Publié le Mardi 28 mars 2023 à 08h00.

La guerre en Ukraine, Lutte ouvrière et nous

Dans le numéro 227 de sa revue Lutte de classe, Lutte ouvrière (LO) a publié un article intitulé « L’ex-Secrétariat unifié face à la guerre en Ukraine1 ». Dans ce long texte à charge contre la IVe Internationale et les organisations qui lui sont liées, parmi lesquelles le NPA, LO entreprend de démontrer à quel point les positions que nous avons adoptées sur la guerre de Poutine en Ukraine sont l’expression d’un « renoncement théorique » derrière lequel se profile « l’abandon de la perspective révolutionnaire socialiste » (sic). L’article qui suit est une réponse au texte de LO, qui ne prétend pas répliquer à l’ensemble des nombreuses — et pas toujours très fraternelles — critiques qui y sont formulées, mais veut préciser un certain nombre de points.

L’article de LO commence par une leçon de marxisme dont les camarades sont coutumiers, avec entre autres un intertitre tout en nuances : « Quand l’ex-SU bazarde les analyses de Lénine et de Trotsky ». En cause ? Le fait qu’un certain nombre d’organisations membres ou proches de la IVe Internationale, dont le NPA, caractérisent l’agression russe contre l’Ukraine de « guerre impérialiste » et, partant, considèrent que la Russie est un pays impérialiste. Or, nous expliquent les camarades, la Russie ne présenterait pas les caractéristiques des pays impérialistes telles qu’elles ont été énoncées par Lénine au début du XXe siècle, avec notamment le fait que la politique étrangère de la Russie sur le plan économique serait guidée par « des motifs d’abord politiques, et non par les impératifs de la reproduction élargie du capital, comme les pays impérialistes d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord ».

Pour LO, ce « renoncement théorique » ne s’expliquerait pas principalement par notre inculture marxiste, mais par pur opportunisme : « On voit ce que l’ex-SU peut en espérer : que cela l’aide à trouver grâce auprès de ceux qui vomissent le régime de Poutine, mais qui, voyant dans l’Occident la promesse d’un Eldorado, n’ont rien à redire aux agissements de l’impérialisme. C’est pour ne pas heurter les illusions ou les préjugés de ces gens en Ukraine, en Russie et en Occident qu’il rabâche “impérialisme russe”, tel un mantra. » Comprendre : le choix de qualifier l’agression russe d’« impérialiste » ne résulterait pas d’une caractérisation politique de notre part, mais aurait pour principal motif une volonté de ménager les camarades avec qui nous avons des liens en Ukraine et en Russie, mais aussi, plus largement, celles et ceux qui, en Occident, refuseraient de lutter contre « l’impérialisme » (le seul, le vrai, européen et étatsunien).

C’est avec cette argumentation étonnante, qui semble postuler qu’il serait impossible de s’opposer à plusieurs puissances impérialistes lorsqu’elles sont engagées dans un même conflit, que LO entend démontrer que nos analyses seraient non seulement erronées mais, surtout, en rupture avec la tradition marxiste révolutionnaire. Au total, en qualifiant la Russie d’impérialiste, la IVe Internationale et les organisations qui lui sont liées renonceraient de facto à combattre leur impérialisme et, par là-même, abandonneraient toute perspective de classe. La sentence est irrévocable : « En fait, derrière le renoncement théorique de ce courant, se profile l’abandon de la perspective révolutionnaire socialiste. » Tout simplement.

Lénine malmené

Puisque LO convoque les classiques, un détour par les classiques s’impose. Et le moins que l’on puisse dire est que les camarades ont une lecture particulièrement restrictive des théories de l’impérialisme, et notamment des analyses de Lénine. À les lire, un pays ne pourrait être impérialiste que lorsqu’il adopte une politique étrangère expansionniste motivée par les nécessités — économiques — de reproduction élargie du capital. Ainsi, la Russie ne pourrait pas être qualifiée d’impérialiste dans la mesure où elle ne serait pas une puissance économique dominante mais secondaire, voire subalterne, « reléguée au rang de pourvoyeuse de matières premières dans la division mondiale du travail », et que ses investissements à l’étranger ne seraient pas liés à une « surchauffe » économique intérieure ni à l’existence d’un « trop-plein » de capitaux domestiques nécessitant de trouver de nouveaux débouchés pour se reproduire.

Une lecture restrictive, disions-nous, qui repose sur une vision purement économiciste et ne tient pas compte des nuances et des avertissements d’un certain… Lénine. Dans ses textes sur l’impérialisme, ce dernier alertait en effet sur le fait que des formations sociales spécifiques pouvaient conduire à considérer certains pays comme étant impérialistes, quand bien même ils ne répondraient pas à l’ensemble des critères « économiques » énoncés pour caractériser les pays impérialistes européens et les États-Unis. C’est ainsi qu’en 1916 il écrivait « [qu’]au Japon et en Russie, le monopole de la force militaire, l’immensité du territoire ou des commodités particulières de spoliation des allogènes, de la Chine, etc., suppléent en partie, remplacent en partie le monopole du capital financier contemporain, moderne2. » En 1914, il évoquait déjà « le capitalisme grand-russe, qui fait œuvre de progrès en centralisant, en unissant économiquement de vastes régions », alertant quant à la possibilité d’une victoire « du capitalisme impérialiste grand-russe contre cent et une petites nations3 ».

L’empire russe s’est constitué par la conquête territoriale et la spoliation des populations non-russes, instaurant des rapports de domination coloniale au sein même des frontières de ce qui constitue aujourd’hui encore la Fédération de Russie. Le développement du capitalisme russe a évidemment participé de ce mouvement, qui a marqué durablement les structures économiques et sociales russes, y compris durant la période de l’URSS qui n’a pas mis un terme à ce phénomène mais l’a étatisé, poursuivant et amplifiant, après une courte parenthèse dans les années qui ont suivi la révolution de 1917, un « développement inégal et combiné » à l’intérieur des frontières de l’URSS4. La Russie comprend ainsi aujourd’hui 21 républiques de peuples non-russes (sans compter la Crimée), avec lesquelles, malgré les turpitudes de l’histoire, un rapport de domination coloniale est demeuré : le centre aspire l’essentiel des richesses des périphéries dominées (Sibérie, Caucase, Extrême-Orient), ne redistribuant qu’une part infime aux régions concernées, et « le capital financier reconstitué [depuis la chute de l’URSS], dont la fragilité relative est une nouvelle fois compensée par le soutien d’un puissant appareil d’État, redevient le premier bénéficiaire de l’exploitation des richesses naturelles5 ».

La Russie, un pays subalterne ?

Certains considéreront peut-être, renonçant au passage à la caractérisation de l’impérialisme russe d’avant 1917 par Lénine, que les rapports coloniaux au sein même de la Fédération de Russie ne peuvent pas permettre à eux seuls de considérer la Russie d’aujourd’hui comme un État impérialiste. Mais force est de constater que l’expansionnisme grand-russe contemporain n’est rien d’autre que l’expression, à l’extérieur des frontières de l’actuelle Fédération de Russie, des mêmes dynamiques. Des dynamiques étonnamment absentes de l’article de LO, qui semble oublier que l’impérialisme n’est pas uniquement un stade de développement économique mais un système complexe de relations au sein duquel il n’y a pas seulement, d’un côté, « les pays dominants » et, de l’autre, « les pays dominés ». La position de la Russie dans le système international semble ainsi être réduite à un PIB, à de faibles investissements à l’étranger et à une dépendance vis-à-vis de composants produits par des firmes occidentales, sans jamais envisager le fait que cette situation intermédiaire n’empêche nullement le régime de Poutine de dominer politiquement et économiquement de vastes régions, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières de la Fédération de Russie, et d’envisager d’en dominer toujours plus, quitte à passer à l’acte militairement.

La politique de la Russie en Afrique est à cet égard exemplaire, qui ne ressemble guère à celle d’une puissance subalterne et dominée telle que dépeinte par LO — qui n’évoque d’ailleurs jamais, au passage, le « capitalisme russe », se contentant de signaler, sans plus d’explications, que la Russie « a hérité une certaine base économique de l’URSS ». Le poids économique de la Russie en Afrique est certes bien moindre que celui de l’Europe, des États-Unis ou même de la Chine, mais on ne compte plus les firmes russes qui ont, au cours des dix dernières années, signé de juteux contrats d’exploitation avec divers pays africains : Rosatom (uranium), Rusal (aluminium), Rosneft (pétrole et gaz), Gazprom (gaz), Alrosa (diamants), Renova (minerais), etc. Plus significatif sans doute, la Russie aurait fourni, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, 44% de l’ensemble des importations d’armes africaines de 2017 à 2021, ce qui conforte au passage le pays dans sa position de deuxième exportateur d’armes au monde. Des fournitures d’armes qui s’accompagnent quasi systématiquement d’accords de coopération militaire, avec une vingtaine d’accords signés au cours des dernières années, incluant formations d’officiers à Moscou, exercices communs, présence de « conseillers » et interventions directes sous couvert de milices privées (avec notamment le tristement célèbre Groupe Wagner).

« Nouvelle guerre froide »

Avant l’offensive contre l’Ukraine, la Russie n’était donc nullement un pays acculé et exclusivement sur la défensive, mais bien une puissance expansionniste, capable en outre d’intervenir militairement hors de ses frontières (Géorgie 2008, Ukraine 2014, Syrie 2015), en jouant des faiblesses et des rivalités entre les autres pays impérialistes — États-Unis en tête. Ce qui ne signifie nullement, ce que notre courant n’a jamais nié, contrairement à ce que prétend LO, qu’elle n’était pas elle-même la cible des menées impérialistes des États-Unis et de l’OTAN qui portent la responsabilité, avec leurs politiques hostiles à la Russie après la chute de l’URSS, du développement des tensions internationales : « [L’administration Clinton] en vint à faire les choix non seulement du maintien de l’OTAN, malgré la dissolution de l’Union soviétique et du Pacte de Varsovie, mais aussi d’une mutation de l’Alliance dans un sens interventionniste (dans les Balkans, en Afghanistan, etc.), ainsi que, surtout, de l’élargissement de l’OTAN à l’Est, en empiétant sur ce qui était la sphère de domination soviétique, voire sur des républiques de l’ex-URSS : les États baltes, d’abord, avec en perspective l’Ukraine et la Géorgie. Ces choix-là ont considérablement envenimé les rapports avec la Russie. Ils y ont déterminé la crispation nationaliste qui, combinée à la situation économique du type Allemagne de Weimar qu’a connue la Russie dans les années 1990, a produit Vladimir Poutine6. »

Dans une situation mondiale que Gilbert Achcar qualifie de « nouvelle guerre froide7 », la Russie est un acteur majeur, quand bien même elle ne serait pas aussi puissante que les États-Unis ou la Chine et ne se classerait « que » 11e au tableau international du PIB par pays. L’État russe et son économie sont dominés par d’immenses groupes monopolistiques, avec une confusion nette entre le public et le privé, dont les intérêts économiques propres ne sauraient être réduits, comme semble le faire LO, aux ambitions politiques de Poutine. Et la politique prédatrice, expansionniste et militariste de la Russie, si elle peut être considérée, sur le temps long, comme ayant été facilitée par les politiques agressives des impérialismes occidentaux, et même si l’économie russe connaît des fragilités, n’en demeure pas moins une politique impérialiste, entendue comme une politique visant à étendre des zones de contrôle et d’influence économiques et politiques, à conquérir des marchés fondés sur des rapports de domination coloniale ou néocoloniale, quitte à faire usage de la force militaire, y compris par des interventions directes à l’étranger, parfois bien au-delà de ses frontières.

« Un acte d’auto-défense du Kremlin »

À quoi bon ces subtilités conceptuelles, pourrait-on se demander. Après tout, que l’on considère la Russie comme « impérialiste » ou non, la guerre est bien là, et l’Ukraine subit depuis un an bombardements et occupation militaire. Mais de toute évidence, ces nuances sont essentielles, car c’est bien la « non-caractérisation » de la Russie comme puissance impérialiste qui conduit LO à adopter une posture considérant que Poutine serait en réalité dans une situation… défensive. C’est ce que l’on peut lire dans la livraison de mars 2023 de Lutte de classe qui explique que « Poutine a répondu de façon monstrueuse à la pression continue de l’impérialisme en Europe de l’Est en lançant ses missiles et ses tanks sur l’Ukraine le 24 février 20228. » Une formulation qui fait écho à celle utilisée dans l’article de novembre 2022, dans lequel la IVe Internationale est accusée de « refuse[r] a priori que l’invasion de l’Ukraine puisse être un acte d’auto-défense du Kremlin. »

Les formules sont explicites même si, on doit le dire, LO n’explique jamais à quelle menace militaire directe sur l’intégrité territoriale de la Russie Poutine aurait « répondu » en envahissant l’Ukraine — LO préférant accumuler les paragraphes critiques sur l’Ukraine de Zelensky9. Mais pour les camarades l’essentiel n’est pas là : il s’agit de brosser un tableau global qui place les UkrainienEs dans le camp de « l’impérialisme » agresseur, en opposition à une Russie qui ne serait pas impérialiste et serait agressée, avec comme conséquence un refus de défendre les UkrainienEs face à l’offensive russe au nom de l’« anti-impérialisme ». On notera au passage que les camarades de LO vont encore plus loin que ceux qui, dans une certaine gauche radicale, tentent de réduire la situation en Ukraine à un « conflit inter-impérialiste », renvoyant dos-à-dos la Russie et l’Otan… LO pousse ainsi la logique jusqu’au bout en écrivant : « Des militants de la classe ouvrière peuvent-ils croire et faire croire qu’il faut bouter l’armée russe hors d’Ukraine, pour ensuite régler ses comptes avec le régime des oligarques que cette victoire aura renforcé et que l’Otan protégera ? » Une question toute rhétorique et particulièrement malaisée, qui sous-entend lourdement, en l’absence de toute perspective alternative, que le peuple ukrainien, qui réside dans un État subalterne et agressé militairement, devrait souhaiter… sa propre défaite.

La disparition du peuple ukrainien

Aucune place n’est ainsi faite à la nuance, comme c’est souvent le cas avec les camarades de LO, pour lesquels souhaiter la victoire du peuple ukrainien face à l’agression russe serait souhaiter la victoire de l’impérialisme. La preuve ? Le soutien apporté par les États-Unis et l’Otan à l’Ukraine, qui serait l’implacable argument démontrant que les UkrainienEs en lutte pour défendre leurs villes et villages face à l’armée russe seraient en réalité des « pions » aux mains de l’impérialisme. Et c’est ainsi que le combat de libération menée par les UkrainienEs face à l’agression russe devient pour LO une guerre entre « l’impérialisme » et la Russie, au moyen d’une formidable opération d’effacement du peuple ukrainien lui-même, qui n’a aux yeux de LO aucune forme de subjectivité et d’agentivité politiques et se retrouve réduit à celui de fantassin de l’Otan.

Dès lors, tout est permis, et c’est ainsi que LO s’autorise à donner des leçons à nos camarades de l’organisation anticapitaliste ukrainienne Sotsialnyi Rukh (SR, Mouvement social), qui participent activement à la résistance ukrainienne tout en dénonçant les politiques antisociales de Zelensky et des oligarques et en tentant d’organiser la classe ouvrière de manière autonome, mais qui sont coupables, selon LO, de ne pas en faire assez : « S’agissant des militants de SR, il leur faudrait, outre tenir pour ennemi le régime poutinien, voir comme tel l’État ukrainien, celui de Zelensky et des oligarques, celui qu’arment et inspirent les États impérialistes. Or ce n’est pas le cas. La résolution adoptée le 17 septembre par leur congrès oppose les travailleurs aux diktats des employeurs, dénonce les oligarques et leur pouvoir, mais elle n’envisage jamais de s’adresser aux premiers pour leur proposer l’objectif de briser le pouvoir de leurs exploiteurs et d’instaurer leur propre pouvoir. » Conclusion : Sotsialnyi Rukh fait partie « de petits groupes est-européens qui s’alignent, eux, sur l’Otan et le camp occidental, celui de l’impérialisme. » Rien que ça.

Le socialisme sous les bombes ?

La grille de lecture de LO rend impossible toute perception des complexités, des contradictions d’une situation concrète. C’est ainsi que, dans le cas de l’Ukraine, les camarades refusent de voir qu’une lutte de libération nationale face à une puissance militaire occupante, quand bien même elle s’inscrirait dans un contexte régional et international de rivalités et de luttes entre grandes puissances, ne peut être dissoute, ni analytiquement ni politiquement, dans ces dernières. Autrement dit : l’opportunisme des pays impérialistes occidentaux à l’égard de l’Ukraine n’enlève rien à la légitimité du combat de la population ukrainienne face à l’armée de Poutine. L’armement fourni par les pays occidentaux contribue à modifier le rapport de forces, et c’est tant mieux pour la population ukrainienne qui subit chaque jour les violents assauts des forces russes et qui n’a guère d’autres interlocuteurs pour espérer recevoir les armes lui permettant de se défendre, mais il ne modifie pas les statuts d’agresseur et d’agressé. De même que la défense du droit des UkrainienEs à s’armer pour se défendre face à la Russie n’implique nullement, à moins de voir le monde en noir et blanc, de renoncer à lutter contre les politiques impérialistes des États-Unis et de l’Otan et contre la course aux armements à l’échelle mondiale.

La lutte des UkrainienEs pour infliger une défaite à Poutine est non seulement légitime, mais elle est en outre une condition nécessaire — mais certes pas auto-suffisante — pour penser un avenir émancipateur pour la population ukrainienne. À moins de considérer qu’un horizon socialiste serait plus facilement envisageable dans un pays rasé et sous occupation russe, il s’agit de voir ce qui, dans la résistance actuelle, peut constituer des points d’appui pour la classe ouvrière ukrainienne dont nombre d’organisations ne sont pas dupes, contrairement à ce que semble penser LO, de Zelensky10. Comme l’expliquent nos camarades de Sotsialnyi Rukh, la résistance populaire à l’agression russe a des effets contradictoires, qui ne peuvent se résumer à l’apparente « union nationale » : « La guerre a créé de nouvelles formes d’auto-organisation et de politique par en bas. La mobilisation du peuple pour la guerre de libération a renforcé le sentiment d’une cause commune chez les gens et leur a fait comprendre que c’est grâce aux gens ordinaires, et non aux oligarques ou aux entreprises, que ce pays existe. La guerre a radicalement changé la vie sociale et politique en Ukraine, et nous devons empêcher que ces nouvelles formes d’organisation sociale soient détruites et, au contraire, les développer11. »

Pourquoi penser si cela n’aide pas à agir ?

Des militantEs et des organisations qui défendent de telles positions ne méritent-ils et elles pas un minimum de considération et de soutien de la part des organisations révolutionnaires ? Pour LO, c’est non, qui considère, alors que les bombes russes pleuvent sur la population ukrainienne, que celui qui, en Ukraine, ne s’oppose pas au moins autant à « l’impérialisme » qu’à l’agression russe ne se situe pas dans « le camp de la classe ouvrière ». LO reconnaît d’ailleurs qu’aucune organisation ukrainienne ne partage ses positions. On serait tenté de dire qu’il est plutôt logique qu’aucunE UkrainienE ne les partage, tant elles sont hors sol et découpées de « l’analyse concrète d’une situation concrète ». Des positions qui ne sont pas davantage partagées par les organisations anti-guerre et socialistes russes, qui revendiquent quant à elles l’arrêt des bombardements, le retrait des troupes russes et la défaite de Poutine. De toute évidence, personne, ni en Russie ni en Ukraine, pas même les groupes socialistes les plus minoritaires, n’a compris quelle était la ligne juste.

À quoi servent des positions qui, quand bien même elles pourraient, par leur simplicité, exercer une forme de « séduction théorique », ne trouvent aucun sujet pour s’incarner ? Des marxistes révolutionnaires peuvent-ils et elles réellement penser que des idées dont personne ne s’empare, a fortiori chez les premierEs concernéEs, peuvent avoir une quelconque pertinence et une quelconque utilité ? La théorie peut-elle avoir à tout prix raison contre la pratique ? « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains », écrivait Charles Péguy à propos de la morale d’Emmanuel Kant. On serait tenté d’adapter cette métaphore aux positions « internationalistes » de LO qui, sous couvert d’une logique analytique implacable, aboutissent dans la plupart des cas à une absence totale de conclusions pratiques, c’est-à-dire de propositions pour agir, concrètement, pour tenter d’influer positivement sur le cours des événements et modifier les rapports de forces en faveur de notre classe.

« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter… »

Les camarades de LO peuvent ainsi écrire tranquillement que la IVe Internationale « s’éloigne de plus en plus du camp de la révolution socialiste » tout en n’ayant eux-mêmes aucune politique vis-à-vis de la situation en Ukraine, sinon la défense de principes abstraits et la distribution des bons et — surtout — des mauvais points aux organisations ukrainiennes et russes. Pour notre part, nous avons contribué à construire, depuis mars 2022, le Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (RESU/ENSU), particulièrement investi sur le terrain de la solidarité par en bas, indépendante de tout gouvernement, avec les organisations civiles, syndicales, féministes ukrainiennes : organisation d’équipes de travail et de campagnes thématiques, initiatives de réunions publiques, rassemblements et manifestations avec d’autres réseaux, avec des associations ukrainiennes… Nous nous sommes en outre associés à l’envoi de délégations en Ukraine ou auprès de réfugiéEs en Pologne, de convois de solidarité qui apportent de l’aide matérielle et établissent des liens concrets avec les organisations syndicales ou féministes pour les aider à lutter contre l’invasion russe et les effets directs de la guerre, mais aussi pour l’annulation de la dette extérieure de l’Ukraine et contre les conditionnalités néolibérales aux aides, contre l’application de nouvelles lois et mesures du gouvernement Zelensky qui remettent en cause les droits des travailleurEs, ceux des femmes, ou les droits des jeunes à étudier même en situation de guerre. Et nous avons noué des liens très forts avec nos camarades de l’organisation anticapitaliste Sotsialnyi Rukh, pour laquelle nous avons organisé une campagne de solidarité financière à même de lui permettre d’exister légalement et d’apporter de l’aide concrète autour d’elle. Ce n’est sans doute pas assez, mais cela s’inscrit néanmoins dans la construction d’une solidarité internationale de classe, qui contribue probablement plus à renforcer le « camp de la révolution socialiste » que ne le fait la théorisation de l’absence de toute pratique possible, fort éloignée du marxisme.

  • 1. « L’ex-Secrétariat unifié face à la guerre en Ukraine », Lutte de classe n°227, novembre 2022. Sauf indication contraire, les citations de LO sont tirées de cet article.
  • 2. Lénine, « L’impérialisme et la scission du socialisme », décembre 1916.
  • 3. Lénine, « De la fierté nationale des Grands-Russes », décembre 1914.
  • 4. « La division coloniale du travail déformait, voire freinait le développement, parfois même transformait les républiques et les régions périphériques en sources de matières premières et en zones de monoculture. Cela s’accompagnait d’une division coloniale de la ville et de la campagne, du travail physique et intellectuel, qualifié et non qualifié, bien ou mal rétribué, ainsi que par une stratification tout aussi coloniale de la bureaucratie étatique, de la classe ouvrière et des sociétés entières. » (Zbigniew Marcin Kowalewski, « Impérialisme russe », Inprecor n°609-610, octobre-décembre 2014)
  • 5. Jean Batou, « Impérialismes d’hier et d’aujourd’hui : Poutine, la guerre en Ukraine et l’extrême droite », mars 2015, en ligne sur europe-solidaire.org.
  • 6. Gilbert Achcar, « La situation mondiale est celle d’une nouvelle guerre froide », l’Anticapitaliste mensuel n°143, février 2023.
  • 7. Idem.
  • 8. « Contre la guerre en Ukraine et sa généralisation », Lutte de classe n°230, mars 2023.
  • 9. Des critiques que nous pouvons partager mais qui, en réalité, ne changent pas grand-chose quant aux responsabilités dans l’agression de l’Ukraine.
  • 10. Lire par exemple Elias Vola, « Ukraine : lutte de classe en temps de guerre », l’Anticapitaliste n°642, 22 décembre 2022.
  • 11. Sotsialnyi Rukh, « Ukraine : La guerre a créé de nouvelles formes d’auto-organisation et de politique par en bas », l’Anticapitaliste n°633, 18 octobre 2022.