Publié le Samedi 1 juin 2024 à 09h00.

Féministes et syndicalistes

Dans cet entretien, nous avons cherché à savoir s’il y a une nouvelle génération féministe dans le syndicalisme ou une nouvelle génération de femmes, remplaçant la génération baby-boom, avec des conséquences pratiques mais pas forcément conscientes, sur la prise en compte des problématiques féministes et féministes.

Le monde du travail change. Qu’est-ce qu’on peut dire sur la répartition genrée du travail ? Quelles sont les évolutions en termes d’intégration des femmes au marché du travail et d’accès aux métiers, aux salaires, aux positions dans la hiérarchie ?

Fanny Gallot : Cela évolue très lentement. La division sexuée du travail est régie, selon les termes de la sociologue Danièle Kergoat, d’un côté par le principe de séparation, c’est-à-dire le fait que les femmes et les hommes ne font pas les mêmes métiers et que la prise en charge du travail domestique incombe encore largement aux femmes, et, d’autre part, par le principe de hiérarchisation : lorsqu’ils et elles travaillent dans les mêmes secteurs d’activité, on trouve de moins en moins de femmes à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie. Cette division du travail continue de fonctionner totalement dans le public comme dans le privé, malgré des effets d’annonce ou des campagnes de communication qui ne concernent en réalité que peu de monde, comme la parité dans les CA des entreprises du CAC40. Les politiques d’égalité professionnelle ne s’attaquent pas à la racine du problème que constitue le néolibéralisme et son lot de précarisation ou de temps partiels favorisant l’inégalité professionnelle.

La naturalisation des compétences qui explique la déqualification et les bas salaires dans les métiers du soin, de l’éducation, du social, du service à la personne perdure et continue d’expliquer cette division sexuée du travail.

Elsa Collonges : L’évolution est si lente qu’au rythme actuel l’égalité salariale ne sera pas pour notre génération et même pas pour nos filles ! Dans le secteur où je travaille, la microélectronique, les femmes étaient largement majoritaires au début chez les ouvrières parce qu’on avait choisi des salarié·es pour leur minutie, en recrutant par exemple chez les couturières ! Aujourd’hui, il faut un bac scientifique ou technique, et la proportion de femmes est beaucoup moins importante. Chez les ingénieur·es, on est à environ 30 % de femmes.

Pour ce qui concerne l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle, comme on dit dans les négociations avec la direction, les femmes sont perdantes dans toutes les catégories. Comme elles sont encore en charge de la majorité du travail domestique, elles ont besoin de temps partiels pour pouvoir tout combiner, surtout pour celles qui travaillent en horaires postés (une semaine de 5h à 12h30, une semaine de 12h30 à 20h30, la nuit ou le week-end). Mais sur les postes de production, les temps partiels sont refusés en dehors des congés parentaux, pour ne pas entraver la production. Au contraire, chez les ingénieures, il n’y a pas de soucis : dans tous les cas, elles font largement 100 % du boulot, mais sont payées 80 % et sur quatre jours au lieu de cinq. En revanche, il est impossible de monter dans le management en étant à temps partiel. Une enquête sur le stress, dans le cadre du suivi médical, avait montré que les femmes à temps partiel étaient parmi les salarié·es les plus touché·es par le stress au travail. Malgré tous ces problèmes, l’entreprise est très bien notée sur l’index égalité défini par le gouvernement. Ça ne l’a pas empêchée de perdre aux prud’hommes pour discrimination de genre en octobre 2023.   

Est-ce qu’on perçoit les effets de Metoo dans le travail ?

Fanny Gallot : La question des violences sexistes et sexuelles est montée en puissance dans le monde du travail depuis une quarantaine d’années. Des lois sur le harcèlement sexuel et le harcèlement moral ont été adoptées ; des organisations syndicales − même si elles se trouvent elles-mêmes traversées par des dénonciations de violences − s’en sont emparées ; des associations comme l’AVFT (Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail) ont beaucoup documenté cette question. Ces violences s’intègrent totalement dans la division sexuée du travail : dans la hiérarchisation qui existe au sein du monde du travail, les femmes se retrouvent souvent harcelées et agressées du fait de leur position, et de la domination structurelle dans la société. Mais, même si cette question est progressivement prise en charge, et que des obligations de formation existent, elle perdure largement.

Elsa Collonges : On en parle davantage et les entreprises ont effectivement été obligées de mettre en place des choses comme les référent·es harcèlement. Mais leur façon de traiter ces problèmes est complètement contre-productive : au lieu de muter les agresseurs pour protéger les victimes, ce sont en général elles qui sont déplacées Il n’y a aucune prise en charge des fonctionnements collectifs des équipes, seulement des sanctions individuelles qui ont tendance à solidariser les salarié·es autour des agresseurs contre les managers. Aucune des mesures préconisées par les syndicats n’a réellement été reprise, notamment la possibilité de bénéficier de congés spécifiques en cas de violences, la protection contre le licenciement, etc.

 

Et dans les syndicats ? Est-ce qu’on connaît les débats sur l’affaire Amar dans la CGT ?

Fanny Gallot : Cette affaire est la pointe émergée de l’iceberg ; d’autres l’ont précédée, comme à la CGT Ville de Paris où des syndicalistes féministes se sont organisées dans un collectif qu’elles ont appelé  « G8 », suite à l’agression d’une syndicaliste de la petite enfance par un syndicaliste du nettoiement en 2016. Ce genre de problème existe dans toutes les organisations, car des violences sexuelles, il y en a partout. Dans cette situation comme dans d’autres, les affaires de violences sont toujours mélangées à des questions d’orientation syndicale, de structuration de l’activité, etc. Des cellules de veille se mettent en place pour enquêter en interne, mais leurs recommandations ne sont pas toujours suivies par les organisations syndicales. Cependant, au fond, on ne peut pas déconnecter ces pratiques d’un éthos militant forgé par l’histoire reposant notamment sur le sexisme. C’est d’ailleurs ce que met en avant le collectif Resyfem qui entend rassembler des syndicalistes féministes sur la question des violences sexistes et sexuelles (VSS)

Elsa Collonges : L’affaire Amar a eu un impact important dans la CGT. Il faut en premier lieu saluer le travail de la cellule de veille qui tient le choc malgré les nombreuses remises en cause de son travail. Il y a une vraie prise de conscience, et des structures syndicales ont réellement pris le problème en charge, notamment en proposant des cadres de formation et en incitant les militant·es et les syndiqué·es à s’y inscrire. C’est encore difficile mais le travail réalisé dans l’inter-organisation qui rassemble les cellules de prise en charge des VSS de nombreuses organisations syndicales, politiques et associatives est un vrai point d’appui. Il permet le partage d’expérience sur les affaires Amar, Baupin, Quatennens mais aussi sur tous les cas moins médiatisés. C’est aussi un vrai cadre de soutien et de solidarité.  

Est-ce qu’on voit une évolution de la place des femmes dans les organisations, leurs instances, les actions ? Est-ce que le mouvement pour les retraites a donné des éléments ?

Fanny Gallot : Oui, il y a des évolutions, et encore heureux. Notamment, depuis quelques années, la perspective de la grève féministe fait son chemin dans les organisations syndicales, ce qui implique de repenser le travail, repenser la grève et du même coup les pratiques militantes : les intersyndicales femmes le révèlent, elles sont davantage appropriées par les nouvelles générations et rassemblent près de 500 syndicalistes féministes chaque année.

Elsa Collonges : La grève du 8 mars commence à sortir du cadre des militantes féministes syndicalistes convaincues ! Notamment grâce à son énorme succès dans l’État espagnol. Mais aussi parce qu’une nouvelle génération de jeunes femmes arrive dans le monde du travail et y ont déjà participé quand elles étaient étudiantes.

Les différents mouvements sur les retraites ont aussi été l’occasion de mettre en lumière les inégalités de salaires et de carrière subies par les femmes. Les revendications spécifiques portées à ce moment-là ont été de vrais vecteurs de construction de la mobilisation.

L’obligation de respecter la proportion de femmes de chaque catégorie socio-professionnelle sur les listes des élections professionnelles a aussi obligé les syndicats à faire un réel effort pour aller chercher des femmes et les impliquer dans la vie des syndicats.

 

Quelle est la prise en compte des questions féministes dans les syndicats ? De la place des femmes dans les instances ? Y a-t-il un effet Sophie Binet ?

Elsa Collonges : Le renouveau du mouvement féministe ces dernières années a percuté l’ensemble de la société et donc évidemment les organisations syndicales. Après #MeToo, c’est clair que la question des violences a émergé au travail de manière générale et aussi dans les structures syndicales. Il y a d’ailleurs un double travail à faire : combattre le sexisme, les discriminations, les violences au travail et aussi les combattre dans les structures syndicales. Ça fait beaucoup, d’autant plus que ça repose essentiellement sur les femmes. Mais clairement il y a un changement dans la prise en charge collective de ces questions à tous les niveaux dans les instances. Pour ce qui est de mon syndicat, la CGT, elles sont paritaires. C’est à la fois une vraie opportunité de faire de la place aux femmes mais aussi une surcharge de travail : c’est la triple journée de la militante ! D’ailleurs, la CGT avait commandé en 2016 une étude sur la place des femmes dans sa commission exécutive pour mieux comprendre quels étaient les freins à leur implication .

Pour l’effet Sophie Binet, c’est sûr que les militantes féministes de la CGT ont vu son accession au poste de secrétaire générale non seulement comme un soulagement au vu du déroulement du congrès confédéral de de 2023, mais aussi comme un encouragement à leurs combats externes et internes. 

 

Y a-t-il un effet MeToo indirect ? Autrement dit, est-ce que les femmes mobilisées sur MeToo transfèrent leur expérience dans leurs organisations ?

Fanny Gallot : Ça ne se fait pas de façon aussi directe. Je dirais que des militantes s’impliquent sur des questions féministes en interne ou à l’extérieur de leurs organisations syndicales et déroulent progressivement une pelote qui les conduit à remettre en cause des orientations et des pratiques militantes. C’est ce qu’il s’est passé avec le « G8 » : au départ, elles n’étaient pas toutes particulièrement impliquées sur ces questions et c’est une affaire en particulier qui leur a fait prendre conscience de cet enjeu.

Elsa Collonges : La conscience de la discrimination subie par les femmes a beaucoup progressé ces dernières années à l’occasion de #MeToo, et pas seulement. Je dirais qu’il y a un effet générationnel pour les femmes qui ont été élevées dans les années 1980-1990. L’idée répandue était que qu’on avait tout gagné, qu’il n’y avait plus besoin d’être féministe. Mais devenues mères et travailleuses à leur tour, la supercherie s’est bien vite fait sentir ! Elles ont pris en pleine figure les discriminations de salaires, de carrière, la double journée… et l’ampleur des féminicides…

La jeune génération de femmes qui étaient lycéennes ou étudiantes au moment de #MeToo en 2017 arrive maintenant dans le monde du travail. On voit chez les nouvelles embauchées des jeunes femmes qui ne s’épilent pas, qui ont des piercings, qui portent des crop-tops, ont les cheveux colorés, etc. ce qui existait beaucoup moins dans la génération précédente. Elles arrivent donc avec des exigences à mon sens beaucoup plus fortes… On verra dans les années qui viennent comment cela se traduit en termes d’engagement sur les lieux de travail…

 

Comment voit-on le rôle des militant·es féministes dans cette discussion ? Quels rapports entre organisations ouvrières et mouvement autonome des femmes ?

Fanny Gallot : C’est difficile de répondre car il y a différents profils de militantes féministes. Mais en réalité, beaucoup de militantes féministes sont également impliquées syndicalement et œuvrent là où iels sont pour faire bouger les lignes. Et je dirais que, malgré les tensions existantes, l’idée que la grève féministe doit être reprise par les organisations syndicales pour être massive fait son chemin. Cela dit, une discussion s’engage également dans certains cadres féministes autour de l’idée de créer un syndicat du travail reproductif ; cela s’explique notamment par l’impression qu’ont certaines féministes d’une sous-estimation de la question dans les organisations syndicales traditionnelles.

Elsa Collonges : Après une période de méfiance très forte entre le mouvement syndical et les nouvelles formes du mouvement féministe, j’ai l’impression qu’on rentre dans une phase de coopération plus constructive, notamment pour le 8 mars ou le 25 novembre. Du coup on a des jeunes femmes qui trouvent mieux leur place dans le militantisme syndical. En parallèle, les organisations syndicales prennent mieux en compte des problématiques comme le travail domestique ou les violences. Il y a des efforts de part et d’autre, poussés notamment par les militantes féministes lutte de classe des années 2000. La convergence des différents cadres pour l’unification du mouvement féministe n’est pas faite, mais ça progresse à mon sens.

 

Est-ce qu’on est en mesure de donner des éléments de réponse à la problématique posée pour cet article ?

Elsa Collonges : Pour moi la réponse à la question est oui : il y a clairement des effets de génération, une « vague » du mouvement féministe qui s’approprie et pose de nouvelles questions avec à la clef de nouvelles exigences, formulées ou pas en termes de revendications. L’héritage de nos mères féministes des années 70 nous a partiellement désarmées dans un contexte de reflux global du mouvement social, une période où être féministe était ringard !

Aujourd’hui, la réalité de la discrimination a réactivé la colère et se revendiquer féministe est manifestement légitime pour les jeunes femmes d’aujourd’hui. La compréhension mutuelle de nos expériences et l’homogénéisation de notre mouvement est une nécessité pour que nous puissions engranger des avancées significatives pour les femmes et toutes les minorités de genre. Dans un contexte difficile, le mouvement féministe, par la radicalité dont il fait preuve et par sa dimension subversive, est une vraie source d’espoir pour toutes les militantes, au travail, à la maison et dans l’ensemble de la société !

 

Propos recueillis par Antoine Larrache

 

Fanny Gallot est historienne, maîtresse de conférences en histoire contemporaine et chercheuse.

Elsa Collonges est syndicaliste dans la métallurgie et membre de la direction du NPA-L’Anticapitaliste.