Publié le Dimanche 13 décembre 2020 à 21h08.

Le commerce au temps du coronavirus

Dans le bouleversement global engendré par l’épidémie de coronavirus et ses multiples répercussions, en particulier au plan économique, le secteur du commerce occupe une place à part.

Outre que le commerce est devenu, avec le déclin de l’industrie, la première source d’emplois privés en France, les plus de 700 000 salariéEs de la grande distribution se sont retrouvés, derrière celles et ceux de la santé, en « seconde ligne », sommés de satisfaire les besoins alimentaires décuplés de millions de personnes confinées. Des centaines de milliers d’autres ont été placés en chômage partiel suite à l’interdiction d’ouverture de leur enseigne, une minorité en télétravail comme les métiers d’exécution. Secteur précarisé, à commencer par l’importance du temps partiel, essentiellement féminin et avec une présence syndicale réduite, c’est l’expérience d’être les premiers de corvée que les personnels encore en poste ont vécu. Après avoir été encensés comme les hospitalierEs, c’est désormais à un amère retour à la « normale », sur fond de plans de licenciements, qu’elles et ils sont confrontés.

De confinement en « confinement »

Le 14 mars 2020 tombe l’annonce par Édouard Philippe, alors Premier ministre, de fermeture des écoles et des commerces dits non-essentiels puis, le 16 mars, celle par Emmanuel Macron d’un confinement strict de la population dès le lendemain. Outre les cafés-restaurants, c’est la douche froide pour la plupart des commerces spécialisés, qu’ils soient indépendants ou de chaîne, et des grands magasins qui font l’objet d’une fermeture administrative, suivie de la mise en chômage partiel de millions de travailleurEs.

Le second confinement, commencé le 30 octobre dernier et toujours en cours à l’heure où ces lignes sont écrites, est certes plus souple dans ses modalités que le précédent mais l’attention des autorités s’est focalisée sur la fermeture, outre des activités visées lors du premier confinement, de certains rayons de la grande distribution : pour avant tout calmer la fronde des commerçants plus que par souci sanitaire face à l’omnipotence d’Amazon, le gouvernement a ordonné, à partir du 4 novembre, la fermeture des rayons textile, jouets, livres, etc. Il s’en est suivi un bras de fer entre les distributeurs et le pouvoir, les premiers usant, voire abusant du chômage partiel en guise de moyen de rétorsion.

La réouverture, samedi 28 novembre, des commerces en question, avec un protocole sanitaire renforcé pose également question : l’instauration d’une jauge de 8m² par client mais qui ne prend pas en compte la présence du personnel ainsi que l’obligation de son contrôle, pour les surfaces de plus de 400 m2, pas toujours réalisé par des agents de sécurité dont c’est le métier. C’est aussi la généralisation temporaire du travail dominical et nocturne pour les fêtes qui relève du miroir aux alouettes : outre le fait qu’un chiffre d’affaires perdu ne se rattrape pas, il suffit de s’être rendu une fois un dimanche de Noël dans un magasin bondé pour comprendre le risque de cluster que cela représente. On appréciera enfin la pertinence d’inciter la clientèle à faire ses achats jusqu’à 21 h et d’obliger les salariéEs à travailler jusqu’à cette heure alors qu’un couvre-feu est mis en place à partir du 15 décembre.

Une crise opportune pour les employeurs

Les grands gagnants de cette crise sont, d’une part, les plateformes de livraison et, d’autre part, la vente en ligne : les livreurEs, parfois sans-papiers, de Deliveroo, Frichti, Stuart ou Uber Eats ont été parmi les seuls à braver le virus dans les rues, au côté des éboueurEs. Sous statut d’auto-entrepreneur, pas d’inquiétude pour les plateformes qui les emploient de se voir poursuivies pour faute inexcusable de l’employeur en cas de contamination… Les commerces en ligne, en constante progression depuis des années, ont vu eux exploser leur fréquentation, même si leur part dans le commerce total tutoie encore la barre des 10%. C’est sans surprise Amazon, à côté d’autres entreprises nationales de e-commerce comme Cdiscount ou Fnac.com, qui se taille la part du lion avec une vente sur cinq. L’enseigne a vu son chiffre d’affaires en France bondir de 67% en novembre dernier, contribuant ainsi à l’indécente fortune de son fondateur, Jeff Bezos, qui gagne désormais en six secondes autant que la vie de travail d’unE salariéE.

On se souvient de la déclaration de Serge Tchuruk, ex-PDG d’Alcatel, qui rêvait d’une entreprise sans usines. Avec la crise du Covid, c’est la tendance d’un commerce sans magasins qui sort renforcée : généralisation du click and collect, retour de la vente au comptoir et essor des caisses automatiques là où on pouvait espérer que le rôle social de la caissière sorte renforcé par l’expérience du confinement, aller faire ses courses représentant une des rares occasions de sortie. Cette crise est en fait un puissant accélérateur des transformations, pour emprunter le jargon patronal, déjà à l’œuvre avant l’épidémie, et pour diminuer la masse salariale.

En effet, dès la fin du premier confinement, les plans de licenciements collectifs tombent comme à Gravelotte (cf. encadré). Le secteur de l’habillement en particulier connait une saignée sans précédent qu’on peut comparer au démantèlement de la sidérurgie dans les années 1970. Pourtant, outre les allégements de charges pérennes déjà consenties depuis des années, le gouvernement a versé à ces entreprises des milliards d’euros d’aides, dont des prêts garantis par l’État, sans chercher à leur imposer une quelconque contrepartie en matière de maintien des emplois. Dans les plus petites entreprises, les licenciements économiques déguisés, à commencer par la fin des périodes d’essai, et les liquidations, qui vont y compris à terme redessiner les centres-villes et commerciaux suite à la fermeture des boutiques, sont légion.

Face aux patrons et au Covid, des résistances qui ne demandent qu’à se renforcer

Les premiers jours, les salariéEs de l’alimentaire, toujours en poste lors du premier confinement, ont été confrontés à une situation de chaos : d’abord la ruée de la clientèle sur les produits de première nécessité qui donne lieu à des situations tendues en magasin. Puis l’absence criante de moyens de protection avec le manque de gel hydroalcoolique, celui de masques, dont le port était dépeint comme anxiogène vis-à-vis de la clientèle par des directions, et de gants qui a poussé les caissierEs à improviser des protections de fortune dans l’attente de la fixation de vitres en plexiglas.

En particulier là où il existe une implantation syndicale, c’est le personnel lui-même qui a pris en main la gestion du magasin au moment où beaucoup de cadres étaient à l’abri en télétravail. La mise en œuvre, à une échelle inédite, du droit de retrait, en dépit des menaces de sanction financière et/ou disciplinaire de la part de certains employeurs, a également contribué à ce que ces derniers mettent rapidement en place des mesures de sécurité appropriées sur fond de décès de dizaines d’employéEs en raison du Covid, en particulier chez Carrefour et dans la sécurité.

Face au risque de pénurie et pour pousser ces salariéEs à continuer à venir travailler avec la peur au ventre, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, exhortait, dès le 20 mars 2020, les entreprises de la grande distribution à leur verser une prime défiscalisée de mille euros. Son versement, une fois le confinement levé, s’est le plus souvent révélé une supercherie : peu d’entre elles et eux, en particulier dans les magasins franchisés, ont finalement eu l’intégralité de cette somme, se voyant appliquer des critères de versement restrictifs, voire discriminatoires comme à Monoprix. Ainsi, un employé de cette enseigne, hospitalisé plusieurs semaines pour avoir contracté le virus, a vu sa prime amputée en raison de son absence, ce qui a provoqué la mobilisation de la CGT, réprimée depuis par la direction qui a saisi la justice pour entraver les manifestations de colère devant les magasins.

Dans les entrepôts Amazon, toujours ouverts et tournant à plein régime, l’incompréhension du personnel vire rapidement à la révolte via le recours à la grève et au droit de retrait sur l’ensemble des sites. Alors que les cas de contamination explosent et que la direction se réfugie dans le déni, Solidaires, rejoint ensuite par plusieurs autres syndicats, saisit la justice qui ordonne, le 14 avril 2020, à l’entreprise US de limiter ses expéditions aux produits essentiels et ce sous peine d’un million d’euros d’astreinte. La riposte de l’entreprise ne se fait pas attendre, qui va fermer pendant un mois ses entrepôts français, mettant ainsi à l’abri du virus plus de 10 000 salariéEs et leurs proches avec un maintien de salaire assuré par l’entreprise. Le procès en appel confirme le premier jugement et a poussé depuis la direction à revoir ses rapports avec les organisations syndicales ainsi qu’à tenir compte de l’hostilité d’une partie de l’opinion qui s’inquiète de son essor.

La crise du coronavirus et la mise à nu, le plus souvent, du rapport d’exploitation, ont mis à rude épreuve la conscience des salariéEs du commerce au regard de leur existence, pas uniquement sociale mais tout court. L’importance des demandes d’informations, surtout dans les très petites entreprises, sur leurs droits en matière de sécurité dans cette période, et celle de pouvoir répondre collectivement aux abus de patrons pour qui la santé, voire la vie d’unE travailleurE, est une peccadille, offrent des possibilités supplémentaires aux organisations syndicales — et leur donnent une responsabilité — de renforcer leur implantation dans ce secteur, seule à même de créer un rapport de forces pérenne.