Sous la direction du Pr Antoine Porrot, et de son école de psychiatrie d’Alger, la psychiatrie est, en Algérie, au service de la domination coloniale. Selon Porrot, « l’indigène nord-africain » est un être « primitif », sans cortex préfrontal, et donc « sans morale, ni intelligence abstraite, ni personnalité ».
Pour Fanon, la pathologie mentale du colonisé est indissociable des conditions sociales imposées par le colonialisme. Comme il l’écrit dans Les Damnés de la terre : « la criminalité de l’Algérien, son impulsivité, la violence de ses meurtres ne sont donc pas la conséquence d’une organisation du système nerveux ni d’une originalité caractérielle, mais le produit direct de la situation coloniale ».
Mais Fanon ne se contente pas de dénoncer le rôle de la domination coloniale dans l’émergence de pathologies psychiatriques. En même temps qu’il participe au combat pour le renversement de cette domination, il cherche à construire une alternative concrète, en termes de soins psychiques, à la psychiatrie coloniale répressive.
En Tunisie, où il s’installe après son expulsion d’Algérie, il ouvre à l’hôpital Charles-Nicolle un hôpital de jour, une initiative révolutionnaire à l’époque. L’hôpital de jour permet un diagnostic et un traitement précoces, tout en évitant l’internement et en préservant le plus possible la vie sociale du malade.
Fanon préconise la multiplication de petits services de psychiatrie rattachés aux hôpitaux généraux, avec une attention particulière à l’hospitalisation de jour. Il se prononce pour une législation stricte « garantissant au maximum la liberté du malade et retirant tout aspect carcéral et coercitif à l’internement ».
Une psychiatrie de la dignité, de l’égalité et de la libération
De même que, pour Fanon, l’émancipation sociale ne peut résulter que de la prise de conscience et de l’action du colonisé lui-même, l’émancipation de cette aliénation qu’est la pathologie mentale ne peut être imposée de manière autoritaire, au nom de la « science » psychiatrique. Le soin ne se fait ni contre, ni sans le/la malade, mais avec elle/lui et par elle/lui. Ce combat est un combat d’actualité, à l’heure où, au nom de la « modernité », la psychiatrie est de nouveau ramenée à une « science du cerveau », où les traitements tendent à se réduire à des injonctions médicamenteuses et comportementales, et où les logiques de contrôle, de tri, de punition, restent à l’œuvre dans nos institutions psychiatriques comme dans le reste de la société.
La pensée et l’action de Frantz Fanon sont un appel à prolonger la lutte pour une psychiatrie de la dignité, de l’égalité et de la libération.