Publié le Mercredi 13 janvier 2021 à 11h45.

Des concentrations capitalistiques très politiques

Si les politiques du gouvernement sont porteuses de dangers pour la liberté d’informer, nul doute que les logiques capitalistes, et notamment celle de la concentration des médias, sont elles aussi une source majeure de restriction des espaces démocratiques. Extrait d’un article publié par l’observatoire des médias Acrimed en 2019 : « Concentration des médias français : le bal des vampires ».

C’est Patrick Drahi qui a ouvert le bal des concentrations importantes de ces dernières années, en acquérant, à l’été 2014, l’un des cinq quotidiens nationaux d’information générale encore existants : Libération. Un rachat dont nul ne s’était à l’époque indigné, bien au contraire : bien des médias avaient alors salué en Patrick Drahi… le sauveur de Libération.

De Drahi à Bolloré

Quelques mois plus tard, Drahi rachète la totalité du 5e groupe français de presse magazine, Express-Roularta (l’Express, l’Expansion, le groupe L’Étudiant…), avant de s’octroyer le groupe NextRadioTV, un groupe plurimédia rassemblant entre autres BFM-TV et RMC, dirigé à l’époque par Alain Weill, qui intègre en bonne place la structure de Patrick Drahi. Notons, au passage, qu’Alain Weill sera nommé PDG de SFR, propriété du même Patrick Drahi, en novembre 2017 dans un concert de louanges orchestré par les Échos, qui ne manque pas de vanter le « flegme », la « sobriété » et le « brio » de l’homme d’affaires, tour à tour qualifié de « travailleur acharné », « créatif » et in fine... de « mini Drahi ».

Après le rachat de Drahi, tout s’accélère. La première fortune de France Bernard Arnault, déjà propriétaire des Échos, gobe le Parisien et Aujourd’hui en France. De son côté, le milliardaire breton Vincent Bolloré s’empare de Canal + en prenant les rênes de sa maison mère, Vivendi, et réorganise avec la brutalité qui le caractérise les médias du groupe (Direct 8 devient C8, les rédactions du quotidien Direct matin et de i-Télé fusionnent et deviennent CNews, tandis que la grève des salariéEs d’i-Télé est piétinée par la direction…).

Chamboulement du paysage médiatique

Le Groupe le Monde (Le Monde, Télérama, Courrier international…), cogéré par les grandes fortunes Xavier Niel, Matthieu Pigasse et Pierre Bergé, acquiert 100 % des publications de L’Obs. À la mort de Pierre Bergé en septembre 2017, Niel et Pigasse se partagent ses parts. Mais la montée subite (49 %) du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky (Marianne, Elle…) au capital de la holding de Matthieu Pigasse pourrait remettre en cause le pacte d’actionnaires et déclencher une période de troubles à la direction du Groupe Le Monde.
On a ainsi observé, en quelques mois, un vrai chamboulement du paysage médiatique, avec la constitution ou le renforcement de groupes détenteurs des titres variés dans différents types de médias : presse écrite, télévision, radio, sites Internet. Après une période aussi mouvementée dans le grand Monopoly des médias, on se pose volontiers cette question : qui détient les médias privés en France ? On compte un petit nombre de groupes se partageant la quasi-totalité des médias « traditionnels » (presse, radio, télé) de diffusion nationale, et leurs déclinaisons sur Internet. Pour la plupart de ces groupes, la branche « média » ne représente qu’une part seulement de leurs activités. […]

La prédation des grands industriels vis-à-vis de l’information et des médias soulève une interrogation récurrente : alors que dans l’ensemble des secteurs d’activité, on prend grand soin d’investir dans ce qui semble rentable, dans celui des médias, on achète alors même que le secteur est réputé en berne depuis des décennies, notamment – mais pas seulement – dans la presse papier. Dès lors, quel intérêt y aurait-il à racheter des médias qui ne cessent de perdre de l’argent – et ce y compris au prix de drastiques cures d’amaigrissement dans les rédactions ? Quel intérêt y aurait-il à multiplier des rachats qui ne peuvent de ce fait satisfaire une rentabilité financière à court, ou même à long terme ?
En dehors des montages financiers et fiscaux qui peuvent rendre ces pertes profitables à l’échelle d’un groupe, les bénéfices sont ailleurs, et le capital se récupère en réalité sous d’autres formes : l’influence, la valorisation de « l’image de marque » d’un groupe industriel (elle-même génératrice de profits via les autres activités du groupe), le contrôle relatif de la parole médiatique et la synergie entre les offres d’abonnement à Internet ou à un réseau téléphonique d’une part, et l’exclusivité de « contenus » d’autre part.

Acheter des influences

Plusieurs journalistes, chercheurs et économistes des médias ont pointé, dans les stratégies de certains patrons de presse, une tentative de peser sur la présidentielle de 2017. Si cette explication n’est pas à négliger – d’autant moins que les Bolloré, Arnault, Niel et autres Bergé n’ont pas manqué d’exprimer leur amitié politique au grand jour –, elle ne saurait à elle seule justifier certains rachats (ceux de Patrick Drahi, par exemple). En revanche, l’argument faisant valoir que les grands industriels s’achètent de l’influence (symbolique, politique, économique) en achetant des médias se vérifie dans tous les cas de figure. Ainsi du coup triple réalisé par Patrick Drahi : en investissant dans la sphère médias, il assure sa stratégie offensive sur le marché des câblo-opérateurs en disposant de quoi alimenter ses multiples tuyaux. Par là-même, il se positionne comme un acteur incontournable de l’économie française.

De son côté, Bernard Arnault s’offre avec les Échos et Investir de quoi faire mousser le petit monde des entrepreneurs. Quant à Bolloré, s’il n’hésite pas à se servir de ses organes de presse pour faire la pub de ses enseignes, il les utilise également pour défendre ses (gros) intérêts en Afrique de l’Ouest.

De la même façon, les raisons ayant poussé les trois propriétaires Pierre Bergé, Xavier Niel, et Matthieu Pigasse (dit « BNP ») à s’approprier des titres de presse à l’histoire prestigieuse n’ont rien à voir avec l’amour de la presse libre. Ainsi Xavier Niel, fondateur de Free, déclarait-il sobrement en juin 2011 à propos de ses emplettes dans la presse : « Quand les journaux m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix. »1

Pour autant, ces actionnaires n’ont que rarement, à titre individuel, une influence directe sur les lignes éditoriales de leurs médias, et leurs intérêts n’y sont pas toujours mécaniquement relayés. Ils n’en ont en réalité pas besoin ! D’une part, ils pèsent sur ces lignes en choisissant judicieusement les personnels occupant les postes clés dans les rédactions, en d’autres termes, les « haut-gradés » des hiérarchies éditoriales. D’autre part, l’influence politique obtenue par l’acquisition d’un média constitue à elle seule une force de dissuasion. Le magazine Capital (août 2014) l’explique de façon limpide : « On y regarde à deux fois avant d’attaquer le patron d’un journal. L’obscur boss de Numericable, Patrick Drahi, n’était qu’un "nobody" quand il est parti à l’assaut de SFR. Moyennant quoi il fut attaqué sur tous les fronts : exil fiscal, holdings douteuses aux Bahamas, nationalité française incertaine... D’où Libération. » […]

Version intégrale sur https://www.acrimed.org/Concentration-des-medias-francais-le-bal-des

  • 1. Le Monde diplomatique, juin 2011