La société française est marquée par deux tendances contradictoires qui s’affrontent sur différents terrains depuis de nombreuses années. D’un côté, les classes dominantes entendent adapter aux forceps les structures de l’Hexagone à la mondialisation libérale du capitalisme ; dans l’autre camp, des millions d’hommes et de femmes résistent à cette nouvelle donne. Le mouvement contre la réforme Woerth, en cet automne, n’échappe pas à cet antagonisme. De ce point de vue, il se situe dans la lignée des mouvements sociaux nés en novembre et décembre 1995 sur la même question des retraites, mais intervient dans un contexte nouveau, celui de la crise économique qui frappe particulièrement l’Europe.
Le pouvoir a délibérément cherché la confrontation, dans une stratégie de rupture visant à briser les noyaux de résistance existant dans la jeunesse et le monde du travail. Depuis 2007, il recherche – avec ténacité et intensité – le conflit avec les cheminots, les étudiants, les enseignants… qui s’étaient illustrés dans les mobilisations récentes. Une intensité que l’on a pu mesurer par l’ampleur du dispositif médiatico-politique accompagnant la contre-réforme et rappelant les conditions du débat sur le Traité constitutionnel européen, en 2005. Il faut y ajouter le refus de la moindre concession aux syndicats sur le contenu de la loi, la détermination à ne pas céder face à la rue, la mise au pas de tous les freins institutionnels minimes qui auraient pu atténuer une réforme adoptée comme une offensive militaire. Il est vrai que les enjeux se situaient sur plusieurs niveaux.
Depuis près de 20 ans, en France, la question des retraites est celle qui concentre les rapports de forces entre les classes sur le terrain de la protection sociale et de la répartition des richesses.
S’y ajoute l’urgence de répondre dans une situation de crise aux exigences des marchés, des agences de notation, de l’Union européenne, du FMI.
Il s’agit du premier acte d’une offensive généralisée contre les compromis sociaux acceptés par la droite et le patronat à la fin de la Seconde Guerre mondiale dans des rapports de forces géopolitiques et sociaux bien différents de ceux d’aujourd’hui.
Les crises frappent, l’un après l’autre, les pays les plus fragiles de la zone euro et donnent lieu à des attaques d’ampleur (en Grèce, Roumanie ou au Royaume uni).
Tous ces éléments montrent que le dossier des retraites n’est pas « bouclé », mais qu’il n’est qu’un moment du rapport de forces visant à réduire toujours et encore les revenus et droits des travailleurs et de la population. C’est ce double niveau (poursuivre la bataille engagée dès 1993 par Balladur sur les retraites et répondre aux exigences actuelles de la crise) qui explique le « jusqu’au boutisme » sarkozyste, au risque de l’impopularité. Et au risque également, que son affaiblissement permette l’émergence dans son propre camp de contre-pouvoirs, qui certes ne remettent pas encore en cause son leadership en vue de 2012 mais ne lui laissent plus les mains libres comme auparavant. C’est la toile de fond des affaires et des nominations de Fillon et de Copé comme Premier ministre et chef du parti présidentiel.
Dans le camp social, le combat a été menédans des circonstances difficiles. On n’a jamais vu manifester tant de travailleurs, jeunes ou retraités. Certains observateurs évoquent le chiffre de 8 millions de manifestants différents sur l’ensemble du mouvement. Une force qui compte, comptera, et qui a su par sa mobilisation retourner l’opinion. Mais cette force est divisée, affaiblie par la crise, ce qui n’a pas permis de généraliser la grève et de bloquer le pays. Cela laisse le goût amer d’un combat mené à armes inégales où finalement toutes les possibilités n’ont pas été utilisées par l’intersyndicale.
Mais dans la perspective d’autres attaques massives, l’existence de milliers d’équipes syndicales, de millions de salariéEs qui n’entendent pas se laisser faire, est un acquis précieux d’un mouvement où la relève générationnelle commence à se mettre en place. Il reste à créer les conditions de la confiance en ses propres forces qui impliquent de voir clair dans les faiblesses du mouvement. Par exemple, les divisions de l’intersyndicale – influencée par les tenants d’un dialogue social inadapté au sarkozysme, contraints au rapport de forces dans la rue – ont pesé en frein sur la clarté revendicative et l’engagement dans l’épreuve de force.
Division politique également, avec le PS soutenant le mouvement mais qui, par l’allongement des annuités qu’il revendique, a tiré un coup de feu dans le dos du mouvement avec l’arme que lui a obligeamment prêtée le directeur du FMI.
Dès lors, tirer les leçons de ce mouvement, c’est ouvrir le débat à la fois sur la nécessité de mobilisations unitaires déterminées, sur la grève générale, et dans le même temps sur le besoin de perspectives politiques : la construction d’un pôle anticapitaliste indépendant, clair dans sa volonté combative et unitaire et en même temps clair dans sa détermination à offrir une alternative indépendante face à ceux qui, à gauche, n’offrent que l’accompagnement du capitalisme.
Pierre-François Grond