Difficile de parler d’un syndicalisme européen tant l’éclatement du mouvement syndical européen reste la dominante, assise sur des histoires industrielles et des traditions sociales et politiques bien différentes. La crise exacerbe les différences avec une tentation du repli à l’intérieur des frontières nationales. C’est par le « sommet », dans les couloirs de l’administration européenne, qu’est née en 1973, la Confédération européenne des syndicats (CES). Sa création et son développement s’inscrivent dans les processus de construction politique de la CEE puis de l’UE. Portée par des syndicalistes chrétiens et socialistes chauds partisans de l’union politique européenne, l’Union des syndicats européens est marquée par son intégration aux évolutions économiques du continent, dans le cadre de la Ceca1. Mais ce contexte est aussi celui de la Guerre froide et le refus du mouvement communiste sous influence stalinienne (et donc les organisations syndicales sous son contrôle) d’une construction européenne soupçonnée d’être l’instrument de l’impérialisme états-unien au travers du plan Marshall. Écartée des institutions officielles de la CEE, la CES va tenter de se réinsérer dans les structures d’abord avec la Commission européenne, puis avec le Conseil de l’Europe. Mais la logique néolibérale qui s’impose dès la fin des années 1970 pousse la CES à relativiser son objectif de représentativité institutionnelle pour s’engager dans un syndicalisme de mobilisation. Avec l’arrivée de Delors en 1985, les portes des institutions européennes se rouvrent mais aux conditions politiques nouvelles de la période : acceptation de la « fatalité » des lois du marché, de la compétitivité et de la mondialisation. La chute du mur de Berlin et la disparition de l’URSS laissaient entrevoir un règne sans partage du libéralisme avec des débats politiques et sociaux réduits à des confrontations d’expertises. C’est dans cette logique que va s’engluer la CES avec ses experts, le lobbying. Les compétences requises pour « l’expertise » européenne (économie, institutions, langues) sont largement étrangères aux équipes militantes traditionnelles. L’appareil de la CES fait de plus en plus appel à de jeunes experts diplômés, recrutés en dehors du champ syndical, pendant que les militants issus des syndicats s’autonomisent de plus en plus de leur base.Un éclatement inscrit dans les histoires nationalesDans le même temps, cette politique, ponctuée de manifestations européennes rituelles, reste largement indépendante des confédérations ou fédérations syndicales nationales dont les réalités sont inscrites dans les traditions industrielles, sociales et politiques des États. Dans la plupart des pays, les reculs syndicaux sont importants. Seuls, ceux où l’adhésion syndicale donne accès à des prestations sociales (chômage, complémentaire santé, retraites, etc.) échappent à cette tendance. L’écroulement du système politique des pays de l’Est s’est accompagné d’une dislocation des syndicats liés aux partis dirigeants sans que l’influence de l’Allemagne ou de la CES permette une réelle implantation et recomposition du paysage syndical. En Pologne, le syndicat majoritaire Solidarnosc qui avait participé au renversement du pouvoir politique, inscrit aujourd’hui son action dans la logique du partage des sacrifices, et se voit contester par le syndicat radical, Août 80.La crise exacerbe les contradictionsLa crise économique qui plonge l’ensemble du continent dans le chômage et les reculs sociaux, remet en cause ces équilibres. En Espagne, en Italie ou en Grèce, les grandes centrales syndicales peuvent successivement accepter dialogue social et reculs (les retraites en Espagne ou en Italie), pour, quelques mois plus tard, en fonction des modifications au niveau politique ou des mobilisations, organiser de grands rassemblements contre ces mêmes politiques. Dans le premier temps, elles libèrent la place pour des mouvements des IndignéEs mais aussi pour l’extrême droite. Dans l’autre phase, la violence des attaques des bourgeoisies les placent dans un mouvement aussi radical que celui des mineurs dans les Asturies ou des sidérurgistes d’Aspropyrgos en Grèce. La crise met à l’ordre du jour une alternative redoutable. Soit le dialogue social avec une intégration toujours plus importante et l’acceptation de reculs sociaux importants. Soit l’affrontement avec un patronat et des appareils étatiques, au risque d’une marginalisation, notamment dans le cas de défaites sans combat. SevelNord, Fiat Turin, Air France, Renault Valladolid ou General Motors à Strasbourg du côté des entreprises, la Grèce, l’Espagne du côté des États sont des illustrations de la gravité des enjeux et de l’ampleur des reculs encourus en cas de capitulation. Le soutien du syndicat des fonctionnaires grecs, l’Adedy, encore récemment contrôlé par le Pasok, à un projet de loi mettant en cause la politique des mémorandums et des accords de prêts avec la Troïka, montre que ce combat n’est pas perdu d’avance. Mais, pour cela, nous devrons plus compter sur la mobilisation des travailleurEs que sur des initiatives de la CES.
Robert Pelletier1. La Communauté européenne du charbon et de l’acier : fondée en 1952, elle rassemblait six nations d’Europe de l’Ouest durant la Guerre froide, première sur des principes supranationaux.