Le mouvement du 22 février prolongé par les manifestations du 1er et surtout du 8 mars constitue une rupture avec une période de désenchantement et de pessimisme qui a caractérisé les mouvements sociaux, le monde du travail, l’intelligentsia et surtout les forces vives de la société algérienne, comme la jeunesse et les femmes. Un nouveau champ du possible est ouvert et la rupture avec un régime politique autoritaire, prédateur et clanique devient une perspective ouverte.
Un tournant
Depuis octobre 1988, nous avons accumulé les défaites politiques. Défaite face à l’islamisme qui a su, entre 1988 et 1993, capter la radicalité sociale en mouvement dans la société, celle des démunis et des travailleurs, en usant d’un populisme religieux prononcé et d’une insolence face au pouvoir admirée. Le résultat a été un recul des forces démocratiques et de gauche laminées ensuite par la décennie noire où les islamistes vont jouer les va t’en guerre contre le pouvoir, mais aussi contre la militance politique anti-islamiste ciblant plus particulièrement intellectuels, syndicalistes et les femmes.
Défaite aussi face à un régime politique qui s’est fait une « crédibilité » d’un temps en jouant au pardon et à la réconciliation nationale, mais aussi en profitant du gonflement de la rente pétrolière pour construire deux millions de logements et le grands projet d’autoroute est-ouest en plus de méga-équipements dans le pays. Ainsi, Bouteflika, venu sur les cendres d’une Algérie brulée, abimée, va jouer à l’homme providentiel et illusionner une partie de la population. Entre temps, son régime a multiplié les atteintes aux libertés démocratiques, verrouillé le champ politique et associatif, fait de la corruption un élément systémique et appliqué à l’aise les mesures en phase avec la mondialisation néolibérale.
Ces défaites n’ont pas brisé les luttes mais ont rendu les forces sociales et le monde du travail plutôt sur la défensive ! De ce point de vue, le mouvement populaire enclenché le 22 février représente un tournant, une rupture. Il fait bouger les rapports de forces et libère les luttes et l’action populaire contre le régime politique pro-néolibéral, corrompu et anti-démocratique.
Magie populaire
Ce mouvement a démarré sur une action presque morale dénonçant cet acte immoral du clan présidentiel de présenter un président vieillissant, malade, infirme et sans paroles depuis 2013. Rapidement, le mouvement a pris une dimension populaire, nationale et d’une mixité inimaginable. La manifestation du 8 mars a été le summum de cette magie populaire où la fraternité, la présence massive des femmes, le civisme des jeunes et des slogans aussi politiques que faits d’humour ont marqué ce 8 mars. C’est surtout une manifestation grandiose par le nombre et par les couleurs, du jamais vu depuis l’indépendance !
La caractéristique de ce mouvement est l’implication de forces sociales comme les jeunes, les réseaux militants, les femmes et même les familles, les étudiants et de plus en plus les enseignants, les commerçants, qui ont bien répondu à l’appel à la grève générale et même des patrons qui ont des comptes à régler avec le clan Bouteflika et la façon sélective dont il a distribué la manne pétrolière durant son règne de 20 ans. Le monde ouvrier, bien que présent dans les manifestations, n’a réagi qu’accessoirement au début du mouvement dans certaines villes et certaines entreprises. L’UGTA, trop collée à Bouteflika grâce à Sidi Saïd son secrétaire général, a tout fait pour éviter une réaction syndicale et ouvrière en s’appuyant sur une bureaucratie horizontale carriériste et corrompue. Les syndicats autonomes, encore peu présent dans les entreprises, n’ont pas encore la représentativité qui leur permet de changer le cours des choses.
Ceci dit, depuis le 1er mars, des entreprises commencent à se lancer dans le mouvement et entamer des grèves et des sit-in dans leurs entreprises, à l’exemple des travailleurs des ports, des filiales de Sonelgaz (EDF algérien), et même de certaines administrations publiques comme la CNAS (caisse de la Sécurité sociale) ou les travailleurs de l’université. Ceci reste encore parcellaire tant que les grandes entreprises industrielles concentrant le gros des effectifs ouvriers n’ont pas bougé comme El Hadjar à Annaba, la zone industrielle de Rouiba (Alger) ou les travailleurs de Sonatrach au Sud. Cela représente des centaines de milliers de travailleurs et des secteurs stratégiques et sensibles dans la configuration de la classe ouvrière algérienne. La convergence des travailleurs avec ce mouvement de protestation populaire, à travers la grève générale plus précisément, pourra changer les rapports de forces très vite et favoriser la fin du régime, l’auto-organisation et la mise en œuvre d’une transition sous contrôle ouvrier et populaire.
Manœuvres machiavéliques du pouvoir
L’annonce lundi soir du retrait de Bouteflika du 5e mandat et du report des élections, accompagnés d’un changement de gouvernement et d’une conférence nationale devant travailler à assurer la transition à une « nouvelle république », a été perçue par les Algériens comme un parjure, un scénario pervers qui donnera du temps au pouvoir de s’assurer un changement sans douleur pour le clan présidentiel et la bourgeoisie oligarque qui l’a portée. Bien que le recul du clan dirigeant soit réel et que le mouvement populaire ait eu sa première victoire symbolique, qui traduit que c’est dans les luttes qu’on peut faire bouger les lignes d’un régime opaque, le piège d’un régime qui va perdurer en usant d’artifices pour apaiser la colère populaire est déjà perçu par ceux qui, à travers les réseaux sociaux, jouent le rôle d’acteurs et animateurs de ce mouvement. La classe politique et l’opposition, invalidée dés le début par ce mouvement, ont aussi rejeté ce scénario de Bouteflika.
De ce point de vue, la manifestation du vendredi 15 mars sera déterminante pour faire apparaitre une plus grande détermination ou le début d’un reflux du mouvement populaire. Si les manœuvres machiavéliques du pouvoir sont réelles, l’inventivité du mouvement populaire et sa radicalité laissent augurer une dynamique de crise pré-révolutionnaire qui, certainement, prendra du temps, mais permettra d’entrevoir une nouvelle Algérie, celle qui tourne le dos aux diktats des prédateurs et des oligarques mafieux.
Adel Abderrezak (universitaire et ex porte-parole du syndicat des universitaires)