La crise du syndicalisme est liée aux mutations du salariat, mais également à l’intégration croissante des syndicats, en tant que partenaires sociaux, aux différentes réformes menées par les gouvernements. Un syndicalisme de lutte reste nécessaire et c’est en défendant des positions combatives queles syndicats convaincront les travailleurs de l’importance de se syndiquer.
Faire un état des lieux du syndicalisme en France aujourd’hui, c’est d’abord parler de sa crise. Encore faut-il s’entendre sur ce que ce mot recouvre.
Le faible taux de syndicalisation, les déserts syndicaux dans de nombreuses petites entreprises, la division du mouvement syndical français sont autant d’éléments cités pour illustrer cette crise. Mais aussi, souvent, pour justifier telle ou telle orientation syndicale ou telle ou telle réforme, à commencer par celle de la représentativité. Il convient donc d’examiner le paysage syndical en lien avec la réalité de celles et ceux dont il prétend être l’outil : les salariés. Avec 8 %, la France enregistre le pourcentage de syndiqués dans sa population active le plus faible de l’OCDE. Ce taux est nettement inférieur dans le privé.
Syndicalisme et mutations du salariat
Nous sommes environ 27 millions de salariés, dont 47 % de femmes, un tiers dans le secteur public, le reste dans le secteur privé. Parmi nous, 2 à 3 millions sont intérimaires, apprentis ou en CDD. Les ouvriers et employés représentent autour de 60 % des actifs. Les instituteurs, les professeurs, les techniciens, les cadres A et B de la fonction publique sont classés dans les cadres supérieurs ou les professions intermédiaires, alors que leurs marges de manœuvre sont de plus en plus réduites et que leurs conditions de travail se dégradent. Le nombre de chômeurs avoisine les 5millions.
La féminisation massive, comme la présence de salariés étrangers ou de leurs enfants désormais français, sont autant de transformations profondes qui ont été peu, pas ou mal prises en compte par les syndicats.
Les chiffres globaux ne rendent pas compte de l’éclatement du salariat, entre grandes et petites entreprises et dans des statuts différents. Dans les années 1960/1970, dans l’industrie, l’essentiel des salariés travaillant pour une entreprise (automobile, chimie, construction aéronautique, par exemple) faisaient partie de la même entreprise, avaient le même employeur. Aujourd’hui, l’employeur réel est toujours le même, mais l’éclatement ne cesse de croître : entreprises de service (nettoyage, informatique, entretien, surveillance, commercial), de logistique (conditionnement, transport, gestion des flux), entreprise de production sous-traitante, de centres d’appels, etc. Cet émiettement exige que le syndicat soit le lieu d’unité de tous ceux et toutes celles qui travaillent dans la même activité. Il pose la question des unions locales (UL) et de la structuration adoptée par les « gros » syndicats du privé comme du public pour organiser réellement les petites boîtes... Il n’y a aucune fatalité : c’est uniquement un problème de choix.
L’explosion de la précarité sous toutes ses formes – CDD, contrats d’intérim, temps partiels imposés – est le produit d’une orientation développée par le patronat au lendemain de Mai 1968. Elle a fait l’objet d’une longue bataille législative, engagée dès les années 1970, pour obtenir l’ensemble des assouplissements nécessaires.
Le taux de syndicalisation extrêmement bas des salariés de moins de 30 ans – moins de 2 % – témoigne autant de la précarisation de l’emploi des jeunes que de l’incapacité des organisations syndicales à y répondre.
Cela constitue déjà une explication des rapports distendus entre les organisations syndicales dans leur ensemble et les salariés. Mais il faut y ajouter une autre raison majeure : le patronat a créé les conditions d’une institutionnalisation des organisations syndicales par la multiplication des instances de « dialogue social » à tous les niveaux : dans l’entreprise, à l’échelle locale, nationale, européenne et même mondiale.
L’écart entre le nombre de salariés syndiqués et le nombre de salariés qui sont représentés dans leur entreprise par un syndicat n’a jamais été aussi important. C’est le produit de la stabilisation du taux de syndicalisation lors des dix dernières années – après une division par deux au cours des quinze années précédentes – conjuguée avec une progression de la représentation syndicale : 40 % des salariés rencontrent une présence syndicale sur leur lieu de travail, 50 % dans leur entreprise ou administration.
Représenter les salariés ou les organiser
La notion de « partenaires sociaux » est maniée comme une évidence. Pourtant, ce « partenariat » vise à lier les mains des travailleurs dans des modes de participation aux institutions – le paritarisme, la pratique des négociations à froid – qui renvoient à l’idée chère aux dominants qu’il n’y a pas d’intérêts distincts entre le travail et le capital. Autre idée forte : tout est négociable.
Dans ses premiers mois de gouvernement, Sarkozy a impliqué les syndicats dans toutes les négociations concernant le droit social selon un calendrier et un ordre du jour dictés par le patronat. La menace de légiférer en cas de désaccord ou d’échec des négociations sert de prétexte à tous les reculs : « mieux vaut un mauvais accord qu’une loi qui serait pire encore » !
La négociation décentralisée au niveau le plus bas est une arme de destruction des droits des salariés. Se confirme et s’amplifie ce qui a été initié depuis les lois Auroux de 1982 et poursuivi avec la loi quinquennale de 1993, puis la loi Fillon de mai 2004 : l’inversion des normes en matière de droit social. C’est la mise à mort du principe de faveur qui veut qu’un accord conclu à un niveau donné ne peut pas produire une situation plus défavorable au salarié que celle prévue au niveau supérieur1. Ces négociations, conjuguées aux contrats de travail précaires, à l’externalisation et à la sous-traitance, amènent un nombre croissant de travailleurs à passer des conventions les plus protectrices vers les situations les plus vulnérables.
Dans les grandes entreprises et les grands groupes, les responsables syndicaux enchaînent réunions de discussions et négociations sans prendre le temps de consulter ni les syndiqués ni a fortiori les salariés. Ces structures de concertation hors du contrôle de la base ont pour conséquence un éloignement de plus en plus important de celles et ceux qu’ils sont censés représenter.
Bien évidemment, l’institutionnalisation passe aussi par le financement qui est de plus en plus dépendant du patronat et de l’État. Les cotisations en sont devenues la part minoritaire. CGT : 220,6 millions d’euros de budget dont 145 millions hors cotisations (65 %). CFDT : 138 millions d’euros de budget annuel dont 69 millions hors cotisations (50 %). FO : 61 millions d’euros de budget annuel dont 26 millions hors cotisations (43 %).
Cette trajectoire pourrait conduire à un syndicalisme totalement déconnecté des salariés qu’il a vocation à représenter et à un syndicalisme totalement intégré à l’appareil d’État, assumant exclusivement un rôle de « courroie de transmission » des intérêts patronaux dans la classe ouvrière. Mais il y a des limites à l’intégration. Les syndicats tirent leur légitimité de leur fonction de représentation, même déformée, des travailleurs et de l’existence de liens, même distendus, avec eux. Un syndicat trop intégré ne remplit plus sa mission ; il risque d’être débordé et de laisser la place à des structures d’auto-organisation incontrôlables.
Une réalité compliquée et contradictoire
Nombre de syndicats, de sections syndicales, voire d’unions locales restent des outils indispensables de défense des droits et des intérêts des travailleurs, des lieux d’organisation et de résistance à la pression patronale, des outils pour la lutte.
Cette contradiction se reflète dans le comportement de la bourgeoisie qui conjugue deux attitudes en apparence contradictoires mais en réalité complémentaires à l’égard du syndicalisme. Elle l’utilise dans une perspective de régulation sociale et le maintient à tous les niveaux dans un rôle d’interlocuteur privilégié, capable de canaliser les mobilisations et les luttes : c’est toute la politique de dialogue social, de pronostic et d’agenda partagés.
Elle tente de le briser quand il est poussé par des mobilisations prenant le caractère d’affrontements remettant en cause l’ordre établi. La répression est ainsi une donnée centrale de la politique patronale. Il y a environ 15 à 17 000 demandes annuelles de licenciement de salariés protégés, c’est-à-dire des élus délégués du personnel, élus au comité d’entreprise (CE) ou membres du comité d’hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT). La politique de criminalisation du mouvement social et syndical frappe durement les luttes radicales, comme celles des Conti ou de Edf-Gdf… Cette criminalisation concerne directement les militants lutte de classe, mais elle vise aussi à dissuader l’ensemble du salariat. Lors de deux enquêtes d’opinion, la première raison avancée par les salariés pour expliquer qu’ils ne se syndiquent pas est bien la crainte de représailles patronales.
Intégration et centralisation interne
L’évolution la plus significative est celle de la CGT, qui n’est pas sans rappeler l’évolution organisationnelle liée au recentrage de la CFDT, il y a de cela plus de 30ans.
La centralisation a d’abord concerné les finances avec les décisions prises lors du 46e congrès et confirmées au 48e de mettre en place une nouvelle gestion et un nouveau mode de répartition des cotisations. L’état de « négociations permanentes » favorise la spécialisation par dossier, le renforcement des équipes de préparation de la négociation, la place des experts. Le secrétaire général de la CGT s’entoure d’un cabinet composé de ces fameux experts, extrêmement influents mais échappant à tout contrôle et à toute élection. En janvier 2009, en vue du 49e congrès de la CGT, une commission ad hoc « réflexions et pistes de travail sur les structures de la CGT » a avancé un certain nombre de propositions : des structures fédérales plus fortes vers la diminution du nombre de fédérations, diminution du rôle des unions locales et même des unions départementales au profit des régions définies comme l’échelon le plus « politique ». Sous prétexte d’efficacité, une conception différente du syndicalisme est avancée.
Or, le fédéralisme, l’autonomie des syndicats, le débat démocratique, la démocratie syndicale et ouvrière sont indispensables pour un syndicalisme de lutte, un syndicalisme d’organisation des salariés pour défendre leurs droits ; car il a besoin de syndiqués qui saisissent les enjeux et maîtrisent l’ensemble de l’activité. À l’inverse, un syndicat pour la négociation et l’assistance n’a pas besoin d’une vie syndicale démocratique très animée…
Le thème récurrent de la syndicalisation
Il est bien évidemment nécessaire de chercher à organiser plus de travailleurs, à construire des syndicats dans un plus grand nombre de lieux de travail. Mais la comparaison avec les pays du nord de l’Europe est un trompe-l’œil.
En Allemagne et en Scandinavie, par exemple, où il y a plus d’adhérents, l’accès aux services et même aux droits sociaux est lié à l’adhésion. En France, la division syndicale constitue un obstacle puissant à l’adhésion. Les travailleurs veulent un outil de défense et de lutte, mais pas faire un choix entre plusieurs orientations. Le mouvement général de désyndicalisation a eu des causes objectives : trahison des espoirs, refus de mener les luttes, inefficacité syndicale, mauvaises réponses à la crise, incapacité à accompagner les transformations du salariat… Historiquement, le développement de l’adhésion est lié au développement des luttes. Ce fut le cas de 1918 à 1920, entre 1936 et 1938, de 1945 à 1947 et de 1968 à 1978. Il faut donc inverser la proposition CGT. De « plus d’adhérents pour commencer la lutte », il faut passer à « commencer la lutte pour avoir plus d’adhérents ».
L’un des éléments qui rend la crise particulièrement problématique pour les équipes syndicales est qu’à la perte des adhérents s’ajoute la diminution et le vieillissement des militants actifs.
Pour contrer l’évolution présente du syndicalisme, le rôle des militantes et des militants anticapitalistes est de comprendre l’aspect contradictoire des syndicats et de proposer un syndicalisme de combat qui agit pour le développement et la généralisation des luttes, qui défend les syndicats malgré et contre les appareils bureaucratiques.
Christine Poupin
1. Une convention collective ne peut pas prévoir de disposition moins favorable que la loi, par exemple.