Publié le Mercredi 28 septembre 2022 à 12h00.

Italie : « Nous ne devons pas attendre : il faut descendre dans la rue et se réorganiser »

Un entretien avec notre camarade Franco Turigliatto.

Les sondages l’avaient prévu. Le résultat des élections du 25 septembre en Italie est extrêmement dur pour l’ensemble des forces progressistes. Quelles sont tes premières réactions sur cette nouvelle configuration politique ?

Il s’agit d’un moment historique très important qui implique des graves dangers pour les classes laborieuses. C’est un résultat qui voit la force la plus extrême, celle de Fratelli d’Italia (FdI), héritier du MSI (Mouvement social italien), qui s’est développée dans les secteurs fascistes et fascisants du pays, conquérir une position d’hégémonie dans la coalition des droites.

Si on se situe à l’extérieur des dynamiques internes à la coalition, il s’agit d’un résultat qui vient de loin, de l’absence d’initiative du mouvement ouvrier et syndical, des politiques d’austérité qui ont été conduites par tous les gouvernements qui se sont succédé, du détachement et de la déception vis-à-vis des politiques de ce qui devrait être défini comme la gauche et, en particulier, du Parti démocrate qui, au cours des deux dernières décennies, a représenté les intérêts de la bourgeoisie.

Il est toutefois important de souligner que si le succès de FdI, qui assèche le parti de son allié (la Lega de Matteo Salvini), est une donnée significative, les votes de la droite au niveau global ne sont pas supérieurs à ceux du passé.

Le système électoral du « Rosatellum » est anti-démocratique et anticonstitutionnel car il créé une distorsion de la représentation politique. La coalition a en réalité été élue par une minorité, 12 millions de votes sur 46 millions d’ayants droit.

Le résultat est également une conséquence des choix du Parti démocrate qui a renoncé  à une alliance plus large avec le Mouvement 5 étoiles qui aurait au moins permis de réduire l’ampleur des résultats des droites dans les collèges uninominaux. Les droites unies ont en effet gagné la majorité des duels dans les collèges uninominaux de la Chambre des députés et du Sénat.

Dans ce contexte, l’élément notable qu’il est important de souligner est le rôle de l’abstention qui atteint 35% mais qui, dans certaines régions du Sud comme la Calabre, atteint des pics à 50%. Cela exprime bien la désillusion d’amples secteurs sociaux et la perte de l’espoir dans la possibilité de changer les choses. Il ne s’agit pas d’un vote de rébellion face au système et aux politiques dominantes mais d’un vote qui exprime une grande désaffection qui ne débouche pas forcément vers une activité sociale et politique.

Le deuxième élément important est bien sûr la victoire des héritiers du fascisme et je crois qu’il ne faut pas se laisser bercer par le langage lissé de Giorgia Meloni qui essaie de rassurer les marchés et la bourgeoisie ; il faut comprendre que le climat du pays va changer et qu’ils utiliseront des moyens pour mener, d’un côté, les politiques générales économiques et sociales demandées par la classe dominante et, de l’autre, qu’ils seront les acteurs de nombreuses incursions dangereuses sur le plan des droits civils, des droits démocratiques et des activités sociales et politiques.

 

Quelles seront les premières menaces pour le mouvement ouvrier et les minorités ?

La première menace sera certainement la gestion de l’économie à l’intérieur du cadre néolibéral et dans un contexte où les classes populaires sont confrontées à la vie chère et à l’augmentation des prix. Il s’agira d’une gestion qui se situera dans la continuité du gouvernement précédent et qui essayera de diviser la classe des travailleurs dans les différents secteurs. Cela signifiera remettre en discussion la mesure contre la pauvreté représentée par le revenu de citoyenneté. Il s’agira d’une action visant à flexibiliser encore plus le travail et à augmenter l’exploitation. Ce gouvernement utilisera des moyens répressifs contre les mouvements, les luttes et les mobilisations sociales et contre tous ceux et celles qui chercheront à s’opposer à la détérioration des conditions salariales et de vie.

En même temps on assistera je crois à des actions d’attaque, culturelles et légales, qui seront habilement conduites sur les droits civils et sur tous les droits démocratiques, mais aussi sur les organisations de la classe et des syndicats. Il y aura très probablement une remise en question de la loi sur l’IVG.

Un parti qui se fonde sur Dieu, le père et la famille agira dans ce sens, il ne faut pas se faire d’illusions. Nous ne devons pas attendre, il faut descendre dans la rue et se réorganiser, il faut construire un mouvement fort tout de suite.

 

Quels sont les marges d’intervention de Fratelli d’Italia dans les lieux de pouvoir internationaux ?

La coalition est composite. Meloni se présente, d’un côté, comme une pro-atlantiste tout en gardant des orientations nationalistes. Comment va-t-elle calibrer son inscription dans la coalition occidentale pro-Otan tout en prétendant défendre des positions nationalistes et souverainistes ? Je crois que la rhétorique nationaliste « Les Italiens d’abord » sera très présente. FdI, avec l’ensemble des autres partis, a voté l’augmentation des dépenses militaires de 26 milliards à 38 milliards par an. Donc tous ces partis sont totalement favorables à la participation de l’Italie au projet de réarmement qui est défendu par les autres pays au niveau international.

Du point de vue historique, en Italie, à 100 ans de la marche sur Rome et de la conquête du pouvoir de la part de Mussolini, ce parti qui, dans la période de l’après-guerre avait été marginal, devient la principale force du pays et cela n’est pas une petite affaire. L’intention de modifier la Constitution a été réaffirmée récemment par Giorgia Meloni qui continue à promouvoir son projet de présidentialisme.

Et cela arrive dans un contexte européen et international où nous avons vécu des victoires politiques et des avancées, dans la société, des droites extrêmes. Il y a une donc une synergie dramatique dans laquelle les menaces pour les classes laborieuses au niveau mondial d’intensifient.

 

Dans le contexte de la politique nationale, nous avons également assisté à un renforcement de l’extrême droite.

Oui, nous passons de l’hégémonie de Forza Italia, parti bourgeois par excellence, à une radicalisation à droite à travers la mouvance réactionnaire et xénophobe de Salvini pour passer à une configuration fascisante. L’organisation FdI est beaucoup plus structurée et ses attaches avec l’histoire du fascisme sont plus intenses.

La désillusion après le deuxième gouvernement de Romano Prodi en 2008 a joué un rôle fondamental dans ce virage. Ce gouvernement s’était présenté, en 2006, comme le dernier espoir des travailleurs et, dans ce contexte, Rifondazione s’était présentée comme le garant d’une sorte de « réparation » pour la classe ouvrière. Son échec a amené, d’un côté, à la victoire en 2008 de Berlusconi et des droites, et, de l’autre côté, au déplacement de larges secteurs populaires des mouvements traditionnels vers le mouvement émergent du comique Beppe Grillo, le leader du Mouvement 5 étoiles. Ce déplacement de larges secteurs à la recherche d’une alternative s’est caractérisé par un résultat électoral très significatif en 2013 et puis par les résultas des élections législatives en 2018. Le M5S a récolté les votes des déçus de la gauche mais également des personnes qui avaient des sensibilités de droite. Il a récolté toutes les formes de mécontentement qui se sont regroupées autour d’un projet inter-classiste qui n’a pas survécu à l’épreuve du gouvernement, ce qui a provoqué sa division en plusieurs composantes autour des projets de droite mais aussi d’orientations plus progressistes. Conte a aujourd’hui réussi à reprendre en main un parti dont tout le monde avait prévu la disparition. La rupture partielle avec le gouvernement Draghi et son positionnement en tant que force indépendante et progressiste lui a permis d’éviter l’effondrement et de se présenter comme une organisation politique qui, face à la posture modérée du parti démocrate, constitue une sorte d’alternative réformiste et progressiste. Cela n’enlève pas le fait qu’il a été le mouvement le plus « gouverniste » des derniers quatre années, qui a voté les lois répressives de Salvini contre les migrants et contre les travailleurs et les travailleuses investis dans les luttes sociales, qui a fait des cadeaux énormes aux entreprises, qui a voté pour l’augmentation des dépenses militaires.

Tous ces partis constituent des forces gestionnaires des intérêts de la grande bourgeoisie italienne qui en réalité est très fragmentée car il existe une partie importante de couches de la moyenne et de la petite bourgeoisie auxquelles FdI et la Lega essaient précisément de s’adresser.

 

Il s’agit d’une situation d’extrême fragmentation de la gauche avec l’absence d’une alternative réellement progressiste comme celle que Rifondazione avait essayé de constituer dans le passé ? Quelles sont les perspectives de reconstruction et quelles sont les expériences qui pourraient constituer de nouveaux leviers pour la construction d’une force plus large et unitaire ?

Tout d’abord, il faut préciser que cette situation est due à l’absence, depuis une longue période, d’une dynamique du mouvement des travailleurs et d’une action syndicale décisive en défense de ses interêts. Les directions syndicales se sont subordonnées aux politiques libérales des différents gouvernements. En absence d’une activité de classe robuste, on a ouvert la voie au désespoir et à la résignation et préparé le chemin à la droite.

Cela ne signifie pas toutefois une absence totale de résistance : nous avons connu les luttes d’occupation ; les mouvements de la jeunesse pour le climat et les résistances de certains secteurs des travailleurs qui sont le terrain d’où l’on peut espérer repartir. La question de la reconstruction d’un mouvement syndical de classe est fondamental. Les syndicats de base sont appelées à travailler d’une façon unitaire aussi, pour reconstituer un tissu de luttes. Le principal syndicat italien, la CGIL, héberge en son sein une opposition de gauche qui, lors du prochain congrès, cherchera à proposer et avancer une reprise du conflit social dans les assemblées des travailleurs.

Nous avons besoin des mouvements écologistes, des luttes pour l’occupation, du mouvement qui se construit contre la vie chère ; nous devons trouver des moments d’unité et de convergence. Telle est notre tâche et la bataille politique que l’usine de Florence mène actuellement pose la question de l’émergence des insurrections dans la société, qui peuvent peser sur le plan politique et organisationnel. Ce processus de reconstruction des mouvements sociaux est la tâche principale que les forces politiques de classe et la gauche radicale devraient assumer. Cette gauche est trop marquée par les divisions et l’illusion du chacun pour soi. La voie de l’unité a été recherchée seulement dans le contexte électoral, à chaque fois quand il était trop tard et en l’absence d’une base sociale plus ample sans laquelle il est difficile d’obtenir des résultats.

Mais aujourd’hui plus que jamais, il faut se concentrer sur ce qu’en France vous avez appelé « le troisième tour social ». Après le vote, il faut chercher activement les formes unitaires de travail commun dans les forces de la gauche radicale, dans la reconstruction et le renforcement des courants syndicaux de classe et dans la participation active et unitaire dans les mouvements de la jeunesse pour créer les conditions de développement des luttes sociales mais aussi de leur convergence. La capacité de construire, au-delà des élections, un vaste front social et politique des résistances et des convergences qui agisse pour la défense du travail, contre la précarité, pour la redistribution des richesses et la protection de l’environnement, devenue une question vitale pour la planète et ses habitants. Certains efforts ont été déjà réalisés. il faut voir maintenant comment nous pouvons les articuler dans la période actuelle dominée par les droites et les forces fascisantes. C’est le plus gros défis dans les semaines et les mois à venir.

Les moments électoraux peuvent être importants et déterminer des changements profonds, mais le combat pour le changement se joue principalement dans les mobilisations, dans la lutte, dans l’activité extra-institutionnelle et bien sûr, à travers un processus révolutionnaire anticapitaliste.

Propos recueillis par Hélène Marra