Les images maintenant presque récurrentes et classiques des canons à eau et gaz lacrymogène viennent cette fois d’Indonésie. OuvrierEs et étudiantEs ont envahi les rues des principales villes et affronté la police.
Face à l’épidémie, les autorités ont tardé à prendre des mesures. Le nombre de médecins par habitantE est de l’ordre de 20 fois inférieur aux moyennes européennes et le président Jokowi, parfois présenté par la presse comme progressiste, déclarait le pays immunisé... par la religion : gingembre et curcuma comme remèdes. Pour reprendre l’expression de Rohana Kuddus décrivant la gestion de l’épidémie dans la New Left Review : « Citronnelle et prière »1.
Attaques antisociales
Comme ailleurs, le coût de l’épidémie est supporté par les plus pauvres qui ont parfois dû quitter les villes. Il sert de prétexte pour empêcher les manifestations et détruire en un rien de temps des législations sociales et environnementales. Les projets antérieurs à l’épidémie – notamment une loi dite « Création de marché de l’emploi » que les étudiantEs ont abrégé en « exécrable » – ont cet objectif. Dans le viseur : des protections salariales sur le temps de travail qui pourrait être rallongé de quatre heures par jour ; la suppression des congés maternité payés ; ou encore les indemnités de licenciement réduites de 30 %. Et la liste est plus longue. S’ajoute une réduction de la protection législative de l’environnement, notamment des forêts, pourtant ravagées par des incendies.
Dénoncées avant l’épidémie puis durant l’été, ces lois sont aujourd’hui contestées dans des grèves et des manifestations plus massives. Dès lundi 5 octobre, jour de l’adoption de la loi, des milliers de travailleurEs manifestaient. La Confédération des syndicats indonésien annonçait une grève allant du mardi au jeudi et deux millions de participantEs aux rassemblements. Divers, les manifestantEs semblent déterminés et nombreux et ont continué le vendredi. S’ils et elles ont alors fait peur aux principaux syndicats appelant au calme, les manifestations, notamment étudiantes, continuent en ce début de semaine.
Instabilité et mobilisations
Jokowi fait face depuis un an à une contestation qui vient d’en bas. Victorieux électoralement face à Prabowo en 2014 et 2019, il a pu faire figure du moins pire2. Mais, durant la campagne électorale de 2019, un slogan d’abstentionnistes, « Voter pour un, le deuxième offert », résumait une partie des sentiments à l’égard du système politique corrompu et économiquement très inégalitaire incarné par les deux postulants au pouvoir exécutif.
Dès le mois d’août 2019, des émeutes se sont déroulées en Papouasie occidentale (la partie de l’île sous domination de l’Indonésie) où internet était coupé, les écoles fermées, et où miliciens et militaires étaient déployés. Au mois de septembre 2019, un nombre conséquent d’étudiantEs et lycéenEs en uniforme, suivis par des milieux populaires plus larges, prenaient la rue face à un package législatif réactionnaire. En ligne de mire des jeunes, la lutte contre la corruption, des lois criminalisant les relations hors mariage, l’avortement, la critique du gouvernement et de l’État ou encore « l’enseignement du marxisme-léninisme » attaqué par le gouvernement.
Jokowi avait dû partiellement reculer face à la jeunesse étudiante et lycéenne. Derrière elle : l’orage que peuvent constituer les 100 millions d’habitantEs des îles de l’archipel qui survivent avec moins d’un dollar et demi par jour. Remuantes ces dernières années au point de forcer les patrons à des délocalisations internes, des fractions d’une classe ouvrière – nombreuse et qui s’est renforcée depuis plusieurs décennies dans l’industrie, les mines ou les services – se mobilisent aujourd’hui pour se défendre… et demain imposer un autre système ?
- 1. Rohana Kuddus, « Lemongrass and Prayer », New Left Review, mars-avril 2020. Pour les éléments factuels sur l’Indonésie utilisés dans cet article, on peut aussi se reporter à Rohana Kuddus, « September Surprise », New Left Review, novembre-décembre 2019.
- 2. Frère d’un milliardaire, Prabowo est le gendre du dictateur assassin Suharto, renversé en 1998. Il est devenu, à l’automne dernier, ministre de l’Intérieur de Jokowi…