Indéniablement, la « question coloniale » occupe une place singulière dans l’histoire contemporaine de la France. Elle n’est pas toujours au premier plan, ni des débats ni des préoccupations, mais demeure une question permanente. Le mouvement ouvrier lui-même, longtemps aveugle à la situation des peuples colonisés, sera forcé de se positionner lors de moments clés de l’histoire coloniale française, avec plus ou moins de succès.
Après la Révolution française, l’Empire et les défaites napoléoniennes, la puissance française a reculé territorialement. L’empire colonial est très amoindri lorsque Charles X prend le pouvoir en 1824. Essentiellement pour des raisons de politique intérieure et sentant sa légitimité menacée, il se lance dans de nouvelles expéditions coloniales et, profitant des faiblesses de l’Empire ottoman, s’empare de l’Algérie en 1830. C’est le point de départ du colonialisme français contemporain, qui va rapidement se fixer des objectifs économiques et commerciaux, à l’instar de ses concurrents anglais, belge ou allemand. Le nouvel empire se développe ensuite après la conférence de Berlin de 1885, qui prévoit la partition de l’Afrique entre les grandes puissances européennes. Enfin, les expéditions militaires en Asie du Sud-Est sous le Second Empire et la IIIe République permettent la colonisation de l’Indochine. La France devient ainsi l’un des pays impérialistes de premier plan à l’aube du 20e siècle. La révolution industrielle nécessite alors un accroissement rapide des capacités productives et du rendement, et de nouvelles matières premières, ce que la conquête coloniale rend possible de façon décisive.
Tout au long de ce processus, le mouvement ouvrier naissant et se renforçant en France ne produit que peu de contenu politique vis-à-vis de cette question. Les quelques voix qui s’élèvent contre le colonialisme se contentent de dénoncer le coût financier et humain pour la population française. On ne trouve guère de traces relatant des positionnements anticoloniaux, ou encore se préoccupant de la vie des populations tombant sous le joug de l’armée française. Pire, une partie des socialistes utopiques et autres saint-simoniens perçoivent par exemple l’Algérie comme une terre vierge, sur laquelle expérimenter librement un nouvel ordre social communautaire. Pourtant, de nombreuses résistances sont menées par les peuples coloniaux et ce, dès 1830. En Algérie, l’Emir Abd-el-Kader prend la tête d’une révolte qui durera jusqu’en 1844 avant d’être écrasée par les troupes du maréchal Bugeaud. En 1878, le peuple kanak se soulève également contre la présence française, et mène une véritable guerilla. L’armée française bénéficiera d’ailleurs du soutien militaire des déportés au bagne, dont de nombreux communards ! Louise Michel est, lors de ces évènements, l’une des rares à prendre position en faveur des revendications kanak.
De la théorie à la pratique, une lente impatience
Dès les années 1850, Marx prend des positions critiques par rapport au colonialisme anglais en Inde, il condamne la guerre contre la Chine, apporte un soutien critique au gouvernement de Lincoln contre les sudistes. Autour de 1870, il défend la thèse selon laquelle la libération du prolétariat britannique est impossible tant que l’Irlande n’est pas libre de toute domination coloniale. Le mouvement ouvrier anglais est par conséquent percuté relativement tôt par cette question. Mais il faudra attendre 1896 et le Congrès de Londres de la Deuxième Internationale pour avoir une première caractérisation sérieuse du fait colonial dans une résolution. On peut y lire : « la politique coloniale […] n’est que l’extension du champ d’exploitation capitaliste dans l’intérêt exclusif de la classe capitaliste. » Cependant, aucune politique concrète ne sera mise en place pour combattre les puissances impérialistes et soutenir le combat des populations colonisées. L’anticolonialisme du mouvement ouvrier reste théorique, et même si la compréhension du phénomène colonial a progressé et qu’il est admis qu’il est l’un des aspects contemporains d’un capitalisme expansionniste, il ne fait l’objet d’aucune campagne large et massive. Cela s’explique par deux aspects principaux.
Premièrement, une partie du mouvement socialiste considère que les revendications nationales des populations dominées revêtent un caractère réactionnaire. Elles véhiculent l’idée que les conditions de vie seraient meilleures dans une république bourgeoise indépendante plutôt qu’au sein d’un empire colonial, fût-il autocratique, et détournent la classe ouvrière de la lutte contre le système d’exploitation capitaliste lui-même. C’est le positionnement de Rosa Luxemburg et d’autres socialistes, qui placent le combat social au premier plan, reléguant les exigences démocratiques et nationales au second. Elle s’oppose d’ailleurs à Lénine, qui fait inscrire au programme du POSDR en 1903 le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, notamment au sein de la « prison » que constitue la Russie tsariste.
Deuxièmement, le mouvement social-démocrate, qui prend par exemple en Allemagne un caractère de masse, est traversé par une contradiction majeure liée au mode de développement de la classe ouvrière dans les pays industrialisés. En effet, le niveau de vie et les conditions de travail du prolétariat vont s’améliorer dans les pays centraux du capitalisme au tournant du 20e siècle, ce qui est le fruit d’importantes luttes de classes, mais qui est permis par les gains de productivité majeurs liés à la colonisation. De nouveaux trusts se constituent à l’époque naissante de l’impérialisme, et ces entités ont la capacité de déployer des capitaux dans le monde entier et de réaliser des profits colossaux. Si les principaux bénéficiaires de cette expansion sont les capitalistes anglais, français, allemands, belges, le destin d’une partie croissante des travailleurs de ces pays devient connecté à leur bonne santé. Cette situation nouvelle rend possible l’émergence d’une couche sociale de prolétaires que Lénine désigne comme « l’aristocratie ouvrière », et dont une partie des socialistes va se faire le porte-voix.
La plus éclatante démonstration de ce deuxième positionnement est le vote concernant la « résolution coloniale » du congrès de l’Internationale socialiste de 1907 à Stuttgart. Si la résolution finale adoptée à la majorité condamne fermement la colonisation et stipule que « les mandataires socialistes ont le devoir de s’opposer irréductiblement dans tous les parlements à ce régime d’exploitation à outrance et de servage, qui sévit dans toutes les colonies existantes », la majorité des délégués français, anglais, néerlandais, belges et allemands s’y opposeront. Il n’est pas anodin que ces dirigeants proviennent des pays qui disposent d’un empire colonial à cette époque. En germe, ce vote est annonciateur du rapport qu’entretiennent ces directions social-démocrates avec leur propre impérialisme, et qui les empêchera de dire en 1914 « l’ennemi principal est dans notre propre pays ». Le positionnement sur la question coloniale apparaît donc dans cette lecture comme un facteur décisif pour le mouvement socialiste, et il préfigure les fractures ultérieures liées à l’Union sacrée durant le premier conflit mondial. Il faudra alors attendre la conférence de Zimmerwald, puis la révolution d’Octobre 1917, pour que se cristallise une orientation conséquente sur les luttes de libération nationale et l’anticolonialisme. Elle s’exprime notamment au travers des 4e et 8e conditions d’adhésion à la nouvelle Internationale Communiste, qui portent clairement sur la lutte contre la colonisation.
En France, scission dans la SFIO et recherche d’une politique anticoloniale
La guerre et la collaboration de la direction socialiste en France laissent des traces indélébiles au sein du mouvement ouvrier. La rupture entre partisanEs et opposantEs à l’Union sacrée ne se résorbera jamais et conduira inexorablement à la séparation. Lors du congrès de Tours en décembre 1920, une large majorité de la SFIO en crise vote l’adhésion aux 21 conditions de l’IC, et s’engage donc à s’inscrire dans un combat révolutionnaire dans la foulée d’Octobre. Cependant, peu de débats ont lieu lors du congrès autour de la question coloniale, à l’exception des interventions de Nguyen Ai Quoc (connu plus tard sous le nom de Ho Chi Minh…).
Il s’agit en premier lieu de régler définitivement la fracture ouverte en 1914. Le Parti communiste naissant se construit en effet en opposition frontale à la collaboration de classe, mais également contre le militarisme et l’impérialisme. C’est l’un des marqueurs de cette nouvelle organisation, qui ne fait aucune concession au nationalisme ambiant et aux entreprises militaires françaises. Ses membres combattent la mobilisation des troupes envoyées prêter main forte aux Russes blancs contre la République des soviets. Certains futurs dirigeants font d’ailleurs partie des mutineries au sein de l’armée française, comme André Marty ou Charles Tillon envoyés en mer Noire. La Jeunesse communiste organise une campagne contre l’occupation militaire de la Ruhr en reprenant les orientations des congrès de l’Internationale d’avant-guerre, pour la fraternisation avec les travailleurs allemands. Les cadres de cette nouvelle organisation connaissent répression et emprisonnement pour leurs actions, ce qui « trempe » le parti dans la lutte selon les mots d’André Ferrat, dirigeant de la section coloniale du parti, et représentant de cette nouvelle politique.
Mais l’action des militants n’est pas directement anticoloniale, plutôt antimilitariste, en réaction notamment à la guerre. Le Parti est même pointé du doigt par la direction de l’Internationale pour son manque de prise en compte de la question coloniale. Certaines sections tirent par ailleurs en arrière, notamment dans les colonies. En Algérie, dès 1921, plusieurs sections refusent de considérer les revendications d’indépendance nationale. Les communistes de Sidi Bel Abbès rejettent même la 4e condition d’adhésion à l’IC sous prétexte que la population indigène serait trop arriérée pour intégrer les conceptions socialistes et qu’une révolution nationale conduirait forcément au retour de la féodalité. Trotski, dans ses préconisations sur la situation française, condamnera fermement cette prise de position comme « un point de vue purement esclavagiste ».
Le point culminant de l’activité anticoloniale du Parti communiste apparaît en 1925 lors de la guerre du Rif. C’est la première fois que l’organisation concentre tous ses efforts dans l’objectif de soutenir une lutte de libération nationale, en adressant officiellement un message de soutien à son dirigeant Abdelkrim, et en menant une campagne nationale pour la défaite de l’impérialisme français. Les communistes multiplient les appels à la désertion en direction des soldats, la CGTU organise une grève de 24h suivie par 400 000 salariéEs. Malgré cela, la révolte rifaine est écrasée et le mouvement de solidarité est défait. Mais la section française de l’IC a prouvé qu’elle pouvait prendre pleinement en compte les revendications nationales dans les colonies et en constituer un point d’appui au cœur de l’impérialisme. Des contacts sont pris avec les révolutionnaires algériens, marocains, indochinois. Le PC va même aider des organisations nationales à se construire, comme l’Étoile Nord-Africaine en Algérie. La rupture avec les éléments les plus conservateurs du mouvement ouvrier a bien lieu à ce moment-là.
La contre-révolution stalinienne et l’anticolonialisme
Cette orientation est percutée de plein fouet par la victoire au sein du Komintern de l’appareil bureaucratique stalinien. Sur les questions de politique extérieure, une série de tournants sont imposés par la direction de la IIIe Internationale stalinisée, depuis la révolution chinoise de 1927 à la guerre. Systématiquement, l’orientation anticoloniale ayant présidé à la fondation de l’IC est foulée au pied : alliances sans garanties avec les bourgeoisies nationales (comme le Kuomintang de Tchang Kaï-chek), puis refus de toute forme d’alliance et de soutien aux revendications d’indépendance nationale, et enfin collaboration avec l’impérialisme pour le maintien des empires coloniaux. Le pacte Laval-Staline (1935) vient sceller ce dernier tournant. En garantissant l’intégrité territoriale de la France, les dirigeants communistes français renoncent à la désagrégation de l’Empire colonial par l’indépendance des populations dominées. L’adhésion au Front populaire est marquée par le soutien à sa politique militaire et à sa gestion des revendications anticoloniales, notamment au projet Blum-Viollette qui prévoit l’accès à la citoyenneté pour les seules élites des colonies. Il n’est plus alors question de soutenir les exigences démocratiques des mouvements de révoltes anticoloniales, comme l’abolition du code de l’indigénat qui s’applique jusqu’en 1946. Pire, le journal l’Humanité les réduit à l’approche de la guerre à de l’agitation de groupes terroristes à la solde des fascistes italiens ou des nazis. Après les manifestations du 8 mai 1945 à Sétif et les massacres commis par l’armée française, le journal va même jusqu’à titrer « À Sétif, attentat fasciste le jour de la victoire ». Le PC ne mettra d’ailleurs jamais en place de politique à la hauteur lors de la révolution algérienne. Ces revirements et cette adaptation tantôt aux intérêts de la bureaucratie stalinienne, tantôt à ceux de la bourgeoisie française ne sont pas sans conséquence. De nombreux/ses militantEs quittent l’organisation sur la pointe des pieds, ou en sont excluEs. La question coloniale reste centrale pour toute une série de cadres et de sections qui ont sincèrement construit le parti sur ces bases-là depuis 1920. André Ferrat, membre du bureau politique à partir de 1928 et critique des tournants staliniens, sera finalement exclu en 1936, comme un symbole de l’abandon définitive de cette orientation.
L’anticolonialisme, malgré tout
Les rapports des communistes aux questions nationale et coloniale ont été chaotiques, pour plusieurs raisons, liées tant à l’histoire coloniale française qu’aux orientations des différentes directions du mouvement ouvrier. Cependant, l’anticolonialisme n’est jamais absent des questionnements, des débats, et les mouvements des peuples dominés viennent percuter régulièrement l’activité des communistes en France. Malgré les rendez-vous manqués et les erreurs lourdes de conséquence de la direction du parti, il y a une permanence d’un courant antimilitariste et anti-impérialiste en France depuis plus d’un siècle. Les positionnements réellement existants des organisations et des militantEs sur le colonialisme continuent d’ailleurs d’être structurants pour l’ensemble de ceux et celles qui se posent la question de construire une société débarrassée de l’exploitation et de toutes les oppressions.