En tête de la manifestation du 15décembre 2010 à Athènes, on pouvait lire : « Ça suffit, on ne supporte plus ». Dans une Europe en crise, les dirigeants continuent pourtant leurs appels aux sacrifices. Leur discours mortifère se résume, au fond, à deux idées. D’une part, la dette publique est présentée comme le fardeau des générations futures. Qui peut, en effet, rester indifférent quant à l’avenir de ses enfants ? D’autre part, « les marchés » ne nous laisseraient pas le choix. L’austérité serait une nécessité économique. Ce discours n’est pas neuf : la culpabilisation et le fatalisme sont des armes dont la classe dominante fait régulièrement usage. Mais, servant de prétexte à de terribles plans de rigueur, la question de la dette publique prend une acuité nouvelle. Raison supplémentaire pour se pencher quelques instants sur son origine et son évolution…
Qu’est ce que la dette publique ?
La dette est le résultat des déficits publics annuels successifs. Lorsque les dépenses des administrations publiques (État, Sécurité sociale, collectivités) sont supérieures aux recettes, l’état a un besoin de financement. En France, c’est le cas depuis 1975. Chaque année, pour couvrir ce besoin de financement, l’État s’endette. Les emprunts contractés, qui n’ont pas encore été remboursés, forment la dette publique. Une fois émis, ils circulent sous forme de titres négociables, c’est-à-dire de titres pouvant être échangés sur un « marché secondaire ». Ceux qui achètent ces titres sont de la même génération que ceux qui bénéficient des dépenses. Quant aux générations futures, elles héritent en même temps de la dette publique et des titres de créance correspondants. La véritable question est donc celle de la répartition des ressources au sein de chaque génération.
S’interroger sur la dette, c’est rechercher l’origine des déficits publics. Comment ont évolué les dépenses ? Les intérêts versés aux créanciers de l’État représentent une dépense importante en raison de la hausse drastique des taux d’intérêt enclenchée en 1979. C’est là le seul fardeau transmis dans le temps. Ces paiements produisent un transfert de richesse au bénéfice des créanciers. Les taux ont, certes, été réduits par la suite, mais « l’effet boule de neige » était alors enclenché. Outre ces intérêts, l’État rembourse chaque année une partie du capital emprunté. La somme des deux représentait en France 154,5milliards d’euros en 2009. Par ailleurs, l’évolution des besoins sociaux et la persistance d’un chômage de masse ont induit une augmentation des dépenses sociales depuis plusieurs décennies dans l’ensemble des pays de l’OCDE. Les représentants du capital cherchent à imposer un tri afin de limiter « le social » à la reproduction de la force de travail et de ramener l’investissement public à un instrument de stabilisation. La formation, les infrastructures ou la sécurité sont aussi des moyens d’assurer la pérennité des profits. En France, les réformes libérales ont seulement freiné la hausse des dépenses publiques. Celles-ci augmentent désormais à un rythme similaire à celui du produit intérieur brut (PIB). Dans les pays où les défaites sociales ont été plus sévères, la part des dépenses publiques dans le PIB a diminué. Mais, partout, la fraction de la classe dirigeante qui prend le dessus est celle qui continue à se focaliser sur les dépenses et exige qu’on les ramène au niveau des recettes. Pour convaincre, ces libéraux recourent à une comparaison absurde : l’État devrait gérer son budget en « bon père de famille », façon misogyne de dire que les finances publiques sont semblables à celles d’un ménage. Mais tandis que ce dernier utilise des recettes qu’il ne détermine pas lui-même (salaires, intérêts d’un livret d’épargne, etc.), l’État fixe les taux et assiettes qui serviront à déterminer ses recettes.
Le cas français : exonérations de cotisations...
Depuis une vingtaine d’années, de nombreux gouvernements amputent volontairement leurs recettes. La France est un cas emblématique. S’il pouvait en décider, quel ménage choisirait de se priver d’une partie de ses revenus ? C’est pourtant ce que fait l’État français. Premièrement, il exonère chaque année les employeurs d’une partie des cotisations sociales qu’ils doivent à la Sécurité sociale. Comme l’État les paye à leur place, cela creuse son déficit (et non celui de la Sécurité sociale). Qu’il s’agisse de cotisations dites « salariales » ou dites « patronales », le résultat est le même : l’État utilise l’argent du contribuable pour payer une partie des salaires : le salaire socialisé versé à la Sécurité sociale, qui sera redistribué sous forme de prestations diverses. En 1993, le coût total des exonérations du régime général de la Sécurité sociale était de 3,2 milliards d’euros. Ces exonérations se sont multipliées pour les bas salaires et ont connu une forte accélération (+ 50 %) lors du passage aux 35 heures. La loi Fillon du 17 janvier 2003 a instauré une réduction générale dégressive des cotisations patronales de 26 points au niveau du Smic, s’annulant à 1,6 Smic. Entre 2000 et 2006, le taux de croissance moyen des exonérations générales était de 9 % par an. Et, au 1er juillet 2007, pour les entreprises de moins de 20salariés, l’intégralité des cotisations sociales patronales des branches maladie, famille et retraite sont exonérées. Sarkozy a alors instauré des exonérations sur les heures supplémentaires avec la loi en faveur du travail de l’emploi et du pouvoir d’achat (Tepa) du 21 août 2007 : pour ces heures de travail, et quel que soit le niveau de qualification, l’essentiel du salaire indirect est désormais payé par l’État ! Ce sont pourtant les employeurs qui bénéficient de ce travail supplémentaire. Plutôt que de partager le temps de travail, on alimente le chômage et on subventionne les profits.
…et baisses d’impôts
Deuxièmement, l’État a aussi diminué les impôts. Là encore, la tendance est ancienne. Les gouvernements de gauche et de droite ont été très inventifs pour créer des « niches fiscales ». Mais l’actuel gouvernement fait très fort. Le bouclier fiscal instauré par Sarkozy plafonne l’impôt à 50 % des revenus déclarés. Le dispositif a coûté à l’État 563millions en 2008 et 679 millions en 2009. Il bénéficie à 18 765 contribuables. 99 % des sommes restituées vont à des bénéficiaires redevables de l’ISF (Impôt de solidarité sur la fortune). Environ un millier de foyers perçoivent à eux seuls 63 % du montant total, soit un chèque moyen de 362 000 euros pour chacun d’eux ! Par ailleurs, grâce à différents dispositifs, le taux de l’impôt sur les sociétés (officiellement de 33,3 %) n’est en fait que de 18 %. Pour les plus grosses entreprises, il est seulement de 13 %. Les patrons de la restauration bénéficient d’une TVA réduite. Les plus-values sont très peu taxées. Et le taux marginal de l’impôt sur le revenu est faible : 40 %, à comparer au taux de 65 % prévalant en 1985… ou à celui de 80 % longtemps pratiqué aux États-Unis. Bilan ? Selon le rapport remis cette année par le député UMP, Gilles Carrez, le coût cumulé des cadeaux fiscaux accordés entre 2000 et 2009 est compris entre 68,3 et 77,7 milliards d’euros. Sans ces allègements fiscaux, le déficit français aurait été, en 2009, de 3,3 % du PIB au lieu de 7,5 %.
Il existe tellement d’opportunités légales pour mettre sa fortune à l’abri que des cabinets d’avocats se sont spécialisés dans « l’optimisation fiscale ». Quatorze foyers déclarent ainsi un revenu annuel inférieur à 3 428 euros, mais ont un patrimoine supérieur à 16millions d’euros ! Il faut y ajouter le développement des pratiques illégales. En 2007, le montant de la fraude fiscale était estimé entre 29 et 40milliards d’euros par le Conseil des prélèvements obligatoires. Les coupes et réductions d’effectifs dans l’administration publique empêchent d’effectuer les vérifications nécessaires. Voudrait-on laisser toute latitude aux fraudeurs que l’on ne s’y prendrait pas autrement…
La dette publique dans l’Union européenne
Entre 2007 et 2009, la dette publique globale des pays de l’Union européenne (UE) est passée de 7 300 à 8 700 milliards d’euros. Les économies nationales sont plus ou moins sensibles à la crise mondiale. La Grande-Bretagne, l’Irlande et l’Espagne, présentent des similitudes avec le modèle d’endettement privé américain. Ces pays connaissent donc une crise de suraccumulation immobilière similaire à celle des subprimes. La socialisation des pertes et les effets dépressifs des mesures d’austérité y ont ensuite produit une très forte hausse du déficit public. Celui-ci représente 10,5 % du PIB au Royaume-Uni, 11,2 % en Espagne, 32 % en Irlande ! Mais la Grande-Bretagne n’est pas dans la zone euro et le déficit des pays utilisant la monnaie unique demeure largement inférieur à celui des États-Unis. Il faut toutefois observer la dynamique de la crise. Avant celle-ci, les taux de croissance de l’Irlande, de la Grèce et de l’Espagne étaient élevés. Mais, en 2011, ils devraient être respectivement de +0,9 %, -3 % et +0,7 %. Les objectifs annoncés ne seront pas atteints. Dans le même temps, l’Espagne aura une croissance quasi nulle et le Portugal risque d’entrer en récession. La croissance du PIB de la zone euro ne sera que de 1,5 % en 2011 (contre 1,7 % en 2010). Or, non seulement la Commission européenne a réaffirmé la pertinence du pacte de stabilité (déjà mis à mal avant la crise), mais elle a proposé de l’assortir d’un dispositif plus contraignant : le « semestre européen ». Il s’agit d’instaurer l’obligation d’une présentation des budgets nationaux à la Commission et au Conseil européens avant leur vote par les Parlements nationaux. Ainsi, les gouvernements ne manqueront pas de présenter leurs réformes libérales et leurs plans d’austérité comme des contraintes résultant du niveau européen. Contraintes qu’ils s’imposent eux-mêmes !
L’Union en crise
Chaque dégradation de la situation économique engendre de nouvelles attaques sociales qui accélèrent un peu plus la crise. Le résultat est ahurissant. Les déséquilibres macroéconomiques continuent de s’accentuer. L’Allemagne avait compensé la faible progression de sa productivité par une stricte austérité salariale, ce qui lui avait permis de développer un excédent commercial vis-à-vis de la périphérie (Grèce, Espagne, Portugal). Dans ces pays, la contrepartie avait été le développement de l’endettement privé. Si les banques ne se sont pas effondrées c’est uniquement grâce aux interventions publiques massives. Mais la restructuration des dettes publiques grecques et irlandaises apparaît de plus en plus probable et sème le doute sur le risque lié aux titres « souverains » de ces pays et de l’Espagne ou du Portugal. La plupart de ces titres sont détenus par des organismes européens, notamment des banques et assurances, françaises et allemandes. La dette publique n’est donc pas seulement l’alibi des plans de rigueur, elle est le nouveau visage de la crise. D’autant que les économies européennes continuent de diverger, alors même que la monnaie unique interdit toute dévaluation et toute politique monétaire nationale. L’UE ne pourra conserver sa forme actuelle car ses contradictions viennent de loin. Le budget « fédéral » européen est plafonné à 1,27 % du PNB de l’UE. La libéralisation totale de la circulation des capitaux adoptée en 1988 a été gravée dans le traité de Maastricht (1993). « Toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites ». Cette liberté pour le capital, conjuguée à l’absence de règles fiscales communes, constitue un encouragement au dumping fiscal (Irlande, Luxembourg etc.) et au recul de la progressivité des impôts nationaux. Quelle forme prendra l’éclatement de cette Union-là ? Il appartient aux mouvements sociaux et aux organisations politiques d’offrir d’autres perspectives que celle de la réaction nationaliste (lire l’article de C. Samary dans ce dossier).
Philippe Légé