Publié le Mardi 11 juillet 2023 à 18h00.

« La bourgeoisie a de moins en moins recours au spectacle démocratique »

Entretien avec Mathieu Rigouste, sociologue et essayiste, chercheur indépendant en sciences sociales, réalisateur et militant. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment L’ennemi intérieur : La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, 2009.

 

L’Anticapitaliste : Quel est l’arsenal déployé par la police dans les manifestations aujourd’hui ? Quelle est la signification politique de l’utilisation de telles armes, et des arrestations « préventives » ou en manifestation ?

Mathieu Rigouste : On a un continuum militaire et policier qui croise plusieurs dynamiques, notamment des dynamiques préventives, de fichages, d’établissement de listes et parfois des arrestations préventives, assignations à résidence, selon les séquences.

Sur le terrain, il y a différents niveaux de quadrillage, qui peuvent aller de la nasse ponctuelle, avec usage de gaz, à la nasse mobile, autour de la manifestation, voire l’interdiction du rassemblement et l’attaque automatique de certains rassemblements, avec gaz et tous types d’armes mutilantes pour disperser, blesser, abîmer les corps et empêcher la manifestation.

Et maintenant il y a la surveillance tout au long, avec les caméras portatives, les drones, et la surveillance des réseaux sociaux.

Bien entendu, il y a aussi tout l’arsenal des armes dites sublétales, qu’on ferait mieux d’appeler armes toxiques et mutilantes, comme les gaz et les balles de défense. Les tasers ne sont pas tellement utilisés en manifestation, mais peuvent l’être pendant les arrestations.

Il faut voir aussi tout l’appareillage judiciaire et la chaîne d’incarcérations et de traitement judiciaire, c’est-à-dire les arrestations, comparutions immédiates, gardes à vue, gardes à vue prolongées, criminalisation médiatique et tentatives de traiter judiciairement et de pénaliser de manière maximale les personnes arrêtées pour faire du chiffre et de la démonstration, et pour abîmer les parcours de vie et écraser les personnes qui se mobilisent et ainsi dissuader de continuer.

On a vu aussi, pendant différentes séquences, le recours à Sentinelle et aux unités militaires de quadrillage des territoires sur certaines opérations de contrôle ou de répression. Il faut bien avoir en tête qu’à chaque fois que les mouvements sociaux déborderont le cadre préétabli par les bureaucraties syndicales et les capacités policières de gestion de ces mouvements, il y aura une montée en intensité et en militarisation. Parce qu’une des fonctions principales du financement, de l’organisation, de l’entraînement, du maintien en condition d’une armée, c’est aussi de pouvoir l’envoyer contre les soulèvements populaires, contre les processus révolutionnaires.

Et donc, évidemment, c’est ce qui s’expérimente en permanence dans les domaines coloniaux et dans les centres d’entraînement à la guerre urbaine sur le territoire métropolitain.

Concernant la signification politique, c’est à nous, depuis en bas, depuis les luttes, de la mettre en récit, c’est à nous produire une analyse de ce que veut dire, politiquement, ce système répressif.

Pour moi, ça vient simplement révéler les dimensions structurelles et systémiques de ce qu’est le capitalisme racial et patriarcal. La manière dont c’est présenté, leur démocratie, à travers toute la modernité impérialiste occidentale, a toujours été un régime de justification, de mystification.

En fait, ces régimes bourgeois racistes et patriarcaux n’ont entretenu ce mythe de la démocratie, des Droits de l’Homme, de la séparation entre la police et l’armée entre le temps de paix et de la guerre, que pour les séquences et contre les strates des classes populaires contre lesquelles ils n’avaient pas besoin de monter en puissance répressive ou d’utiliser le régime de guerre.

Aujourd’hui, on est dans une séquence que j’appelle impérialiste sécuritaire, où le continuum militaro-policier est utilisé à plein régime, et où justement la bourgeoisie mondiale et les bourgeoisies des centres impérialistes ont de moins en moins recours au spectacle démocratique et assument très clairement un système d’accumulation du capital et de concentration et de captation du pouvoir, par tous les moyens nécessaires.

 

Est-ce que pour toi il y a un avant et un après 49-3 et pourquoi ?

MR : C’est lié avec ma réponse précédente. Il y a une étape symbolique avec les usages de plus en plus récurrents et maintenant quasiment systématiques, pas seulement du 49-3 mais de toutes ces dispositifs juridiques qui permettent de contourner le spectacle de la démocratie bourgeoisie.

Ces dispositifs ont été créés en même temps que la Constitution de la 5e République dans un cadre, justement, de guerre coloniale, de contre-révolution, de guerre intérieure. Ils ont été là à toutes les époques, ils ont servi à chaque fois que le bloc de pouvoir a décidé qu’il n’était pas nécessaire de maintenir la mythologie démocratique et qu’il avait besoin de passer outre. Et donc ça, ça s’intègre aussi dans une continuité. Après il faut justement ne pas se laisser avoir par ce mythe démocratique : l’utilisation de la force pure et l’écrasement des volontés populaires, de toutes formes d’auto-organisation, de résistance, etc., c’est la structure du pouvoir dans le domaine colonial.

Finalement, à travers le 49-3 et le durcissement autoritaire au centre de l’impérialisme, le système est en train d’importer et de généraliser au centre ce qui est sa dynamique, sa mécanique principale dans les périphéries et dans les semi-périphéries, c’est-à-dire la gestion autoritaire dictatoriale et par les moyens les plus féroces des peuples. C’est ça la normalité du système mondial et de l’impérialisme.

Il est simplement en train de l’importer, de la généraliser, dans les centres et contre des strates, des classes populaires, des parties des mouvements sociaux qui ne les subissaient pas jusque-là.

 

Comment replacer tout ça dans un contexte plus large, à la fois sur la « politique de maintien de l’ordre » de l’État français dans la période, et dans la période politique que nous vivons ?

MR : Depuis mon travail, je me distingue un peu d’une partie de la géographie critique anglo-saxonne et notamment des travaux de Harvey où il parle de nouvel impérialisme, à partir des guerres en Irak et en Afghanistan. Je suis en train de confronter les hypothèses que j’avais développées pour l’histoire et le cas français, et de les confronter dans une histoire globale des centres impérialistes et d’une histoire décentrée globale et de longue durée de la contre-insurrection et du système sécuritaire.

J’observe qu’on n’est pas dans un nouvel impérialisme mais dans une phase particulière, que j’appelle « sécuritaire », un impérialisme sécuritaire ou une séquence sécuritaire de l’impérialisme, parce que les dynamiques de fond sont les mêmes que celles qui dirigent l’expansion mondiale de ce système depuis son premier âge entre le 15e et le 17e siècle : accumulation maximale, concentration du pouvoir, dépossessions, des territoires, des corps, des cultures, aliénation, etc.

Le système mondial se concentre sur la forme sécuritaire, et la forme sécuritaire est une forme qui considère la population comme une matière à gouverner par la guerre policière permanente. Et avec différentes dynamiques, des dynamiques préventives dont on a parlé, une dynamique pro-active, qui consistent à produire les conditions d’extension et de reproduction du système. Une dynamique intensive, où il s’agit de maximiser les taux de profit et ce que j’appelle le taux de contrôle, qui est complètement articulé à la baisse tendancielle du taux de profit.

Pour moi, s’il y a cette baisse tendancielle, c’est parce qu’il y a une baisse tendancielle du taux de contrôle : à travers les séquences, à travers les âges, les résistances populaires se réorganisent et font que ça coûte toujours de plus en plus cher, économiquement, politiquement au pouvoir, de se reproduire.

Il doit en permanence s’affronter à la résurgence, à la réorganisation des résistances, de révoltes, de soulèvements, et donc il doit en permanence développer des technologies de pouvoir qui soient optimisées.

Et la dernière logique, c’est la logique supplétive, qui est logique au cœur du pouvoir colonial à toutes les époques et qui consiste à faire participer, à faire collaborer des strates des classes dominées à la reproduction du système d’accumulation et de pouvoir, et qui est vraiment au cœur de la logique sécuritaire.

Pour conclure, il faut bien se dire que ce sont aussi des schémas de pouvoir qui ne sont pas mécanistes, qui ne fonctionnent pas de manière absolue et qui sont aussi gouvernés par des logiques d’opportunisme où les classes dominantes, dans certains aspects, pensent les stratégies à très court terme. Ainsi, on voit partout, dans le développement de l’impérialisme sécuritaire, des interstices dans les systèmes de contrôle, de surveillance, de répression, comme en retour de chaque rouage, de chaque mécanique, il y a toujours des manières d’intervenir, de bloquer, de saboter. On voit aussi que le pouvoir ne se manifeste jamais comme il est fantasmé par les classes dominantes, qu’on a évidemment toujours raison de résister et de s’organiser, et qu’on en est capable.

Depuis 2011, et les révolutions arabes, et le soulèvement mondial de 2019, on a vu que les déploiements féroces de forces militaires et sécuritaires écrasent les vies et les peuples, mais n’arrivent pas à les soumettre définitivement. Il s’agit aussi pour nous de penser des mouvements révolutionnaires sur la très longue durée, un peu comme le font les zapatistes qui réfléchissent sur 500 ans de résistance, et la révolution kurde qui se pense comme un processus de 5 000 années de résistance.

Il faut qu’on construise des structures et des capacités révolutionnaires sur le temps très long, qui nous permettent de nous réorganiser en permanence, et puis de construire l’autre société qui remplacera celle-là. Quand on a des défaites sur certaines séquences, il faut les penser comme des batailles dans un mouvement révolutionnaire de très longue durée. o

Propos recueillis par Antoine Larrache