L’Art a-t-il un sexe ? Avec elles@centrepompidou le Musée national d’art moderne donne pendant un an la parole aux femmes artistes de sa collection, décrochant du même coup quelques hommes de leur cimaise. Cet événement inédit est présenté de façon prudente par la plaquette de l’exposition : « Ni féminin, ni féministe, le point de vue adopté ici est d’abord de montrer et de rendre hommage à des artistes ». Au-delà de la polémique, discrimination positive pour les uns, ghettoïsation pour les autres, les concepteurs de l‘exposition, tenus de se justifier, ont privilégié la multiplicité des points de vue et des parcours à travers un cheminement thématique censé « dé-lisser le genre » et qui met davantage en avant la pluralité et la complexité de la collection présentée. Néanmoins, derrière l’effort pour singulariser les artistes, se dégagent une cohérence du parcours et une spécificité de la collection qui s’inscrivent dans l’histoire des femmes et du féminisme depuis près d’un siècle.
Déjà chez les pionnières, Sonia Delaunay, Suzanne Valadon, Claude Cahun, la conquête d’autonomie, le détournement ironique et l’interrogation identitaire, placent l’artiste femme en position décalée par rapport à une avant-garde essentiellement masculine. À partir des années 1960, le militantisme ou du moins l’engagement de nombreuses artistes rejoint le combat féministe : désir d’affranchissement et de liberté contre la société et en particulier contre une domination masculine à abattre et dont témoignent les Tirs de Niki de Saint Phalle. La Mariée qui accueille les visiteurs à l’entrée de l’exposition semble être l’incarnation de l’aliénation qu’elles dénoncent : « une espèce de déguisement »… « une faillite totale de l’individualité1 ». La reconquête de soi passe alors par une réappropriation complexe, multiforme et parfois contradictoire du corps, de l’espace, du temps ainsi que du champ artistique.
Le corps slogan
Suivant le modèle des activistes, certaines artistes mettent en scène la force politique du corps, corps slogan, que la femme se réapproprie tout en libérant l’artiste de la domination du marché de l’art. Le refus d’être un objet passe par la relecture de la sexualité jusqu’à l’investissement du discours pornographique, la provocation devenant alors outil d’un mieux voir. Dans Genital panic, Valie Export offre son sexe aux spectateurs quelque peu déconcertés d’un cinéma porno, tout en les menaçant d’une mitrailleuse : contre l’instrumentalisation du corps dans l’industrie pornographique, elle s’affirme comme sujet au travers d’un sexe féminin devenu un emblème revendiqué. En dénonçant le voyeurisme comme forme de violence, elle interroge aussi la position du spectateur, pornographe mais aussi visiteur de l’exposition.
La dénonciation de l’instrumentalisation du corps féminin, devenu fétiche, n’a pas de frontières comme en témoigne la Croate Sanja Ivekovic qui à travers ses Diary (photos de magazines féminins juxtaposées à des cotons maculés de maquillage), explore le mythe de la beauté et dénonce une culture patriarcale toujours vivante sous « le socialisme » en dépit d’une politique officiellement égalitaire.
Cette réappropriation du corps se réalise enfin de manière plus libératoire avec le corps performé tel que nous le propose Carolee Schneemann dans son scandaleux Meat Joy (1964) : ode à la chair à travers un rituel érotique excessif et ludique, et manifeste d’une sexualité libérée. Le corps, porte de la perception et de la connaissance, devient le mode de réappropriation du monde et de soi.
Réappropriation de l’espace
Au-delà du corps, c’est de l’espace lui même qu’Orlan prend possession avec son opération de MesuRage du centre Pompidou en 1977, espace culturel temporairement conquis par l’artiste. À partir des années 1960, peintres, photographes, mais surtout architectes et designers font exploser les limites de l’espace domestique ainsi que le stéréotype féminin qui lui est associé: « la femme d’intérieur » ; il faut habiter l’espace autrement. Sophie Calle quant à elle transgresse dans L’hôtel de 1981 la frontière public/privé, violant l’intimité des clients d’un grand hôtel vénitien. Les photos de cette femme de chambre un peu particulière ainsi que leur légende dressent les portraits d’une humanité ridicule, souffrante et à la fois attendrissante et tend au spectateur voyeur le miroir de leur espace intérieur.
Cette réappropriation de l’espace va de pair avec celle du temps. À travers ses piques Annette Messager en convoquant la mémoire de la Révolution française réinscrit les femmes dans l’Histoire de manière ambiguë : victimes ou bourreaux. Mais le temps, c’est aussi le quotidien, un quotidien réhabilité : des instants transcendés en éternité comme sur les photos de Florence Paradeis qui en mettant en scène les moments creux d’un déjeuner en famille capture le lien d’amour qui relie ces protagonistes de la banalité.
Eccentric Abstraction
Mais loin de l’idée reçue selon lequel le féminin serait du côté du corps, du concret, l’exposition explore aussi les productions abstraites et immatérielles de ces artistes qui se sont emparées « des canons de la modernité » tout en les redéfinissant. Ainsi, Yayoi Kusama avec My Flower Bed (1962) parvient à réconcilier abstraction et figuration, conceptuel et sensuel, systémique et organique dans un mode hallucinatoire et obsessionnel, caractéristique de l’Eccentric Ab-straction. La distanciation se fait aussi par la narration ou le simple mot. Les artistes placent le langage au cœur du processus artistique en en faisant un matériau et un enjeu fondamental de création. Enfin elles dématérialisent l’œuvre jusqu’à sa trame. N’est-il pas symptomatique que de nombreuses femmes figurent parmi les artistes qui ont mis à profit les contraintes spécifiques de la grille considérée comme un emblème de la modernité ?
Cette réappropriation libératoire passe aussi par la déconstruction, en particulier celle du genre, qui enferme chacun des sexes dans des normes comme le dénonce non sans humour Barbara Kruger avec What big muscle you have ! En s’interrogeant sur la notion de genre, en déconstruisant la féminité, les artistes flirtent avec la dernière frontière : celle de la Femme elle-même. Comme si les artistes prenaient conscience qu’« il n’y avait pas besoin d’être quelqu’un de définitif2 »... Cette réappropriation à l’œuvre chez les artistes exposées au centre Beaubourg doit être finalement comprise au sens où Louise Michel entendait la « prise de possession3» : non pas comme une exclusion de l’autre sexe, mais comme un partage qui visant l’universel dépasserait le genre. Mais il est probable que le caractère révolutionnaire des œuvres passe inaperçu derrière l’objectif « politiquement correct » mais néanmoins légitime de redonner leur place aux femmes dans la création artistique du xxe siècle, place que les Guerilla girls avaient défini en ces termes en 1988 : « Les avantages d’être femme artiste : travailler à l’écart de la pression du succès. Ne pas devoir participer à des expositions avec des hommes. Pouvoir échapper au monde de l’art grâce à tes quatre boulots en free-lance. Savoir que ta carrière peut décoller quand tu auras quatre-vingts ans. Être rassurée de savoir que quel que soit l’art que tu produis, il sera toujours étiqueté « féminin »… »
Exposition elles@centrepompidou, artistes femmes dans les collections du musée d’Art moderne du Centre Pompidou,
27 mai 2009 au 24 mai 2010.