Publié le Mardi 14 janvier 2025 à 18h00.

Franz Fanon l’Algérien

Ce texte est issue d'une introduction à une séance organisée par le Centre d’Études Marxistes. Ces formations visent à la fois un objectif d’autoformation et de réflexion critiques. Elles empruntent donc beaucoup à des travaux préexistants de camarades issu·es ou non de notre courant. Ici, Alice Cherki pour sa préface à l’édition de 2002 aux Damnés de la Terre, Philippe Pierre-Charles et Jean Nanga. Qu’ils et elle en soient remercié·es.

Après ses études de médecine à Lyon et son apprentissage à l’hôpital de Saint-Alban, où il rencontre le psychiatre et militant anti-franquiste François Tosquelles, Frantz Fanon est nommé à l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie. Il n’était pas rare que des jeunes antillais, formés en France soient envoyés comme cadres dans les colonies d’Afrique du Nord ou saharienne. Il découvre un monde coupé en deux comme le montre sa description dans les Damnés de la terre de la ville du colonisé que tout oppose à celle du colon. Il se heurte aussi à la psychiatrie de l’école d’Alger, dirigée par Antoine Porot, utilisée comme rouage du système colonial, qui présente les patients algériens comme hystériques, prédisposés au crime, primitifs, mus par l’instinct et incapables de pensée rationnelle.

Il introduit à Blida la « social-thérapie » pratiquée à Saint Alban, transformant profondément le rapport des soignants aux patients, européens ou algériens. La rupture avec l’ethnopsychiatrie raciste de Porot ne peut pas se faire sous le drapeau de la culture coloniale française, prétendument universelle, elle doit prendre sa source dans ce qui fait sens pour ses patients algériens : leurs référents culturels, leur langue, l’organisation de leur vie sociale. Soigner demande de comprendre la société algérienne. Fanon va s’intéresser à la vie dans les zones rurales, les douars, au rôle joué par les femmes algériennes — autant d’aspects qui démontrent la puissance et la résilience de la tradition algérienne sous le colonialisme, « le refus du masque », une culture vivante, inscrite dans les corps qui résiste dans les faits à la norme coloniale. « Cette société, que l’on dit figée, fermente par la base ».

C’est au croisement entre sa pratique en psychiatrie et son engagement politique, que Fanon s’engage dans la lutte des Algériens pour leur indépendance. Non pas directement dans la lutte armée, mais en faisant de l’hôpital de Blida un lieu sûr pour soigner les combattants de l’ALN en particulier les maquisards souffrant de troubles psychiques.

Quand l’implication de l’hôpital et de son personnel dans la résistance est découverte, face à la menace d’arrestation voire de torture et de mort, il démissionne en novembre 1956 avant d’être expulsé d’Algérie en janvier 1957. Il décide alors de se définir comme Algérien, sous le nom d’Ibrahim Omar Fanon

Il rejoint Tunis où se met en place l’organisation extérieure du FLN. Tout en assumant la direction d’une clinique à l’hôpital Charles Nicolle, il participe au comité de rédaction d’El Moudjahid. C’est lui qui représentera l’Algérie au congrès panafricain d’Accra et comme ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) au Ghana. En 1959 il publie L’An V de la révolution algérienne.

Sa mort survient le 6 décembre 1961 à l’âge de 36 ans, aux États-Unis où il était soigné pour une leucémie, quelques mois avant l’indépendance algérienne. Il sera inhumé à sa demande en Algérie, au cimetière des Chouhada (martyrs de guerre).

 

À partir des Damnés de la terre, sur le recours à la violence par les colonisés

Le livre, dicté à Marie-Jeanne Manuellan, ne sera publié que quelques jours avant sa mort. Son titre vient d’un poème de Jacques Roumain, écrivain marxiste haïtien, et comme le précise Alice Cherki dans sa préface à l’édition de 2002, les Damnés de la terre auxquels Fanon s’adresse ne sont plus essentiellement les prolétaires des pays industrialisés de la fin du 19e siècle mais « les déshérités des pays pauvres qui veulent réellement la terre et du pain ».

L’ouverture du premier chapitre intitulé « De la violence » est d’une brûlante actualité en clamant que la violence ne commence pas avec la lutte de libération nationale. Celle-ci est, au contraire, une réaction à la violence structurelle de la situation coloniale qui est une violence fondamentale, militaire, économique, sociale, politique, psychique.

Le monde colonisé est un monde coupé en deux, dont la « ligne de partage, la frontière est indiquée par les casernes et les postes de police. [...] l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d’oppression est le gendarme ou le soldat », un monde manichéiste qui fait du colonisé une sorte de quintessence du mal.

Et parce que « le colon entretient chez le colonisé une colère qu’il stoppe à la sortie [de son quartier] », ce dernier tourne la violence contre lui-même et les siens, « s’épuise en luttes fratricides ».

Ce sont la fraude électorale organisée par l’administration coloniale, la répression des manifestations indigènes, la constitution de milices pro-coloniales qui vont pousser les colonisés à réorienter la violence préexistante qui tournait à vide et à mettre en jeu leurs vies pour la liberté. Celui à qui on a toujours dit « qu’il ne comprenait que le langage de la force, décide de s’exprimer par la force ». Fanon insiste sur la symétrie entre la violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé qui « s’équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire ». Pour lui, la violence est aussi le moyen incontournable « d’une remise en question intégrale de la situation coloniale » telle que « les derniers seront les premiers » et d’une décolonisation qui doit être conquise, et non octroyée.

C’est en ce sens que pour Fanon, «au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées […] le réhabilite à ses propres yeux ». La violence a aussi une dimension stratégique, faisant la différence avec les réformistes qui veulent seulement obtenir un peu plus de pouvoir sans remettre en cause fondamentalement le système.

Si ce premier chapitre est loin des caricatures qui en sont faites, notre camarade Philippe Pierre-Charles interroge cependant à juste titre cette idée que la violence opérerait une décantation naturelle au sein même du processus entre les tenants de changements profonds et les opportunistes comme un critère absolu voire même suffisant. Il souligne aussi que l’effet perturbant ou libérateur de l’usage de la violence dans une lutte émancipatrice dépend en grande partie de sa légitimité perçue individuellement et collectivement comme indispensable à l’émancipation exigée.

Nous ne pouvons dissocier ce premier chapitre du suivant intitulé « Grandeur et faiblesse de la spontanéité » qui en constitue un dépassement. Fanon y pointe la grande faiblesse et les dangers du « volontarisme spectaculaire » et de la « brutalité pure, totale ». La violence symétrique n’est qu’un moment du processus, et ne peut en cela être absolutisée : « Le racisme, la haine, le ressentiment, ‘‘le désir légitime de vengeance’’ ne peuvent alimenter une guerre de libération ».

Fanon différencie nettement la contre-violence des colonisés comme moyen, et la finalité de cette contre-violence qui est la fin de l’ordre colonial et au-delà l’émancipation des colonisés. Et c’est dans la dynamique même de la lutte que ce dépassement est possible, passant « du nationalisme global et indifférencié à une conscience sociale et économique ». Le manichéisme initial est bouleversé : « à la clarté idyllique et irréelle du début se substitue une pénombre qui disloque la conscience » à la fois par l’émergence de la dimension sociale : « le peuple découvre que le phénomène inique de l’exploitation peut présenter une apparence noire ou arabe » et aussi par l’engagement anticolonialiste de blancs qui « se font nègres ou arabes et acceptent les souffrances, la torture, la mort ». Alors « le niveau racial et raciste est dépassé dans les deux sens ».

Le colonisé qui s’est engagé dans la lutte au péril de sa vie élargi sa compréhension du monde aux dimensions économique et sociale. Sa conscience de classe se forge dans le feu de la lutte anticoloniale

Mais Fanon va au-delà. La lutte de libération nationale, malgré la violence, nécessaire et légitime, imposée par la situation coloniale doit être porteuse d’universalité, elle n’est qu’un moment de l’émancipation humaine universelle, celle des peuples et des classes dominées, opprimées.

Le chapitre intitulé « De la violence » se conclut sur un plaidoyer universaliste magnifique : « En agitant le tiers monde comme une marée qui menacerait d’engloutir toute l’Europe, on n’arrivera pas à diviser les forces progressistes qui entendent conduire l’humanité vers le bonheur. Le tiers monde n’entend pas organiser une immense croisade de la faim contre toute l’Europe. Ce qu’il attend de ceux qui l’ont maintenu en esclavage pendant des siècles, c’est qu’ils l’aident à réhabiliter l’homme, à faire triompher l’homme partout, une fois pour toutes ».

Et aussi sur une sévère, mais juste, interpellation des « masses européennes » sur laquelle nous reviendrons.

 

L’internationalisme en actes et les rapports entre les classes ouvrières du nord et du sud

Sur la dette coloniale, Fanon écrit « Le colonialisme et l’impérialisme ne sont pas quittes avec nous quand ils ont retiré de nos territoires leurs drapeaux et leurs forces de police ». Il montre combien « l’Europe est littéralement la création du tiers monde », que « les richesses qui l’étouffent sont celles qui ont été volées aux peuples sous-développés » et que « les ports de la Hollande, Liverpool, les docks de Bordeaux et de Liverpool spécialisés dans la traite des nègres doivent leur renommée aux millions d’esclaves déportés ». Il en conclut à juste titre que la richesse des pays impérialistes est aussi la richesse des pays coloniaux dont ils ont pillé « les diamants et le pétrole, la soie et le coton, les bois et les produits exotiques » en se comportant « comme de véritables criminels de guerre ». À partir de là, la réparation est un dû qui ne peut se limiter à la « réparation morale de l’indépendance nationale [qui] ne nous aveugle pas, ne nous nourrit pas ». Il raille le chef d’État européen qui viendrait « déclarer la main sur le cœur qu’il lui faut venir en aide aux malheureux peuples sous-développés ». Et il conclut : « Aussi n’accepterons-nous pas que l’aide aux pays sous-développés soit un programme de ‘‘sœurs de charité’’ ». Cette aide doit être la consécration d’une double prise de conscience, prise de conscience par les colonisés que cela leur est dû et par les puissances capitalistes qu’effectivement elles doivent payer.

 

L’exigence s’adresse aussi à la gauche, au mouvement ouvrier.

Aujourd’hui, les livres de Fanon sont les plus vendus à la librairie La Brèche, il n’en a pas toujours été ainsi : Dans le chapitre 7 consacré à Fanon et la gauche française, de son livre Frantz Fanon, l’héritage, Philippe Pierre-Charles écrit : « L’intransigeance de Fanon à l’égard de la gauche française a aussi fait couler beaucoup d’encre. Le black-out qui a frappé son œuvre en France ressemble alors à la réponse du berger à la bergère. »

Fanon dénonce les atermoiements de la gauche au nom des idéaux qu’elle trahit. En s’appuyant sur des valeurs théoriquement communes.

Le fond du problème selon Fanon, réside dans le refus de la gauche française des années 1950 de reconnaître la légitimité de la lutte de libération nationale algérienne, et donc de soutenir sans barguigner la revendication de l’indépendance de l’Algérie. Fanon comprend bien que la nature de la colonisation (colonisation de peuplement) rend le problème plus ardu mais il n’accepte pas la capitulation politique devant le principe non négociable du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Il faut rappeler l’opposition très longue du PCF à la revendication d’indépendance nationale des combattants algériens qui prend racine dans l’idée que l’Algérie était une « nation en formation », que son évolution devait se faire sous la tutelle de la France, et sur les risques de diviser le classe ouvrière algérienne. Le PCF défendait le mot d’ordre de paix en Algérie et, en 1956, votait les pouvoirs spéciaux pour l’Algérie au gouvernement colonialiste de Guy Mollet qui mettait en place un état d’exception : par le transfert à l’armée des pouvoirs de police, suspension des libertés individuelles, la généralisation du recours à la justice militaire et aussi l’envoi massif du contingent en Algérie.

Ensuite Fanon en appelle aussi au sens moral, à un humanisme élémentaire. La faiblesse des réactions françaises à la torture pratiquée par le colonialisme en Algérie le révolte profondément. Lorsque la protestation monte en puissance, Fanon note sans pitié que c’est parce que les victimes sont européennes.

La différence de traitement entre le 17 octobre 1961 et le 8 février 1962 témoigne de ce double standard. Pendant très longtemps, autant la seconde date, les neuf militants tué·es au métro Charonne, était connue et commémorée, autant la répression meurtrière, par la police française, d’une manifestation pacifique d’Algériens organisée à Paris par la fédération de France du FLN qui a fait 12 000 raflés et plusieurs centaines de personnes tuées par balles et jetées à la Seine (noyées par balles) a été passée sous silence.

 

Pas de socialisme sans anticolonialisme

Pour Fanon le socialisme en Europe ne peut pas plus s’affranchir de la dette coloniale que les états eux-mêmes. Dans les Damnés de la terre il fait référence à un article de Marcel Péju dans Les Temps modernes, n°175-176 d’octobre-novembre 1960 : « Distinguer radicalement l’édification du socialisme en Europe des ‘‘rapports avec le tiers monde’’ (comme si nous n’avions avec celui-ci que des relations d’extériorité), c’est, consciemment ou non, donner le pas à l’aménagement de l’héritage colonial sur la libération des pays sous-développés, c’est vouloir construire un socialisme de luxe sur les fruits de la rapine impériale – comme, à l’intérieur d’un gang, on se répartirait plus ou moins équitablement le butin, quitte à en distribuer un peu aux pauvres sous forme de bonnes œuvres, en oubliant que c’est à eux qu’on l’a volé ».

On l’a vu, pour Fanon, la lutte de libération nationale est porteuse d’universalité. Ce qu’il exprime avec ce que notre camarade Jean Nanga nomme « un angélisme apparent » : Quand Fanon écrit « Ce qu'il [le tiers monde]  attend de ceux qui l’ont maintenu en esclavage pendant des siècles, c’est qu’ils l’aident à réhabiliter l’homme, à faire triompher l’homme partout, une fois pour toutes ». Cette attente ne s’adresse évidemment pas à la bonne volonté des gouvernements européens mais aux des « masses européennes », dont l’aide sera décisive et « qui, il faut qu’elles le reconnaissent, se sont souvent ralliées sur les problèmes coloniaux aux positions de nos maîtres communs. Pour cela, il faudrait d’abord que les masses européennes décident de se réveiller, secouent leurs cerveaux et cessent de jouer au jeu irresponsable de la Belle au bois dormant ».

Pour Jean Nanga « Cette irresponsabilité réside notamment dans le fait que les intellectuels de la métropole présentent la contre-violence des colonisé·es comme le lieu où la violence commence, plutôt que de la désigner comme une réaction à la violence coloniale. Ce faisant, ils accompagnent leur solidarité avec le peuple algérien d’une condamnation de la violence – le ‘‘terrorisme’’ – du FLN ». Des conseils et critiques qui « s’expliquent par le désir difficilement réprimé de guider, d’orienter jusqu’au mouvement de libération de l’opprimé » et par « la persistance de la version de gauche de la ‘‘mission civilisatrice’’, loin de la nécessaire « solidarité universelle des exploité·es et des dominé·es ; une solidarité débarrassée cependant des scories de l’héritage hiérarchique impérial ». Ce qu’exprimait Aimé Césaire dans sa Lettre à Maurice Thorez secrétaire général du PCF, 24 octobre 1956 : « qu’aucune doctrine ne vaut que repensée par nous, que repensée pour nous, que convertie à nous. Cela a l’air d’aller de soi. Et c’est ici une véritable révolution copernicienne qu’il faut imposer tant est enracinée en Europe et dans tous les partis, de l’extrême droite à l’extrême gauche, l’habitude de faire pour nous, de penser pour nous, de disposer pour nous, bref l’habitude de nous contester le droit à l’initiative qui est en définitive le droit à la personnalité. »