L’université est traversée par de grandes contradictions : soumise aux exigences de reproduction de la main-d’œuvre dans le capitalisme tardif, elle peut en même temps permettre l’appropriation des outils intellectuels de la part des masses en favorisant donc le développement d’une critique de la société capitaliste.
Qu’entendons-nous par « critique » ?
Dans Les étudiants, les intellectuels et la lutte de classe, Ernest Mandel1 affirme que l’université « peut offrir une critique de la société existante dans son ensemble et dans ses détails, critique qui sera d’autant plus radicale et pertinente qu’elle sera sérieuse, érudite, et intégrera une grande masse de faits ».
La référence à la « critique » peut aussi être comprise dans le sens d’un outil de dépassement de la théorie « traditionnelle » dans laquelle « le savant et sa science sont intégrés à l’appareil social et les résultats positifs du travail scientifique sont un facteur d’autoconservation et de reproduction permanente de l’ordre établi2 ». Contrairement à la Théorie traditionnelle, la Théorie critique vise donc à élaborer une analyse critique de la société qui accorde au sujet historique la prérogative de penser son système social et donc d’agir directement sur celui-ci pour le modifier. La différence ne se situe donc pas au niveau de l’objet d’étude mais de son sujet, émancipé, et de sa finalité, la modification de l’ordre social existant.
L’Université entre reproduction et émancipation
À la suite des événements de mai 1968, Mandel constate que le néocapitalisme implique une tendance à l’organisation systématique de toutes les sphères de la superstructure, c’est-à-dire au contrôle progressif de tous les éléments du procès de production, de circulation et de reproduction. Cette tendance est accentuée par la pénétration de la technique et l’accélération des processus de rationalisation dans l’ensemble de la sphère superstructurelle, ce qui implique une intégration à grande échelle du travail intellectuel au processus de production proprement dit.
Si le but principal des réformes libérales a toujours été celui de subordonner la fonction de l’université aux nécessités immédiates de l’économie, Mandel parle d’un changement par rapport au passé : on ne souhaite plus uniquement former la classe dominante mais créer un véritable marché des diplômés du supérieur régulé par la concurrence. La science y joue un rôle central car elle définit la manière de penser le monde social et contribue largement à la formation de la pensée dominante.
Depuis des décennies, les réformes néolibérales favorisent le phénomène de la reproduction sociale, l’hyper-qualification sur la base des exigences de la bourgeoisie, ainsi que la prolétarisation du travail intellectuel dès la période des études (les stages, l’alternance et les projets tutorés préparent en effet les étudiants au travail mal rémunéré). Le concept de « prolétarisation » est toutefois indissociable de celui d’« aliénation » indiquant la perte d’accès aux moyens de travail et la subordination croissante du travailleur/euse à des exigences qui n’ont plus aucun lien avec ses talents ou ses besoins propres. Chez les étudiantEs, l’état d’aliénation implique l’impossibilité d’allier les études aux aspirations de la jeunesse à tel point que ils/elles peuvent confondre leurs besoins et désirs avec les intérêts de la classe dominante (c’est ce que Pierre Bourdieu appelle la « violence symbolique »). Tout en permettant un accès plus large au capital culturel, l’Université revêt également une fonction disciplinaire et reproductrice qui favorise l’assimilation de l’ordre social avec l’ordre naturel et garantit une intériorisation de la relation de domination.
L’Université est alors prise entre deux forces opposées : d’un côté, la réforme technocratique est mise en place de l’extérieur dans l’intérêt de la classe dominante ; de l’autre côté, une opposition radicale peut naître en son sein. Celle-ci nécessite toutefois un soutien de la part d’autres secteurs de la société « en dehors duquel elle devient essentiellement utopique et impuissante3 ».
L’Université dans la société néolibérale
Le projet de la société néolibérale rend l’espace consacré à la critique de plus en plus exigu. Les réformes néolibérales de l’Université correspondent à un projet de reconstruction et de refondation du libéralisme dont le début peut être situé en 1938, année où s’est tenu le colloque Walter Lippmann. C’est en effet Lippmann même qui redéfinit le projet politique néolibéral comme étant un dépassement de la doctrine du laisser-faire selon laquelle l’état de la libre concurrence du marché est considéré comme un état naturel. Ce constat mène à une reconnaissance de la dimension politique et du rôle indispensable de l’État dans la construction « d’un ordre économique, intrinsèquement variable et fondé sur une concurrence généralisée4 ». Les politiques néo-libérales permettent donc d’opérer des réajustements permanents de l’ordre social au mode de production capitaliste et à une économie en mouvement perpétuel. Loin d’être naturel ou issu de la libre concurrence, cet « ordre nouveau », qui se définit comme un régime concurrentiel, est imposé par le droit commercial, par les lois, par les brevets ou encore par les contrats de propriété.
L’Université joue un rôle important dans l’agenda néolibéral en contribuant à un processus d’adaptation (à marche forcée) de la société à la mutation industrielle et marchande. Son inscription dans l’ordre néo-libéral constitue ainsi une entrave au développement d’une recherche critique mais aussi à la formulation d’une critique de la société telle qu’elle est. Les reformes récentes accentuent en effet la relation de dépendance que l’Université entretient avec le capital. Aujourd’hui, les principaux obstacles sont constitués à la fois par les ingérences directes de la part de la sphère politique (comme nous l’avons observé en occasion de la polémique récente autour de
l’islamogauchisme) et par des facteurs plus structurels concernant à la fois les mécanismes de construction des connaissances scientifiques, le financement de la recherche ainsi que son articulation, de plus en plus difficile, à l’enseignement.
La LPR (Loi de programmation de la recherche) a notamment contribué à affaiblir la recherche critique à travers l’affirmation du rôle prépondérant attribué à l’ANR (l’agence française de financement de la recherche sur projets). Celle-ci impose des mécanismes de concurrence pour le décrochage des financements et des postes ainsi qu’un système de production des savoirs à court terme qui ne respecte pas le temps long de la production scientifique ainsi que sa dimension coopérative. Un autre facteur important est constitué par le démantèlement progressif du statut de fonctionnaire. La multiplication des statuts précaires des enseignantEs-chercheurEs (contrats LRU, chaires juniors, contractuels…) ainsi que le système d’individualisation des carrières, fondé désormais sur des demandes individuelles de repyramidage, aggravent la situation de soumission et de dépendance des chercheurEs. La réforme assigne l’évaluation des carrières à des comités locaux formé ad hoc (par les chefs des établissements et les directeurs des laboratoires) qui évaluent et dispensent des promotions et des primes individuelles sur la base des critères imposés par les logiques de l’offre académique, du « rayonnement » et de la recherche par projet.
Les réformes n’ont pas épargné le système de l’enseignement. Dans le cadre du BUT (ancien DUT), l’évaluation des étudiantEs est désormais structurée par compétences « critiques » où le terme « critique » renvoie au caractère crucial de leur employabilité dans le monde économique ; ce qui contribue à balayer de fait la logique disciplinaire et donc les savoirs critiques. Coupables de s’intéresser au fonctionnement de l’ordre social dans son ensemble et non pas à l’une de ses dimensions, ceux-ci sont disqualifiés car considérés trop théoriques et pas assez spécialisés. Ces savoirs sont donc de moins en moins en phase avec les programmes universitaires mais aussi avec la recherche par projet et les politiques des laboratoires s’inscrivant, d’une façon concurrentielle, dans les différents « hubs » stratégiques des universités.
Établissements et formations sont donc en concurrence dans la course à l’innovation alimentée par de nombreux partenariats avec le monde de l’entreprise.
Les formations universitaires sont ainsi conçues sous le mode de la prestation, modulable et adaptable à la demande du marché du travail. La survie de nombreuses filières est d’ailleurs elle-même de plus en plus liée aux ressources issues de l’alternance (renforcée pendant la crise sanitaire) permettant de financer le matériel, les licences et les projets pédagogiques d’envergure.
Cela a un impact direct sur les maquettes des filières (devant être « attractives » pour les entreprises) et sur le travail pédagogique et de coordination des diplômes contribuant à générer une perte de sens pour les travailleurs/euses de l’ESR (enseignement supérieur et recherche).
L’arme de la critique contre le capital
Selon Mandel, depuis que le capitalisme existe, il y a toujours eu des situations sociales où, en raison de l’« activité pas encore révolutionnaire » de la classe ouvrière, se crée un vide politique qui peut momentanément être rempli par les étudiantEs. Aujourd’hui, de nouveaux acteurs ont fait irruption sur la scène politique en essayant de combler cet espace vide : Gilets jaunes, jeunes activistes écologistes, femmes, sans papiers, travailleurs/euses du secteur des services et des plateformes… Le tournant autoritaire qu’a pris l’État français demande en outre une réaction urgente de la jeunesse qui pourrait participer à la construction d’un mouvement plus large défendant une perspective anticapitaliste, antifasciste et antiraciste et réclamant des mesures radicales pour préserver l’environnement face au désastre climatique.
L’intégration croissante du travail intellectuel dans le procès de production permet de doter la science d’un potentiel transformateur pour répondre aux problèmes et aux crises majeures de notre époque (les crises écologiques, les zoonoses, les nouvelles guerres inter-impérialistes, les mutations du capitalisme …). La plus grande facilité d’accès des étudiants à des informations et à des connaissances permettant une analyse critique des phénomènes de domination et des contradictions de la société bourgeoise permet d’accroître considérablement leur pouvoir de contestation et leur rôle de détonateur des luttes. Les étudiantEs peuvent donc fournir les savoirs scientifiques indispensables pour (re)construire la conscience.
Cependant, le changement social ne jaillit pas directement de l’activité scientifique, il est propulsé par la recherche de voies possibles d’émancipation à partir d’une articulation, constamment renouvelée, entre la réflexion théorique et la pratique sociale. Il est donc indispensable que les chercheurEs critiques se constituent en collectifs, qu’ils réfléchissent aux canaux et formats de diffusion et de vulgarisation, qu’ils élaborent des collaborations avec d’autres secteurs de la société (militants, culturels, associatifs …). Il faut que les étudiantEs et les autres travailleurs/euses de l’ESR soient impliquéEs dans ces projets pour que l’Université tisse des liens avec la société, analyse et décrive, avec les outils et le niveau d’exigence de la science, les expériences des travailleurs/euses et des oppriméEs.
L’actualité des mouvements de l’ESR
L’existence d’une hétérogénéité croissante d’étudiantEs voulant accéder aux études supérieures se heurte à un système universitaire à plusieurs vitesses où règne une concurrence accrue entre les établissements publics (souffrant de l’austérité) et les écoles privées, avantagées par les réformes. L’Université contribue donc grandement à reproduire les inégalités, obligeant les jeunes à se plier aux aléas de l’algorithme de Parcoursup, à élaborer des stratégies pour pouvoir accéder aux études plutôt qu’à suivre leurs propres aspirations.
Très fragilisé, le mouvement étudiant est donc actuellement traversé par l’ensemble de ces questions. En réclamant l’inscription des étudiants rejetés par la plateforme Parcoursup, le mouvement des sans facs de Nanterre se présente comme le fer de lance de la révolte contre la sélection à l’Université. Il a toutefois raté l’occasion d’élargir la révolte en incluant une majorité des étudiantEs et du personnel enseignant et cela malgré le fait que l’indignation vis-à-vis des procédures de sélection et de la nature aliénante et chronophage du travail sur la plateforme effectuée par les équipes pédagogiques soit encore aujourd’hui largement partagée.
Trop centré autour de son autoreprésentation sous la forme d’un spectacle, le mouvement n’a pas réussi à donner la parole à des secteurs plus amples pouvant partager la défense du droit d’accès à l’éducation pour tous les bacheliers/ères. Cela dit le caractère rebelle ainsi que la fonction innovatrice des luttes des mouvements étudiants restent d’actualité.
Pendant la pandémie, les étudiantEs, isoléEs et précariséEs, se sont saisiEs des médias sociaux pour centraliser leurs témoignages et donner voix à leur protestation à travers le hashtag #étudiantsfantômes. Tout en précisant que la participation politique en ligne en milieu étudiant présente des grandes disparités entre les différentes filières et milieux sociaux, l’usage politisé de la technologie d’une partie d’entre eux/elles a permis une circulation rapide des revendications (sur le climat, la lutte contre le racisme et les oppressions…) ainsi que des formes d’appropriation locale des répertoires de protestation internationaux. Bien que souvent éphémères et réticents à l’adhésion idéologique et à la participation dans les organisations syndicales et militantes, ces mouvements s’inscrivent dans l’histoire de la contestation étudiante tout en expérimentant de nouvelles formes d’organisation et de mobilisation.
La question de l’auto-organisation et l’expérimentation de formes démocratiques émerge également, d’une façon intéressante et nouvelle, dans les mobilisations du personnel contre la LPR et, en particulier, dans le cadre du collectif des « facs et labos en lutte ». Créé par un certain nombre d’organisateurs et organisatrices des anciens mouvements étudiants ayant notamment remporté une victoire dans le contexte de la lutte contre le CPE, ce collectif arrive à mobiliser largement et cela malgré son inscription temporelle dans le début de la pandémie. Il a en effet réussi plusieurs journées de mobilisation dont « la Journée de l’Université morte » du 5 mars 2020.
Le collectif des « facs et labos en lutte » a en outre assuré une présence au sein des trois composantes de l’ESR (enseignantEs, salariéEs non enseignantEs, étudiantEs) réclamant à juste titre un rôle à jouer dans la construction d’un autre projet d’Université. Très importante à souligner a été également la forte mobilisation du personnel enseignant précaire et cela en dépit du fait que les BIATSS (personnels des bibliothèques, ingénieurs, techniciens, administratifs et personnel socio-sanitaire) ainsi que les étudiantEs, se soient progressivement éloignéEs du collectif. Les BIATSS présentent en effet des problématiques qui peuvent être assez éloignées de celles des enseignantEs chercheurEs tandis que les étudiantEs n’ont pas réussi à s’inscrire d’une façon autonome dans la mobilisation. L’articulation des différentes composantes dans des revendications générales tout en respectant les besoins et les intérêts spécifiques de chaque groupe reste un défi majeur pour le succès des mobilisations dans l’ESR.
Malgré ces limites, le collectif a su innover tant sur le plan organisationnel que sur celui des formes de lutte. La mise en place des deux coordinations nationales des facs et labos en lutte – visant à coordonner la mobilisation, élaborer des revendications communes et organiser les débats – a permis la constitution d’une sorte de « déjà là » de l’Université ouverte à laquelle aspiraient les militantEs. Un autre élément intéressant est constitué par l’utilisation des répertoires médiatiques (pétitions en ligne, mise en circulation rapide des nombreuses résolutions contre la réforme approuvées dans les assemblées sur le territoire national). Les outils numériques ont été utilisés à la fois comme cadre organisationnel (mobiliser et coordonner les actions) et comme moyen pour centraliser l’information militante. Beaucoup d’énergie à été consacrée à la construction de l’expertise sur la réforme, indispensable pour armer les militantEs et mobiliser leur entourage. Il y avait en effet la possibilité d’affilier son équipe, son labo ou sa revue au collectif en utilisant le matériel disponible en ligne pour convaincre (argumentaires sur la LPR ou supports prêts à l’utilisation dans les AG). Le site de l’Université ouverte (qui fait référence au mouvement de la science ouverte) a permis de regrouper l’ensemble des informations et des initiatives militantes.
Au final, le collectif a su imposer le thème autour du contrôle de l’Université et a favorisé l’expression large d’une remise en question radicale de l’Université bourgeoise dont la structuration et l’organisation, à l’image de la société, sont faites pour exclure et asservir l’ensemble de ses composantes.
Dans le contexte actuel, il est urgent d’élargir la lutte au fonctionnement et au contrôle de l’ESR et au droit à l’éducation, de réclamer l’égalité d’accès et des moyens, de construire une université ouverte, autogérée par ses travailleurs/euses et ses étudiantEs et impliquée dans la construction de savoirs critiques permettant de répondre aux grands défis de notre époque.
- 1. Mandel, Ernest, 1979, Les étudiants, les intellectuels et la lutte de classe, Éditions La Brèche, Paris.
- 2. Horkheimer Max, 1974, Théorie traditionnelle et théorie critique, Traduction de Maillard C. et Muller S., Gallimard, p. 25.
- 3. Mandel, 1979 op. cit.
- 4. P. Dardot et C. Laval (2010), La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, p. 175.