Les manifestations populaires contre les militaires au pouvoir reprennent dans le pays, à l’approche de l’élection présidentielle.Vendredi 20 février, près de 2 millions de personnes ont manifesté dans les grandes villes d’Égypte. L’objectif et les mots d’ordre de cette journée de mobilisation étaient simples : mettre en garde l’armée contre la tentation de conserver les rênes du pouvoir après l’élection présidentielle dont le 1er tour est prévu les 23 et 24 mai, et dénoncer l’impossibilité de contester les décisions de la Commission d’organisation de l’élection, accusée d’être aux ordres du Conseil suprême des forces armées (CSFA), et qui a annoncé la semaine dernière l’exclusion de dix candidats, dont les deux favoris (pour le 1er tour) : le salafiste Abu Ismaïl, Omar Suleiman (l’ancien chef des services de renseignement et dernier vice-président de Moubarak), mais aussi le milliardaire Khairat El Shater, ancien dirigeant et stratège des Frères musulmans.
Initialement appelé par le Mouvement du 6 avril et la Coalition des jeunes pour la Révolution, la mobilisation a ainsi été rejointe par les Frères musulmans (mais aussi par les supporters du prêcheur salafiste Hazem Salah Abu Ismaïl). Si l’on excepte les manifestations du 25 janvier commémorant l’anniversaire du mouvement qui a abouti à la chute de Hosni Mubarak, c’est la première fois depuis l’été dernier, lorsque la colère des révolutionnaires s’était tournée vers le CSFA désormais dépositaire du pouvoir, que l’on assiste à une mobilisation de cette ampleur. Alors que la « bataille de Mohamed Mahmoud » en novembre-décembre et les émeutes qui ont suivi le massacre de Port-Saïd au début du mois de février 2011 étaient des affrontements menés par les jeunes révolutionnaires, résurgence du mouvement de janvier-février, cette fois presque l’ensemble du spectre politique appelait à reprendre la rue. Exception faite, bien sûr, des figures de l’ancien régime dont la candidature aux élections présidentielles est un des motifs qui ont conduit à cette mobilisation.
Si les revendications démocratiques dominaient les slogans sur la place Tahrir vendredi et pouvait donner l’apparence d’un front uni des révolutionnaires contre l’armée, désormais unanimement pointée comme la véritable force qui dirige le pays, les forces qui les portaient le faisaient pour des raisons tout à fait différentes les unes des autres. Ainsi, l’appel des Frères musulmans à « prendre la place » (Tahrir) a suscité chez les groupes de révolutionnaires initiateurs de l’appel, les partis libéraux et les organisations de gauche une méfiance légitime. Ceux-ci ne se sont pas gênés pour les accuser, via des slogans moqueurs, d’avoir « vendu la Révolution » dont ils s’affirment désormais les défenseurs. Quasiment majoritaires à eux seuls à l’assemblée du peuple depuis les élections législatives qui se sont tenues entre fin novembre et janvier, la volonté d’hégémonie des Frères musulmans sur le plan politique est aussi à l’origine de la crise actuelle du processus constitutionnel : fin mars, une vingtaine de députés libéraux et de membres de la société civile démissionnaient de la commission d’écriture de la nouvelle Constitution, désormais composée uniquement par une majorité de députés proches des Frères musulmans, de salafistes et de membres désignés par l’armée. Les forces libérales et de gauche montraient ainsi leur faible influence sur le processus institutionnel de transition démocratique qui tourne de plus en plus à un face-à-face et une partie de bluff entre les Frères musulmans (au travers du Parti de la liberté et de la justice) et le CSFA.
Outre la tentation d’hégémonie politique qu’ils cachent mal, ce sont bien les positions des Frères musulmans vis-à-vis du mouvement révolutionnaire et des questions sociales qui ont suscité la méfiance quant à leurs intentions : appels au « retour à l’ordre » lors de la bataille de Mohamed Mahmoud, positions hostiles aux nombreux mouvements de grève qui traversent le pays…
L’unité réalisée dans la rue, même à leur corps défendant, par les groupes révolutionnaires, vendredi dernier, n’en demeure pas moins indispensable sur le plan des revendications démocratiques. Le procès public en « anarchisme » fait par des dirigeants des Frères musulmans aux groupes socialistes en décembre dernier les a ridiculisés auprès de leurs propres troupes, après que ces derniers ont rappelé qu’ils avaient toujours pris position contre la répression qu’avait subie la confrérie sous le régime de Moubarak. Récemment, la candidature du salafiste Abu Ismaïl a été défendue (sans succès) devant la Commission électorale par Khaled Ali, avocat qui porte les droits des travailleurs depuis dix ans et candidat soutenu par une partie de l’Alliance populaire et le Parti socialiste égyptien.
Outre ces positionnements sur les différents candidats, la question est bien pour la gauche et les groupes révolutionnaires de savoir comment lier la question sociale aux questions démocratiques, alors que la situation économique est pire qu’il y a un an, que les conditions de vie et de travail ne font que se dégrader, et que les aspirations profondes du peuple égyptien qui ont conduit à la révolution du 25 Janvier sont plus que jamais d’actualité.
De ce point de vue, l’échéance du 1er Mai sera centrale : préparée par les conférences ouvrières qui se tiennent dans différentes villes, la Fédération des syndicats indépendants qui revendique 3 millions de membres (et soutenue par le Front uni des socialistes), elle sera l’occasion de remettre la question de la justice sociale sur le devant de la scène et de l’inviter dans la campagne électorale.
Romain Hingant