Le débat sur la succession de Bernard Thibault à la direction de la CGT ne passe pas inaperçu. Il illustre l’évolution et les contradictions qui traversent le syndicat depuis des années. Depuis longtemps, des tensions, des débats voire des fractures existent dans la CGT malgré une façade mettant en avant cohérence et homogénéité. Mais c’est la première fois que ces tensions portent de façon aussi visible sur le remplacement du secrétaire général. Autre nouveauté, la réaction de Thibault vise moins les médias qui « inventeraient » des divisions dans la CGT que « des camarades [qui] ont fait le choix une nouvelle fois d’utiliser la presse après notre dernière Commission exécutive pour influencer les débats internes aux instances de la CGT ». Et enfonçant le clou : « J’ai été habitué aux coups bas lorsqu’ils viennent d’en face, pas aux coups tordus qui viennent de notre propre camp ».
La stratégie du groupe dirigeant autour de Bernard Thibault provoque deux désaccords profonds. D’abord la stratégie de « recentrage », sur le mode du tournant effectué par la CFDT il y a 25 ans. Il s’agit, de fait, d’accepter le cadre de la société capitaliste sous prétexte de l’absence de projet alternatif et de l’échec du socialisme « réellement existant ». Ce positionnement implique une prise de distance avec la politique, et plus précisément avec le Parti communiste qui a longtemps fourni le cadre politique de la stratégie de la CGT. Le deuxième sujet de confrontation concerne la structuration de la Confédération. En lien avec le point précédent, il s’agit d’adapter l’outil syndical aux évolutions de l’appareil productif et des structures de l’État. La prise en compte de l’évolution de la structuration de la production pose des questions pertinentes : syndicat de sites, regroupement de fédérations ou syndicats, prise en compte de la diversité des statuts du salariat. Questions qui sont utilisées pour en même temps inscrire l’action syndicale dans le cadre du dialogue entre partenaires sociaux, depuis l’échelle régionale et les TPE jusqu’à l’échelon européen. Des évolutions contradictoiresCes évolutions sont souvent présentées comme nécessaire pour le développement du syndicalisme : le recentrage répondrait à une évolution sociologique marquée par une prise de distance avec la politique, et celle des structures devrait les rendre plus proches du salariat réellement existant. Mais elles se heurtent aux difficultés de la situation politique et aux résistances d’appareils notamment fédéraux qui défendent leurs propres intérêts sous habillage de radicalité ou de respect du fédéralisme. C’est ainsi que le référendum sur le Traité constitutionnel européen de 2005 a permis l’unification de ces critiques et imposé à la direction confédérale un soutien (qui resta discret) à la campagne du Non. L’adhésion à la CES, l’évolution du système de cotisation (le Cogetise) visant à une meilleure gestion des finances et notamment à leur répartition mieux contrôlée politiquement, la construction des nouvelles règles de représentativité ont tour à tour suscité des débats et contestations importants mais insuffisants pour faire obstacle à leur mise en œuvre. La prise de distance avec la politique, relativisée au moment du TCE, fut de nouveau prise en défaut avec la « découverte » de militants CGT adhérents du Front national. Aujourd’hui, c’est la pression exercée par le rejet du sarkozysme et sa mise en œuvre politique par l’alliance conflictuelle de Mélenchon et du PCF qui repolitisent les positionnements de la CGT.
Ces évolutions, en partie contradictoires, suscitent ainsi des oppositions à géométrie politiquement et « géographiquement » variable. Des fédérations comme l’Agro, le Bâtiment, la Chimie sont, à la fois, classées comme « archaïques », pouvant même encore appartenir à la Fédération syndicale mondiale (ex-stalinienne mais elle-même traversées par des courants contradictoires) et relativement radicales. Tout en maintenant des fonctionnements eux-mêmes « traditionnels » et une radicalité très relative (comme la fédération Chimie et les luttes des raffineries). Des fédérations, des unions départementales et des unions locales connaissent des débats voire des conflits profonds et durables.
Mais c’est peut-être dans les mois qui viennent que vont se dérouler les batailles les plus importantes avec la lutte contre l’austérité de droite comme de gauche. En même temps, à l’image de ce qui se passe en Italie, va se jouer l’avenir du syndicalisme de contestation sociale, affaibli par les reculs sociaux, politiques et militants.
Ces questions sont décisives pour l’avenir de la CGT et ne sauraient se réduire au choix d’une femme ou d’unE représentantE du secteur privé. Les choix d’orientation prennent à la gorge des appareils peu habitués aux débats et soucieux de la préservation de leurs intérêts particuliers.
Pour Thibault, « cette mise en concurrence de dirigeants a notamment été renforcée du fait que des camarades se sont organisés depuis plusieurs mois pour imposer leur réponse, quoi qu’en pense le reste de la CGT ». L’avis qu’il rendra donc le 25 mai sera ensuite soumis à l’approbation du Comité confédéral national (CCN), qui se réunira les 30 et 31 mai. Aujourd’hui, seize noms, et non pas seulement les trois les plus cités ces derniers temps dans la presse (Agnès Naton, Nadine Prigent et Éric Aubin), ont été mis en avant dans les consultations des structures fédérales et régionales. L’évolution de la situation sociale et politique d’ici le prochain congrès confédéral (mars 2013) risque de rendre bien illusoire et bien fragile le compromis trouvé autour de celui ou celle qui succédera à Bernard Thibault.
Robert PelletierLes citations sont extraites du rapport de Bernard Thibault à la Commission exécutive confédérale le 17 avril.