l’actif des banques est fictif. […] Le fonds de réserve excepté, tous les dépôts ne sont que des créances sur le banquier, qui n’existent jamais réellement en dépôt. Dans la mesure où ils sont employés dans les opérations de virement, ils font fonction de capital pour les banquiers quand ceux-ci les ont prêtés. Entre eux les banquiers se règlent les assignations réciproques sur des dépôts qui n’existent pas, en faisant venir ces créances en déduction les unes des autres.»7 Hyman Minsky, Can «it» happen again?, M.E.Sharpe, Armonk, New York, 1982. Le «ça» c’est bien sûr la crise de 1929. Martin Wolf est l’un des rares journalistes à se référer à ses travaux. Voir entre autres son article sur le «cycle Minsky», Financial Times, 16 septembre, 2008.8 Carmen M. Reinhart and Kenneth S. Rogoff, This Time Is Different: Eight Centuries of Financial Folly, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2010.9 Voir les chiffres donnés par Charles Depeerer et non démentis sur le site www.abcbourse.com.10 BIS Quarterly International Banking and Financial Market Review, June 2010, www.bis.org.11 Les différences entre les deux systèmes sont exposées par Bernard Friot, L’Enjeu des retraites, Paris, La Dispute, 2010. Puissance du salariat, emploi et protection sociale à la française, Paris, La Dispute, 1998.12 Wolfgang Münchau, «Give us the figures on Europe’s toxic banks», Financial Times, June 21, 2010.13 Cité par Charles-André Udry, «Une guerre sociale nouvelle s’ouvre en Europe», www.alencontre.org, 27 mai. On trouve encore le commentaire sur le site Bill Cara’s Blog, May 10, 2010.14 Voir par exemple l’agence suisse, AGEFI, dans son bulletin en français www.agefi.fr, 7 juin 2010.15 Voir «European banks’US dollar funding pressures», in BIS Quarterly International Market Review, June 2010 (référence web donnée plus haut).16 Voir les textes en ligne sur le blog lupus1.wordpress.com.