L’intellectuel étatsunien Mike Davis est décédé le 25 octobre. Géographe, historien, spécialiste de l’urbanisme, auteur, entre autres, de City of Quartz, du Pire des mondes possibles et de Génocides tropicaux, il était un marxiste convaincu et « ouvert ». Nous publions un extrait d’un texte de Mike Davis mis en ligne sur le site des éditions Verso à l’occasion de son décès1, dans lequel il revient sur son regain d’intérêt pour les débats sur le marxisme au début des années 2000.
À part Karl Marx’s Theory of Revolution de Hal Draper et The Theory of Revolution in the Young Marx de Michael Löwy, tous deux indispensables, j’ai perdu tout intérêt pour les études sur Marx lorsqu’elles sont passées du débat sur les modes de production à des batailles microscopiques sur la forme de la valeur, le théorème marxien fondamental (« transformation problem ») et le rôle de la logique hégélienne dans le Capital. La « théorie » en général, à mesure qu’elle se déconnectait des batailles de la vie réelle et des grandes questions historiques, semblait prendre un tournant monstrueusement obscurantiste à la fin du [20e] siècle. […]
Un marxisme vivant
Au fil des ans, mon marxisme s’est rouillé, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais il arrive un moment où tout vieil étudiant doit décider de renouveler ou non son permis de conduire. Et la lecture de Marx for Our Times2 de Daniel Bensaïd, une réinterprétation spectaculairement imaginative qui se libère des chaînes talmudiques, a aiguisé mon appétit pour un regard neuf sur le « Marx non linéaire » que Bensaïd propose. La retraite de l’enseignement, puis une longue maladie m’ont finalement donné le loisir de parcourir les Œuvres complètes de Marx et Engels, désormais en anglais et, dans une version pirate, disponibles gratuitement en ligne.
Parmi les auteurs récents qui ont fait un usage brillant des Œuvres complètes, citons John Bellamy Foster, rédacteur en chef de la Monthly Review, qui a soigneusement reconstitué la puissante critique écologique du capitalisme faite par Marx — un sujet nouveau et passionnant, en particulier à la lumière du fétichisme de l’agriculture à grande échelle du socialisme ultérieur — et Erica Benner, et son travail inestimable sur les positions généralement déformés de Marx sur le nationalisme. Et à ce propos, le filon principal n’a guère été exploité : par exemple, les centaines de pages de commentaires acerbes de Marx et Engels sur les jeux profonds de la politique européenne du 21e siècle, en particulier la partie d’échecs géopolitique entre les empires britannique et russe, justifient clairement une nouvelle interprétation majeure.
« Marx et la conjoncture »
De même, il serait éclairant de comparer ses écrits théoriques sur l’économie politique avec ses analyses concrètes des crises économiques contemporaines telles que celles de 1857 et de 1866, des sujets habituellement relégués à des notes de bas de page. Plus généralement, je pense que « Marx et la conjoncture » devrait devenir le nouveau slogan des marxologues. […]
L’idée, même si elle est difficile à accepter au départ, est que les socialistes, s’ils sont incomparablement armés par la critique du capitalisme par Marx, ont aussi quelque chose à apprendre de la critique de Marx. Je dis « critique de Marx » plutôt que « critiques de Marx » car, même dans le cas de ceux qui étaient de nobles figures révolutionnaires à part entière, comme Bakounine et Kropotkine, leurs déformations des idées de Marx ont été incroyables (tout comme ses calomnies à leur encontre). Le culte de Marx, précédé dans le mouvement ouvrier allemand par le culte de Lassalle, a honoré à juste titre une vie de dévouement presque sacrificiel à la libération humaine, mais il a fait ce que tous les cultes font — il a pétrifié sa pensée vivante et sa méthode critique.