Publié le Mercredi 23 juin 2010 à 15h33.

L'Europe dans la tourmente (Contretemps n°6)

 

 

 

L'Europe, frappée de plein fouet par la crise, apparaît grandement affaiblie au regard de la concurrence capitaliste mondiale. La crise économique et financière touche à présent les Etats, via la crise des dettes souveraines. L'explosion de la dette publique résulte des politiques néolibérales menées depuis la fin des années 1970, mais si elle affecte à ce point l'Europe c'est parce que la position économique de celle-ci dans la compétition mondiale s'est dégradée ces dernières années, et parce que l'Union européenne voit confirmées ses faiblesses structurelles.

L'Europe et le «basculement du monde»

La crise révèle de nouveaux rapports de forces à l'échelle mondiale. L'hégémonie des Etats-Unis et la place de l'Europe sont remises en cause par une montée en puissance, différenciée, des principaux pays émergents, des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). Processus qui n'est ni achevé ni irréversible, mais qui témoigne d'un déplacement des centres de gravité du monde.

Certes, le vieux continent reste une des zones économiques et sociales les plus développées de la planète, mais il se voit confronté, depuis une cinquante d'années, à une érosion de son rythme de croissance. Sur une longue durée, les taux de croissance annuels moyens en Europe ont régressé régulièrement: 4,5% de 1965 à 1974, 2,5% de 1975 à 1984, 1,9% de 1985 à 2004 et 0,8% de 2005 à 2009.

Les prévisions pour la prochaine décennie accusent le trait, n'envisageant qu'une croissance de 1 à 1,5%. L'Europe perd du terrain par rapport à l'économie nord-américaine, qui connaîtrait un taux de croissance de 3%. L'ensemble Etats -Unis/Europe voit donc ses positions reculer par rapport à la croissance des BRIC : 10% pour la Chine, 7% pour l'Inde, 6% pour le Brésil et 5% pour la Russie.

Dans ce basculement du monde, donc, Europe et Amérique reculent. Mais, alors que cette dernière conserve des atouts de taille – un énorme marché unifié et une hégémonie politico-militaire –, l'Europe apparaît bien comme un maillon faible.

Un «capitalisme européen» ou des «capitalismes européens»?

Les déficiences structurelles de l'Europe capitaliste aggravent la crise. On évoque souvent la faiblesse politique de l'Europe, mais celle-ci résulte de l'incapacité des bourgeoisies européennes à construire un projet socio-économique cohérent, à se constituer en «capitalisme européen». Il y a «des capitalismes européens», des intérêts de chaque classe capitaliste au plan national et au plan international, mais pas «un capitalisme européen» en tant que tel. La globalisation capitaliste a projeté directement au plan mondial les économies et les projets de chaque bourgeoisie, utilisant l'Union européenne comme une grande zone de libre échange économique sans construire un ensemble cohérent. Certainement parce que, dans la deuxième moitié du XXe siècle, la logique de la recherche du profit maximum et la concurrence internationale empêchaient la constitution d'une telle cohérence. A la différence de la constitution des Etats nationaux aux XVIIIe et XIXe siècles, qui résultait de l'unification du marché capitaliste et de formidables aspirations démocratiques, l'Union européenne ne s'est appuyée ni sur un capitalisme européen ni sur un élan démocratique.

Certes, cette construction européenne a écarté les replis nationalistes, des avancées ont été réalisées dans le sens d'alliances et d'interpénétrations des capitaux européens. Mais dans le même temps, les plus grosses entreprises ou banques européennes sont croisées avec des entreprises américaines ou de pays émergents… La globalisation capitaliste est, en effet, passée par là. S'il existe quelques grands groupes proprement européens, tel EADS, ils font exception. Les classes dominantes européennes se sont saisies du marché unique pour conquérir de nouvelles parts de marché dans le monde globalisé plutôt que pour construire une Europe économiquement, socialement et politiquement intégrée. Du coup, les dynamiques divergentes jouent à plein, en fonction de la place de chaque pays dans l'économie mondiale et dans la division capitaliste du travail : la Grande-Bretagne avec sa puissance financière, l'Allemagne avec ses biens d'équipements industriels, la France avec ses spécialisations adossées à des industries d'Etat, dans le nucléaire, l'armement, l'aéronautique ou les transports.

Faute de base économique propre, il ne pouvait se constituer un Etat bourgeois européen. L'Union européenne est dotée de fonctions étatiques partielles, segmentées, mais privée de politique globale, socio-économique, militaire et internationale. La crise témoigne une fois de plus de l'incapacité structurelle de l'Europe en termes de gouvernance : l'extrême faiblesse du budget européen, l'absence de projet de réorganisation et de relance économique, sans évidemment parler de politiques sociales. Quant au plan politico-militaire, la réintégration de la France dans l'OTAN est un nouvel exemple de la subordination du projet de défense européenne à la domination nord-américaine.

Trois scénarios pour l'Europe

Les développements actuels s'inscrivent donc dans une crise de longue durée de la construction capitaliste de l'Europe. Ils mettent au premier plan la crise des Etats, et donc des facteurs de crises sociales et politiques.

Le scénario de replis nationaux

Un tel scénario est susceptible de se réaliser sous la forme d'un éclatement de l'Union européenne, mais aussi sous celle d'une lente désagrégation, chaque bourgeoisie jouant sa propre carte. La bourgeoisie allemande, ce n'est un secret pour personne, depuis la réunification allemande de 1989, porte davantage ses regards vers l'Est du continent que vers l'Ouest. Quitte à créer les conditions d'une division de l'Europe en deux zones: celle des pays en capacité d'adhérer à l'«euro fort», et celle des pays qui, au sud ou à l'est, emportés par la récession, peuvent se voir sommés de «sortir de l'euro». Chaque bourgeoisie serait alors appelée à jouer sa propre partition en fonction de ses intérêts particuliers. Dans une telle situation, la Grande-Bretagne se désengagerait de l'Union européenne. La France serait écartelée. La concurrence entre les différentes classes capitalistes se déchaînerait... Existe-t-il un risque d'une décomposition de l'Europe en nationalismes économiques? La crise aiguisant la concurrence, le commerce et les échanges mondiaux tendant à se contracter, des situations d'urgence peuvent accroître les pressions en faveur de politiques «protectionnistes», voire de l'adoption de politiques réactionnaires ou xénophobes. Sur le plan politique, la poussée de droites nationalistes et réactionnaires peut imposer certains choix qui contrarient les options fondamentales de la bourgeoisie. Reste que la préservation des positions des Etats dans un monde globalisé oblige ceux-ci à poursuivre leur intégration dans l'économie mondiale et les institutions internationales. Même si dans une situation de crise des tournants brusques ne sauraient être exclus, l'hypothèse de l'éclatement de l'UE n'est pas à cette étape la plus probable. L'expérience historique aussi bien que la défense des intérêts des différentes bourgeoisies conduisent celles-ci à écarter la tentation nationaliste, et à s'efforcer de déployer les solutions capitalistes à la crise dans le cadre de l'UE.

Le scénario dominant: les politiques d'austérité de l'Union européenne.

Depuis le début de la crise grecque, pas une semaine sans que tombe une résolution ou une décision du Conseil des gouvernements de l'UE, de l'ECOFIN (conseil des ministres de l'économie et des finances), de la BCE ou du FMI pour exiger des mesures d'austérité. Tous les plans d'aide à la Grèce ont été accordés sur la base de contreparties dramatiques en matière d'austérité pour le peuple grec. Les plans d'«austérité» ou de «rigueur» (sic) se succèdent dans tous les pays de l'UE.

Même s'ils sont adaptés à la réalité socio-économique et politique de chaque pays, ces plans d'austérité préconisent les mêmes axes: réduction des déficits, gel des dépenses, réduction du nombre d'emplois publics, baisse des salaires et des pensions, allongement de la durée du travail en différant l'âge légal de départ à la retraite…

L'impératif de réduction des déficits va jusqu'à intégrer l'exigence, d'abord allemande puis relayée par la France, de faire contrôler les budgets de chaque Etat par les institutions européennes, en fait par l'Allemagne.

Celle-ci travaille à imposer son modèle – efficacité dans le contrôle monétaire et budgétaire, réduction drastique des déficits, haute productivité et compétitivité des exportations... –, mais ce modèle ne peut être généralisé. Poussée jusqu'au bout, dans une zone marquée par les différences d'efficience, de productivité et par le «développement divergent», une telle politique peut mener à l'éclatement. D'autant que la potion amère des plans d'austérité risque fort de casser les plans de relance économique décisifs pour la croissance. Les baisses de salaires, les suppressions d'emplois et de services publics vont provoquer une baisse de la demande qui amplifiera le cycle récessif que connaît actuellement l'économie européenne. D'autant que la politique de l'UE n'est pas de prôner la coordination pour des plans de relance économique, mais au contraire d'imposer des restrictions budgétaires.

Comme le souligne à juste titre l'économiste Michel Aglietta: «Imposer à la Grèce une austérité écrasante en feignant qu'elle va s'en sortir toute seule dans un contexte de récession interne, de spirale déflationniste probable et de croissance européenne au mieux très faible, c'est installer une bombe à retardement qui peut coûter très cher à toute l'Europe.»

Pourtant, en fonction de ses intérêts bien compris, le capitalisme allemand ne saurait se satisfaire de l'éclatement de l'Union. Les classes dominantes globalisées ont au contraire intérêt à respecter un certain équilibre préservant la zone Euro. L'Allemagne ne réalise-t-elle pas les trois quarts de ses excédents commerciaux en Europe?

Le scénario anticapitaliste.

Puisque la catastrophe est là, il faut prendre tous les moyens de la conjurer. La première réponse anticapitaliste est de traduire concrètement, par une série de mesures d'urgence, le mot d'ordre des manifestations grecques: «Ce n'est pas aux travailleurs et aux peuples de payer la crise, c'est aux capitalistes!»

Il s'agit donc de commencer à s'attaquer au capitalisme financier. Et ce, comme le préconise Frédéric Lordon, à «boulets rouges»: «Voilà où les taxes sur les transactions financières trouvent leur pertinence. Mais pas avec des taux microscopiques à la Tobin qui ne voulait que mettre un peu de sable dans les rouages. Ce ne sont pas de menus grains de sables qu'il faut balancer dans la machine mais quelques bons pavés fiscaux. Tout le monde a idée de l'énormité du volume des transactions et de ce que leur taxation peut rapporter comme recettes phénoménales… de quoi rembourser les dettes publiques, aider au financement des retraites… Les amis de la banque vont hurler qu'on veut tuer la finance… Ils n'auront pas tort».

L'Europe est la bonne échelle pour avancer des solutions à la crise. C'est à ce niveau que doit se déployer un projet de coopération étroite dans la mise en commun des ressources humaines et technologiques, des besoins sociaux, des projets industriels et d'innovations, portés par les économies d'énergies, la substitution par des énergies renouvelables, la protection de l'environnement, de nouvelles relations avec les peuples du Sud. Cela ne peut se faire dans le cadre du capitalisme, qui donne la priorité à la recherche du profit maximum au détriment des besoins sociaux. Mais cela ne peut se faire, non plus, étant donné l'ampleur de la crise, pays par pays, même si la lutte doit se développer aussi sur le terrain national où peuvent le mieux s'enraciner les mobilisations populaires. La crise exige des solutions radicales sur le plan socio-économique comme sur le plan démocratique. Il faut mettre à bas le type de construction européenne réalisée à ce jour, rejeter les traités européens, démanteler les institutions actuelles et ouvrir un processus constituant pour une nouvelle Europe au service des travailleurs et des peuples.

François Sabado