À Marseille et dans les Bouches-du-Rhône, c’est un bel automne qu’ont vécu celles et ceux qui ont lutté, caractérisé par des liens nouveaux entre équipes syndicales de lutte et des solidarités interprofessionnelles qu’on n’avait pas vu s’exprimer à ce niveau depuis 2003. Le rejet profond de la politique menée par le gouvernement s’est exprimé avec force en progressant au cours de ces deux mois vers un rejet de plus en plus net du système et l’exigence d’un autre partage des richesses. Le mouvement social a mis en évidence les clivages de classe et poussé chacunE à choisir son camp. Les manifestations et rassemblements qui ont émaillé la période, en particulier du 12 au 28 octobre, avec l’entrée en lutte de la jeunesse, ont donné corps à l’idée d’une victoire possible du mouvement social, à portée de grève et de mobilisation. La résistance du mouvement et la persistance des actions, alors que le processus de reprise du travail s’était déjà engagé dans certains secteurs clés, a exprimé la combativité libérée par la lutte.
Les femmes d’abord...
Dès le 23 septembre, les 4 000 travailleuses des écoles démarrent, les premières en France, un mouvement de grève reconductible pour le retrait du projet de loi gouvernemental. Elles débrayent trois heures par jour ou moins mais toutes ensemble entre onze heures et quatorze heures, bloquant ainsi les restaurants scolaires. Très vite, il apparaît que le mouvement implique une grande majorité des agents. Le préavis de grève a été déposé par l’intersyndicale qui réunit le SDU13-FSU, la CGT, l’Unsa, la CFDT, la CFTC. Soit tous les syndicats sauf Force ouvrière, le syndicat majoritaire engagé dans la cogestion clientéliste avec le maire et sénateur UMP de Marseille, Jean-Claude Gaudin, et le président socialiste de la communauté urbaine, Eugène Caselli.
La détermination très forte à lutter qui s’est exprimée dans ce secteur a des raisons évidentes : 56 % des femmes partent déjà avec des retraites inférieure à 860 euros par mois. Elles savent très bien que les mesures gouvernementales ont pour conséquence que deux tiers d’entre elles partiront demain avec près de 100 euros de moins… alors que la moitié élèvent seules leurs enfants ! Voilà pourquoi le mouvement a duré sept semaines sur le seul mot d’ordre de retrait du plan Woerth-Sarkozy en s’étendant après le 12 octobre à d’autres secteurs majoritairement féminins du personnel de la ville. Malgré le sacrifice financier que représentent pour ces travailleuses les retenues sur salaire, malgré les pressions – toutes illégales ! – mises en œuvre par la municipalité. Jean-Claude Gaudin a réagi avec un énorme mépris, estimant que ces femmes devraient « être bien contentes d’avoir du travail »1. Au 40e jour de grève, le directeur général des services a enfin reçu une délégation de l’intersyndicale composée uniquement de femmes, pour négocier sur une série de questions qui ont trait aux retraites, comme la suppression de la précarité de début de carrière (les femmes commencent par quatre à dix ans de vacations), le déroulement des carrières, la pénibilité des métiers...
Les éboueurs de la communauté urbaine de Marseille
À la communauté urbaine de Marseille (CUM), l’intersyndicale était avant le conflit dans un violent bras de fer avec le président socialiste, Eugène Caselli. Ce dernier refusait toute négociation tant que le SDU13-FSU ne retirait pas un recours au tribunal administratif formé contre la nomination illégale d’un cadre supérieur et dirigeant de Force ouvrière. La grève reconductible a démarré dans la foulée de la journée nationale du mardi 12 octobre. Elle a tout de suite été majoritaire dans le service public de la propreté, poussant FO à se joindre, au moins formellement, au mouvement. Par contre, elle est restée très faible dans le secteur privé.
La première semaine de grève se passe bien. Les dirigeants du Parti socialiste, Jean-Noël Guérini et Eugène Caselli2 en tête, sont dans la rue lors des énormes manifestations du samedi 16 et du mardi 19. Les blocages des centres de transfert des ordures ménagères interviennent à partir du 18 octobre. Tout bascule à partir du mercredi 20 selon un scénario bien réglé : ce jour-là le préfet, sans avoir jamais joué son rôle de médiateur, fait intervenir l’armée et la sécurité civile. Le 22 octobre des éboueurs sont réquisitionnés, le 23 les élus UMP se font photographier en train de ramasser quelques sacs. Enfin, lundi 25, Caselli reçoit FO qui « craque » et ordonne aussitôt la reprise à ses troupes désemparées. Le 26, à six heures du matin, la gendarmerie mobile déloge les piquets de grève des deux centres de transfert sans aucune négociation. D’ailleurs, tout au long du conflit, aucune négociation d’aucune sorte n’a eu lieu à aucun moment avec l’intersyndicale.
La reprise dans ce contexte est très douloureuse et elle laissera, politiquement, des traces profondes. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la présidence socialiste de la communauté urbaine n’est pas sortie grandie de ce conflit... L’intersyn-dicale fonctionnait de manière régulière depuis un an : elle s’est renforcée et soudée dans la grève. Face aux compromissions de Force ouvrière, elle est porteuse d’un espoir pour les agents et pour la défense du service public. Le sentiment des militantEs, tant à la CUM (4 000 salariéEs) qu’à la ville de Marseille (12 000 salariéEs), est que, si l’on n’a pas obtenu le retrait de la loi – ce qui est grave – on sort de ce conflit avec une maturité syndicale et politique renforcée.
Identité professionnelle et lutte de classe : du port au raffinage, une filière en grève
Le mouvement des Bouches-du-Rhône a donc été marqué par des caractéristiques qui éclairent sa force et ses dynamiques. Symptomatique d’un rejet profond de la réforme et d’une hostilité globale contre la politique gouvernementale, il est en même temps révélateur de la résistance d’équipes syndicales et de secteurs du salariat également structurés par des enjeux spécifiques de lutte de classe dans leur champ professionnel. Les deux aspects : initiative politique et combativité des équipes syndicales contre la réforme, mais aussi mobilisation autour d’enjeux professionnels, se sont souvent combinés, ce qui explique la force de la grève.
C’est notable dans la grève des personnels du Grand Port maritime de Marseille (GPMM). Dans la foulée de la réforme portuaire3 l’enjeu de la privatisation des activités de manutention a été au cœur du conflit très dur du port (34 jours de blocage du transit des hydrocarbures). Pour autant, on aurait tort de voir dans cette grève un conflit corporatif distinct du mouvement d’ensemble sur les retraites. À partir du 12 octobre, on a vu manifester ensemble à Marseille, dans une logique de syndicalisme de site et de filière, les personnels du port et ceux du raffinage et de la pétrochimie du bassin de Martigues-Fos4. Ces cortèges communs témoignaient de la coordination concrète de la grève et des actions dans l’ouest du département. Cette coordination a donné toute sa force au blocage de la filière des hydrocarbures, à la mesure de son efficacité dans les pertes causées au patronat.
Résistance sociale
Loin des clichés souvent ambigus sur « Marseille la rebelle », les luttes de l’automne ont exprimé dans les Bouches-du-Rhône les mêmes contradictions qui traversent le salariat et le mouvement social français dans son ensemble. Mais, ce qui frappe dans ce mouvement, c’est la résistance sociale qui s’est exprimée à la fois au travers de la combativité de certains secteurs et des solidarités interprofessionnelles. Cette résistance explique la violence des attaques de la presse contre le mouvement5. La présentation grossière et méprisante d’un prétendu « folklore de la grève » à Marseille transpire la haine de classe et cherche à masquer les enjeux réels des luttes, ainsi que leur portée.
Il est difficile d’évoquer la multitude d’engagements locaux et de convergences auxquels ce grand mouvement a donné lieu en quelques lignes. C’est pourquoi nous avons choisi de mettre l’accent sur certains conflits emblématiques. Mais il en est bien d’autres qu’il aurait fallu évoquer. On pense aux camarades postierEs arlésienEs et à leur 35 jours de grève et à ceux de Marseille qui se sont battuEs dans des conditions très difficiles pour la généralisation de la grève. On pense aux camarades de la santé, à Valvert, à la Timone, à l’hôpital Nord et leur détermination à agir malgré les réquisitions au cours de ces deux mois de lutte. On pense à l’intersyndicale de grève construite dans l’éducation à Marseille et aux très nombreuses actions de convergence auxquelles elle a participé dans la ville et le département. On pense aux camarades territoriaux d’Aubagne, Martigues, Fos, Istres, Aix... On pense encore aux camarades cheminotEs d’Arles, Marseille et Miramas, qui se sont battuEs pour la reconduction dans leur entreprise. On pense aux camarades des impôts et des finances... Et bien entendu nous pensons à tous et toutes nos camarades dans tout le pays ! De tout cela, en dépit de l’issue du mouvement, gageons qu’il restera quelque chose de précieux et durable. Gageons aussi que nous aurons gagné le droit – précieux lui aussi – de recommencer. D’ici là : on ne lâche rien !
Pierre Godard, Manu Arvois
1.Le Monde du 26/10/2010. Le quotidien consacre une page au conflit des territoriaux marseillais.
2.Respectivement président du conseil général et président de la communauté urbaine de Marseille.
3.Les ports (antérieurement établissements publics autonomes) doivent cesser l’exploitation des outillages de manutention et les transférer à des opérateurs intégrés de manutention : entreprises privées ou filiales. La question est donc notamment le devenir des agents grutiers ou conducteurs de portiques qui en tant qu’agents des Ports autonomes, bénéficiaient d’un statut parapublic, assimilé aux fonctionnaires.
4.Sur l’une des belles photos de la série du Boston Globe qui a circulé sur la toile (« France on strike »), on voit cette banderole lors de la manifestation du samedi 16 octobre, avec les militants et responsables des branches.
5. Récemment encore l’hebdomadaire Le Point titrait sur « Ceux qui massacrent Marseille : grutiers, dockers, éboueurs... ». Citation : « Mettre la deuxième ville de France à feu et à sang pour une réforme qui ne repousse que de deux ans l’âge légal de départ à la retraite, vu de l’étranger, il faut être un peu fada ! Surtout quand au cœur de la résistance ne se trouvent qu’une poignée de syndicalistes jusqu’au-boutistes, qui utilisent à fond le levier de nuisance que constitue leur capacité à bloquer les principaux services publics de la ville. »