Dérivé du nom de l’entreprise Uber, le néologisme « ubérisation » connait un usage extensif désignant des phénomènes variés de « plateformisation » de secteurs diversifiés de l’économie. Services à domicile (Handy), services de santé (Doctolib), garde d’enfants (Baby Sittor), transports (Uber, BlaBla Car), hébergement (Air B&B, Booking.com), livraison de nourriture (Glovo, Deliveroo, Uber Eats, Foodora), vente et livraison de biens (Etsy, eBay, Amazon) : les plateformes commerciales allégées manifestent une capacité à pénétrer des segments de marché de plus en plus vastes, à concurrencer le modèle traditionnel de l’entreprise et de l’administration tout en échappant aux règles d’encadrement et de protection du travail dans les pays où elles opèrent. Intensifié par la crise sanitaire, le travail à la demande médiatisé par les plateformes connait une grosse croissance. Une estimation des travailleurEs sur plateforme aux États-Unis les évalue à environ 11 % des actifs1.
La plateforme : un système algorithmique de captation de la valeur
L’ubérisation est souvent associée aux dynamiques de l’innovation technologique. Les commentaires les plus fallacieux tendent à l’annoncer comme un processus inéluctable de transformation technologique et sociale qui s’appuierait sur les potentiels d’immédiateté, de désintermédiation et interconnexion des dispositifs numériques. En bénéficiant du pouvoir de fascination exercé par la technologie, les plateformes se présentent comme des infrastructures innovantes et neutres permettant d’optimiser les formes de mise en relation et de collaboration entre différentes catégories d’acteurs. Cela dissimule leur statut et leur fonctionnement dans l’économie capitaliste : les plateformes comme Uber, Amazon ou Deliveroo constituent en effet un modèle hybride de marché/entreprise où un système algorithmique de captation de la valeur permet d’apparier une offre et une demande. Contrairement aux structures productives traditionnelles, les plateformes semblent privilégier la captation sur la production de la valeur.
Ainsi, bien que ce modèle soit souvent assimilé au phénomène de l’économie collaborative, l’usage d’une plateforme à la demande relève en réalité d’une activité travaillée fondée sur une production à flux tendus de services et de produits. La gestion des incitations à flux tendu se fonde ici sur une connaissance fine des comportements des usagerEs qui est le résultat d’une activité de surveillance et de traçage permanent des activités en ligne2. Le système de captation de la plateforme ne peut donc pas être compris sans prendre en compte les logiques qui régissent l’économie capitaliste des données. Toute connexion et activité enregistrée sur les plateformes est exploitée pour permettre le fonctionnement et l’optimisation du système d’appariement algorithmique mettant en relation les demandes des consommateurEs ou des entreprises sous-traitantes avec les producteurs ou les -fournisseurs d’un service.
L’indépendance proclamée est illusoire car tant les fournisseurs de service que les consommateurs sont en réalité dépendants du système de tarification, des temporalités et des modalités de prestation du service imposées par les plateformes. Celles-ci ne sont ni transparentes ni neutres : le modèle de tarification dynamique laisse la porte ouverte à tout type de discrimination dans la rémunération, le nombre des tâches confiées, l’accès aux primes et au service. « Code is low » : l’expression célèbre du juriste Lawrence Lessig illustre bien la non-neutralité des logiciels qui transposent, dans le langage binaire de l’informatique, les valeurs, les normes et les logiques d’action du marché capitaliste.
Exploitation du travail et traçage des données
Dans le cadre de ce modèle, il est extrêmement difficile de délimiter le travail, sa temporalité et son exploitation car celles-ci ne se réduisent pas au moment de la production d’un bien ou d’un service mais couvrent l’ensemble des activités informationnelles médiatisées par la plateforme. La prestation de service est la seule activité réellement rémunérée avec des formes de contractualisation qui vont de la sous-traitance au paiement à la pièce. Les plateformes prennent une part sur les paiements des prestations de service et, parallèlement, extraient la valeur économique des données produites par l’ensemble des usagerEs. Une simple connexion d’unE livreurE ou d’unE consommateurE à la plateforme produit des informations (géolocalisation, trafic, historique de navigation…) qui peuvent être exploitées par la plateforme ou vendues à des tiers. En contournant souvent les législations en vigueur, Uber ne fait pas ses affaires uniquement avec le transport d’une marchandise ou d’une personne d’un point A à un point B mais avec un système de traitement et de captation du big data qui participe grandement à son modèle prédateur d’extraction de la valeur. Le cas d’Amazon illustre tout aussi bien cette entité ambiguë de marché/d’entreprise associant une logique pseudo-ouverte et coopérative et une logique propriétaire. Amazon se présente en effet comme une entreprise fordiste traditionnelle avec un fonctionnement très hiérarchisé et une exploitation élevée de la force de travail. En parallèle, elle fonctionne également comme une nouvelle « marketplace » où des vendeurEs (éditeurEs et producteurEs de biens culturels ou d’autres biens de consommation) rencontrent des acheteurEs. Là aussi les informations des usagerEs sont tracées et analysées et contribuent à la construction et à l’optimisation des services de recherche, prescription et mise en circulation des biens. L’exploitation se produit donc à la fois en ligne et hors-ligne en accélérant le processus de marchandisation intégral propre au capitalisme tardif.