Publié le Vendredi 15 juin 2018 à 11h39.

Au Moyen-Orient, des rivalités régionales croissantes

Les soulèvements de l’année 2011 et le processus de déstabilisation régionale qu’ils ont enclenché, combinés à la perte d’hégémonie étatsunienne consécutive à la déroute politique et militaire en Irak, ont contribué à accroître les rivalités entre puissances régionales, Iran et Arabie saoudite en tête. C’est en effet à une véritable guerre froide que l’on assiste depuis quelques années entre les deux pays, qui pourrait connaître de nouveaux développements avec le regain de tension autour du nucléaire iranien.

« Si l’Iran se dote d’une capacité nucléaire, nous ferons tout notre possible pour faire de même ». La déclaration du ministre saoudien des Affaires étrangères, Adel al-Jubeir, est explicite, et elle n’a pas été faire n’importe quand. C’est en effet le 9 mai, soit le lendemain de l’annonce par Donald Trump du retrait des États-Unis de l’accord international sur le nucléaire iranien, qu’al-Jubeir a jugé bon de tenir ces propos sur CNN. Une nouvelle étape dans l’escalade verbale et militaire entre Iran et Arabie saoudite. 

Guerre froide

Les rivalités entre les deux pays sont anciennes. Après la révolution de 1979, l’Arabie saoudite s’était sentie menacée par le discours du régime iranien, alliant conservatisme religieux et hostilité farouche aux États-Unis, principal allié et soutien de Ryad, et avait appuyé le régime de Saddam Hussein durant la guerre Iran-Irak (1980-1988). Après un apaisement relatif au cours de la seconde moitié des années 1990, les tensions vont reprendre après la chute de Saddam Hussein en 2003 et l’avènement d’un gouvernement irakien dirigé par des Chiites proches de l’Iran, étendant la sphère d’influence de Téhéran. Les soulèvements arabes de 2011 seront une opportunité pour les deux rivaux de modifier les rapports de forces régionaux, par des interventions dans les conflits qui se développent avec l’épuisement du processus révolutionnaire. 

En Syrie, au Yémen, en Irak, au Liban… les affrontements diplomatiques, politiques et/ou militaires  entre Arabie saoudite et Iran se sont ainsi multipliés, même si leurs troupes ne s’affrontent pas directement et s’il n’y a pas officiellement de guerre en les deux pays. C’est ce qui autorise à parler de « guerre froide » entre les deux puissances régionales, sans évidemment relativiser le caractère éminemment « chaud » des guerres en Syrie ou au Yémen, qui ont fait des centaines de milliers de victimes, avec des millions de déplacéEs et des situations humanitaires absolument catastrophiques. Une guerre froide entretenue par deux acteurs aux motivations diverses : du côté de l’Iran, la volonté expansionniste est manifeste, en Irak, au Liban ou en Syrie, tandis que du côté saoudien, c’est l’ultra-conservatisme et la volonté que « rien ne change » qui domine. 

Le contentieux libanais

En novembre dernier, la démission-surprise du Premier ministre libanais Saad Hariri, à la tête, depuis octobre 2016, d’un gouvernement de coalition regroupant la quasi-totalité de l’échiquier politique libanais, y compris le Hezbollah, a été interprétée à juste titre comme une volonté de représailles de l’Arabie saoudite vis-à-vis de l’Iran. Des représailles précipitées par les succès d’alors, en Syrie, d’Assad, des milices iraniennes et du Hezbollah contre les alliés des Saoudiens. Saad Hariri avait alors lu une déclaration à la télévision, depuis l’Arabie saoudite, dans laquelle il déclarait : « L’Iran a une mainmise sur le destin des pays de la région […]. Le Hezbollah est le bras de l’Iran non seulement au Liban mais également dans les autres pays arabes. Ces dernières décennies, le Hezbollah a imposé une situation de fait accompli par la force de ses armes. » De son côté, le ministre saoudien pour les Affaires du Golfe, Thamer al-Sabhane, n’y allait pas par quatre chemins : « Les Libanais doivent choisir entre la paix et l’affiliation au Hezbollah. » Le président iranien Hassen Rohani mettait quant à lui en garde quiconque voudrait « prendre une décision décisive en Irak, en Syrie, au Liban et dans l’ensemble du golfe Persique sans tenir compte des positions iraniennes ». Une crise heureusement sans conséquence immédiate, avec le retour d’Hariri et la tenue d’élections en mai dernier, mais qui donnait alors à voir le niveau de tension entre les blocs régionaux et les risques de contagion militaire, y compris au sein de pays qui semblent jusqu’ici épargnés. 

Trump et Netanyahou poussent au crime

L’élection de Donald Trump et son hostilité affichée à l’égard de l’Iran a en réalité galvanisé les dirigeants saoudiens, qui se sentent autorisés à provoquer et à menacer la république islamique, convaincus qu’ils sont que le géant US les accompagnera. Les positions de Trump sur le nucléaire iranien et sur l’accord international, que les Saoudiens n’avaient pas manqué de critiquer, mais pas trop ouvertement pour ne pas froisser, à l’époque, Barack Obama. Ryad avait d’ailleurs félicité, en octobre 2017, Donald Trump, suite à un discours de ce dernier où il répétait qu’il allait en finir avec l’accord sur la nucléaire iranien, en publiant un communiqué affirmant que « l’Arabie saoudite soutient et salue la ferme stratégie proclamée par le président Trump à l’égard de l’Iran et de sa politique agressive ». Une déclaration quasi conforme à celle de Benyamin Netanyahou, Premier ministre de l’État d’Israël, troisième acteur essentiel de cette exacerbation des conflits au niveau régional (voir interview de Gilbert Achcar). 

Si les discours belliqueux de l’Iran et de l’Arabie saoudite ne doivent pas nécessairement être pris au pied de la lettre et laisser penser que nous serions à la veille d’une conflagration régionale, force est toutefois de constater qu’une situation de guerre froide durable s’est installée. Les deux puissances interviennent militairement hors de leurs frontières pour préserver ou étendre leurs zones d’influence, s’affrontent par groupes satellites interposés, et chaque pays de la région, voire chaque force politique, est sommé de choisir son camp. Conjuguée à l’instabilité régionale, que les tensions croissantes autour de l’accord sur le nucléaire iranien pourraient encore aggraver, cette guerre froide est une catastrophe pour les peuples du Moyen-Orient, otages d’un affrontement entre deux régimes réactionnaires soufflant sur les braises des affrontements confessionnels et prêts à les sacrifier pour assouvir leur soif de domination.

Julien Salingue