Le théâtre de l’Odéon est occupé depuis le 4 mars. Suite à un compromis trouvé avec la direction, le nombre d’occupantEs reste stable et fonctionne par roulement et renouvellement régulier des forces militantes. Dans ces conditions particulières, le risque d’une occupation, parce que ce sont des moments fatigants, prenants, est celui de l’épuisement et de l’isolement. Mais il faut également rappeler que ce sont aussi pour toutes et tous des instants très riches et satisfaisants d’échanges, de discussions entre camarades et collègues, un foisonnement politique et créatif dont les vidéos qui parviennent depuis l’intérieur laisse entrevoir la richesse à celles et ceux qui sont à l’extérieur.
EnferméEs… mais pas isoléEs
Même si la majorité des occupantEs sont de fait des travailleurEs des secteurs culturels plutôt du spectacle (vivant et enregistré), sont également présentEs des précaires et intermittentEs du travail d’autres secteurs (hôtellerie, guides conférenciers…)
Toutes et tous se retrouvent ainsi autour de la revendication centrale du retrait de la contre-réforme de l’assurance chômage, tandis que se déclinent, par ailleurs, d’autres revendications plus spécifiques autour des droits sociaux dans les secteurs culturels (droits maternité, reconduction de « l’année blanche »), ou autour des conditions d’ouverture et d’exercice des lieux culturels.
Tous les jours des prises de parole s’organisent de l’intérieur et vers l’extérieur par le biais de grandes assemblées générales, baptisées « Agoras » et se déroulant d’ailleurs… devant le fronton « à l’antique » du théâtre qui donne sur une large place piétonne. Tous les jours à 14 h, se succèdent prises de parole, musiques, chants, textes de théâtre, témoignages de solidarité, récits d’autres secteurs en lutte dans un grand et souvent joyeux mélange. Samedi dernier, 26 mars, l’Agora ne dérogeait pas à cette tradition. On n’y attendait rien moins qu’un orchestre symphonique et ses nombreuses et nombreux musicienEs et chanteurEs issus des « ensembles parisiens » venus jouer en solidarité avec le mouvement d’occupation.
« Silence, ici on lutte ! »
Mais c’était sans compter sur l’analyse sans politique ni poésie du représentant de la préfecture sur place ! Dans le fatras des règles de ce confinement qui n’en est pas un, existe une loi qui autorise les réunions politiques dans l’espace publique, mais pas les évènements artistiques. Tant que les manifestantEs ne font que causer, cela reste de la politique… Si elles et ils commencent à jouer ou chanter, on est dans le festif. « Un orchestre, c’est forcément culturel, ça ne peut pas être revendicatif ! » Il n’en fallait pas plus au préfet pour menacer l’Agora d’évacuer la place par la force à la moindre note entamée !
L’orchestre a tenu bon… évidemment ! Décidé à jouer… Piqué au vif par l’entêtement du préfet à refuser de comprendre la dimension (d’autant plus !) politique de l’ultimatum. Les occupantEs et leurs soutiens y furent évidemment transportés par la musique qui ne s’élevait cette fois que pour nous. L’orchestre a fini d’ailleurs, après presque 30 minutes de concert, en forme de pied de nez, sur une version épique et symphonique du chant révolutionnaire « El pueblo unido » que la foule autour a repris en chœur avec une vive émotion.
À eux les violons, à nous les crécelles ?
Une anecdote qui pourrait être cocasse si elle n’était pas si révélatrice de deux conceptions politiques et artistiques. Une fanfare pourrait donc être revendicative et politique, mais pas un orchestre symphonique ? Un clown de rue, mais pas un comédien classique ? La culture serait-elle réservée à certainEs, et le « sens » politique à d’autres ? La bourgeoisie est bien trop habituée à accaparer la « grande culture » qu’elle produit et reproduit pour elle-même. Elle oublie trop vite que « sa » culture est faite par des travailleurEs issues de la classe ouvrière, sous-payéEs, précariséEs, abandonnéEs depuis bien longtemps déjà. La nature transgressive d’unE ouvrierE qui se réapproprie son outil de travail et décide de l’utiliser pour le bien collectif est également à la portée des travailleurEs des arts et de la culture.
Souvenez-vous, il y a à peine un an, lorsque les danseuses et les musicienEs de l’Opéra Garnier (et partout ensuite en France) étaient sortis sur le parvis pour jouer et danser devant les grévistes mobiliséEs pour le maintien de notre système de retraites… Tous les yeux s’étaient alors tournés vers elles et eux, et vers notre lutte commune.
À travers ces performances, au cours de la lutte actuelle, c’est également une double redécouverte : il y est, en effet, vital de redécouvrir cette fonction politique et populaire à l’art et son « utilité » dans la lutte… Mais il y est tout aussi essentiel que cette nouvelle génération de précaires et de travailleurs et travailleuses de la culture redécouvre à travers cette lutte que leurs réalités professionnelles et leurs intérêts ne sont pas différents de celles de l’ensemble de la classe ouvrière.