Depuis les années 1980, le capitalisme est traversé par des processus de financiarisation, tertiarisation et déréglementation de l’économie à l’échelle internationale. En répondant aux logiques d’optimisation et de rationalisation, ces transformations s’accompagnent d’une tendance accrue à la fragmentation des chaînes productives, la délocalisation, l’externalisation et la sous-traitance des fonctions de service et de production jugées périphériques.
Ces processus sont amplifiés et accélérés par les changements socio-techniques, ce qui nous mène à réfléchir à l’ampleur de ces transformations. C’est donc dans ce contexte que prolifère le modèle économique de la plateforme 1. La structure en réseau lui permet de s’approprier le fruit de l’activité d’une pluralité d’acteurEs lors de chaque transaction et non pas seulement lors des relations de subordination productive. Cela répond donc à une logique d’externalisation du travail de production vers les producteurEs-consommateurEs. L’ubérisation, à tort érigée en nouveau modèle économique et sociétal, n’est au final que l’une des dimensions d’un phénomène de transformation plus large.
Capitalisme « digital », « cognitif », « de surveillance » : un changement d’ampleur ?
La lecture du travail de Karl Marx continue à alimenter des approches critiques stimulantes qui essaient de faire dégager les spécificités du capitalisme contemporain. Pour certains, l’économie de plateforme se généralise et s’intègre au système capitaliste en lui permettant d’accentuer son caractère parasitaire et d’absorber des activités et des espaces de plus en plus étendus de l’activité humaine. C’est l’idée défendue par Shoshana Zuboff 2 qui parle à ce propos d’un âge du « capitalisme de surveillance » dans le cadre duquel le vampire se nourrit désormais de tous les aspects de l’expérience humaine. Cela fait écho aux approches du « capitalisme cognitif » pointant la centralité de l’antagonisme du travail vivant dans les transformations du capitalisme. Le capitalisme a toujours été dépendant des savoirs et des capacités de coopération et de mise en commun des salariéEs (« general intellect »). En brouillant les frontières entre le travail et le hors-travail, le capital demande une mobilisation et une implication active de l’ensemble des connaissances, émotions et vécus des travailleurEs, ce qui génère une dynamique contradictoire entre « une tendance à l’autonomie du travail » et la tentative d’assujettir l’ensemble des temps sociaux à la logique de la valorisation du capital 3. De la même façon qu’il exploite et détruit la nature, le capital accapare gratuitement les bénéfices du savoir collectif de la société. Dans le contexte de l’économie informationnelle, les brevets, les logiciels propriétaires et le système de captation des plateformes lui permettent de garantir une rente qui est accumulée en préservant, d’une manière artificielle, la rareté, et en convertissant tout bien informationnel produit par l’intelligence collective en une marchandise. La data, produite par les nouvelles formes de communication et de coopération en ligne, deviendrait donc une nouvelle matière première ainsi que le produit de pointe du -capitalisme contemporain.
L’évolution des modèles économiques d’Internet
Au début des années 2000, l’explosion des plateformes marchandes du web social comme Myspace et YouTube avait inauguré le modèle économique basé sur les contenus générés par les usagerEs. La participation de l’usagerE à la création du contenu permet non seulement d’externaliser vers les usagerEs certaines fonctions productives mais offre des possibilités inédites de profilage et de vente des audiences aux sponsors. Dès lors, les usagerEs des plate-formes grand public comme Facebook, YouTube ou Instagram constituent un réservoir de producteurEs bénévoles ayant signé un contrat d’utilisation qui autorise la vente de leurs données personnelles aux clients des plateformes.
Depuis la décennie 2010, l’émergence des plateformes orientées vers les services à la personne ou aux entreprises fait basculer le modèle vers la monétisation de données et métadonnées 4 des usagerEs qui sont utilisées pour calibrer des intelligences artificielles. Le modèle orienté vers la prestation de service touche également les principaux acteurs de l’oligopole d’Internet. Facebook a évolué vers un service offert aux organisations sous la forme de publicités payantes vers lesquelles on dirige les audiences en ligne. Depuis 2015, Twitter met les données des usagerEs à disposition d’entreprises qui développent des programmes de machine learning 5 comme IBM. Le modèle de la plateforme ne concerne pas uniquement les géants de l’économie d’internet, plusieurs entreprises étatiques et paraétatiques, du secteur de l’automobile ou de l’énergie, ont engagé un processus de « plateformisation » (comme dans le cas d’Amiral, du BHV ou de la SNCF) sans parler de la dépendance des médias et des industries culturelles vis-à-vis de ces infrastructures pour la circulation et la réception de leurs produits culturels.
Capital/travail vivant : même contradiction, même combat
L’efficacité du modèle de la plate-forme est liée aux processus transnationaux de dérégulation et financiarisation des activités économiques du secteur numérique, au système de sponsors et de partenariats, à la réduction des coûts de transaction et, bien évidemment, à l’exploitation du travail. Nous aurions pu aller vers une utilisation subversive des nouvelles technologies de l’information et de la communication permettant une économie de la gratuité et une production de richesses véritables et non plus uniquement de marchandises. Au contraire, le modèle capitaliste de la plateforme constitue une négation du projet d’émancipation préconisé par André Gorz. Les travailleurEs des plateformes sont contraints à réclamer une entrée dans le salariat et une reconnaissance du rapport de subordination aux patrons. Les paradoxes du capitalisme mènent à un renversement des idéaux émancipateurs 6 : « l’autonomie » est institutionnalisée et convertie en une injonction systémique s’inscrivant parfaitement dans la loi du profit. Cela entraîne néanmoins des nouvelles luttes dont l’intensité et la propagation sont accentuées par le recours massif aux services des plateformes dans le contexte de la pandémie. L’entrée récente des livreurEs dans les luttes du salariat pourrait contribuer à intensifier les conflits contre le capital et à en dévoiler les contradictions. À côté des luttes « conservatives », certaines expériences d’auto-organisation des travailleurEs des plateformes, notamment autour de la création de coopératives de coursierEs, contribuent à dévoiler la dimension parasitaire du capital face au travail vivant.
1 – Les plateformes allégées comme Uber ou Air B&B, qui ne possèdent pas les actifs desquels elles tirent leurs bénéfices, correspondent d’ailleurs seulement à une typologie spécifique parmi d’autres. Outre ce modèle, nous pouvons identifier au moins quatre autres catégories : les plateformes d’annonceurs qui vendent les informations des usagerEs et qui peuvent coordonner plusieurs catégories d’acteurs en appliquant des prix différents (Google, Facebook, Instagram, YouTube…) ; les plateformes industrielles qui connectent les processus manufacturiers (Siemens) ; les plateformes de produits (Spotify) qui commercialisent l’accès à des biens ou à des ressources et les plateformes en nuage qui hébergent les contenus et les données des tiers (Srnicek N., Capitalisme de plateforme : l’hégémonie de l’économie numérique, Lux Canada, 2018).
2 – Zuboff S. (2019), The age of Surveillance capitalism, Profile Books, Londres.
3 – Vercellone C. (2011), « De l’ouvrier-masse au travail cognitif. Valeur, travail et répartition dans le capitalisme cognitif », European Journal of Economic and Social Systems, vol. 24, n° 1-2/2011, p. 15-43.
4 – Les métadonnées sont littéralement des informations relatives aux données qui sont enregistrées et analysées par les plateformes. Elles peuvent contenir des informations variées : l’heure de connexion, les mots clés de recherche, l’historique des pages web visitées, le temps de connexion à une page ou à un type de contenu… Celles-ci permettent d’obtenir une connaissance détaillée des profils, préférences, pratiques, opinions et goûts des internautes, utiles pour optimiser le profilage publicitaire et la commercialisation des biens de consommation.
5 – Programmes de récolte et analyse de données utilisés pour générer des algorithmes de prédiction des comportements des usagers.
6 – Honneth A., Hartmann M. (2006), « Les paradoxes du capitalisme : un programme de recherche », in A. Honneth, La société du mépris, Paris, La Découverte, p. 275-304.