Le ministère de la Transformation et de la Fonction publiques a annoncé avec une grande satisfaction en septembre que 212 démarches administratives sur les quelque 250 présentées comme « essentielles à la vie quotidienne des Français » étaient désormais numérisées. Mais les salariéEs des services publics et les usagerEs peuvent-ils et elles être aussi satisfaits ?
L’objectif du gouvernement est de dématérialiser l’intégralité des services publics à l’horizon de 2022, dans le cadre du programme de transformation de l’administration « Action publique 2022 », lancé en octobre 2017. À la dématérialisation des démarches administratives, s’ajoutent celle mise en place dans le secteur privé : de Doctolib pour les rendez-vous médicaux à la prise de billets SNCF. Demain, ce seront les tickets de la RATP qui disparaitront et passeront à la moulinette numérique. Utiliser internet est devenu presque aussi indispensable que savoir lire, écrire et compter.
« Exclure encore davantage de personnes déjà exclues »
Sous couvert de modernité, se met en place une vaste machinerie, rentable pour les uns (les consultants, par exemple), qui accompagne les suppressions d’implantations et d’emplois dans les services publics et plonge dans des difficultés parfois insolvables des millions de personnes. Même des rapports officiels reconnaissent ces difficultés, à l’instar de celui du Défenseur des droits en 2019 qui (pourtant favorable à la dématérialisation) contient cette formule : « Les effets de la dématérialisation pourraient conduire à exclure encore davantage de personnes déjà exclues, à rendre encore plus invisibles ceux et celles que l’on ne souhaite pas voir ».
Tout le monde ne dispose pas d’un équipement informatique. Selon une étude de l’INSEE publiée en février de cette année, 83 % des ménages possèdent un ordinateur. Quant à l’accès à internet (par ordinateur ou smartphone), il est possible pour 86 % des ménages. Mais derrière ces moyennes, existent d’importantes disparités selon le niveau de vie. En 2019, parmi les 10 % des ménages les plus modestes, 68 % disposent d’un ordinateur et 75 % d’un accès à internet, contre respectivement 95 % et 96 % des 10 % des ménages les plus aisés. Et également selon l’âge : le taux d’équipement tombe à 47 % pour les plus de 75 ans.
6,8 millions de personnes privées d’internet
Être équipé est nécessaire mais pas suffisant pour accéder réellement à internet. En 2019, l’association de consommateurs UFC-Que Choisir estimait que 6,8 millions de personnes sont « privées d’un accès de qualité minimale à internet ». Quant au bon haut débit, « ce sont près de 12,8 millions de personnes qui en sont privés ». « Déjà confrontés au recul des services publics ou à la fracture sanitaire, les zones rurales sont celles qui subissent davantage les effets de la fracture numérique », estimait l’association. Cette situation a pu s’améliorer depuis avec le déploiement de la fibre mais des problèmes demeurent conduisant à des situations dramatiques : en septembre dernier, la Défenseure des droits, Claire Hédon, citait un exemple : « J’ai été assez frappée, par exemple, par la situation d’une personne rayée de la liste de demandeurs d’emploi parce qu’elle vit dans une zone blanche où elle n’a pas accès à internet. Elle n’avait pas reçu à temps le mail de rendez-vous que lui a adressé Pôle emploi. Certaines personnes ne consultent pas leur mail quotidiennement car ce n’est pas une pratique aisée en zone blanche ».
« Arrêter ce système de digitalisation des services publics à marche forcée »
Il ne suffit pas de pouvoir accéder à internet, il faut aussi maitriser l’instrument. Obtenir de l’information sur internet est désormais essentiel (l’information sur papier se raréfie, les guichets disparaissent ou sont encombrés et obtenir un renseignement téléphonique est parfois un parcours du combattant). Pourtant, toujours selon les enquêtes de l’INSEE, parmi les usagerEs d’internet, 33 % n’ont pas été en mesure de se renseigner sur des produits ou services et 49 % de rechercher des informations administratives. La conception de certains sites peut être un obstacle supplémentaire. Un peu plus de 20 % de la population n’est pas en capacité d’envoyer ou recevoir des mails. Pour les personnes concernées, il est évident que la dématérialisation de l’administration accroît le risque de non-recours à des prestations ou de perte de droits. Et la dépendance vis-à-vis de l’aide éventuelle des enfants et de l’entourage.
On croit souvent que les jeunes sont toutes et tous compétents et aptes à accéder avec tout ce qui est nécessaire. Mais utiliser des jeux, aller sur les réseaux sociaux ou sur YouTube est différent de faire une recherche sur Google pour trouver une information et à plus forte raison de s’inscrire à Pôle emploi.
Il faudrait aussi aborder l’impact de l’informatisation et de la dématérialisation dans les entreprises tant en matière de conditions de travail que de motif avancé par les patrons pour des licenciements individuels ou collectifs mais cela excèderait les limites de cet article.
En tout cas, pour la dématérialisation des services publics, il y a urgence : il faut arrêter la suppression de toutes possibilités d’accès autre que dématérialisée (et donc les fermetures de sites et les suppressions d’emplois). Comme le déclarait le 12 octobre dernier, la secrétaire générale du Secours populaire Henriette Steinberg : « On demande d’abord à la puissance publique d’arrêter ce système de digitalisation des services publics à marche forcée, qui font que les gens vont aller dans la catastrophe en klaxonnant ».