Théâtre de Belleville, jusqu’au 30 novembre, du mercredi au samedi à 19 h 15, le dimanche à 15 h.
Entretien. « On était belles, ma frangine, pas enragées »
Frangines – on ne parlera pas de la guerre d’Algérie raconte le combat de deux jeunes femmes pour se sortir des héritages tragiques et des silences de la famille, de la tradition, des assignations.
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Vous pouvez vous présenter, ainsi que la pièce ?
Fanny : Je m’appelle Fanny Mentré, j’écris depuis des années. Avec Fatima, on s’est rencontrées il y a près de 40 ans.
Fatima : Fanny a écrit beaucoup de pièces, un roman…
On s’est rencontrées dans un cours de théâtre. On était comédiennes à 18 ans. Et on a travaillé ensemble sur plusieurs projets, dont deux pièces de Fanny.
Quant à moi, je suis comédienne et metteuse en scène.
Est-ce que vous avez écrit cette pièce ensemble ?
Fanny : Non, mais on l’a désirée ensemble. Fatima, un jour, m’a dit : « J’aimerais que tu écrives pour moi. » C’était un challenge, d’écrire pour une telle actrice. Ce n’est pas rien. Il faut qu’il y ait la matière et le fond pour la porter.
Et comme peu de temps avant, on avait parlé de nos passés respectifs, l’idée, c’était de les prendre comme point de départ, et non pas comme finalité. La finalité, c’est de raconter une amitié qui s’est justement passée de ces questions pendant des années. Dire qu’on n’est pas obligéEs de se dévoiler, de se raconter, pour cheminer ensemble et pour s’aimer d’une amitié très forte.
Et puis notre désir, c’était aussi de sortir de la forme monologique où on utilise sans arrêt le moi-je. D’aller vers le nous, vers le tu, vers le on. Par ailleurs, on voulait inclure dans le processus théâtral les gens qui sont là, au présent, avec Fatima : le public.
Quel est l’apport de ces deux personnages en miroir ?
Fanny : D’abord, c’est une forme qui permet de sortir du moi et du je : c’est beaucoup plus inclusif. On avait envie à la fois de livrer une matière qui nous est proche, qu’on peut qualifier d’intime. Mais aussi, à nos âges, de porter un regard sur l’époque de nos enfances et de nos adolescences, sur les décennies traversées dans la famille algérienne comme dans la famille française. On parle de choses qui vont bien au-delà de nous. Il fallait deux personnages, parce que ce qui prime vraiment, c’est la sororité, l’idée de frangines. Fatima n’avait pas envie de se raconter, moi non plus. Ce qui fonctionne – et c’est aussi pour ça qu’il y a cette forme-là –, c’est de dire qu’une amitié traverse les époques et les origines.
Fatima : Le fait que j’interprète deux personnes permet aussi de sortir de l’autofiction. De ne pas être dans ce fameux je, d’être plus ouvert. Et ce que nous disent les spectateur·ices, c’est qu’ils se retrouvent beaucoup dans les deux tissages de ces deux familles. Finalement, ça aide à ce que l’identification soit tournante.
Leurs parcours s’inscrivent dans une révolte, mais pas dans une révolte collective. Pourquoi ?
Fanny : D’abord, on est dans un spectacle qui dure une heure et quart, qui ne raconte pas tout de nos deux vies pendant quarante ans. Ce n’est pas possible, et ce n’est même pas le but. Là, l’accent est mis sur le parcours des femmes qui, à un moment, ouvrent une porte pour voir qu’un ailleurs est possible. Sur le théâtre, aussi. S’échapper par les langues. C’est ce qui est dit au début, le fait qu’on voulait des langues étrangères. Et ce ne sont pas des langues étrangères au sens propre, simplement d’autres langues que celles qui nous enferment. On avait vraiment envie de ce lien avec les mots, avec les lectures, qui nous ont énormément transformées.
Souvent, dans les mouvements militants, on voit l’émancipation comme quelque chose de collectif. Ici, il y a une libération individuelle, qui semble nécessiter encore plus de force ?
Fanny : Oui, tout à fait. Et puis à 16 ans, on n’a pas forcément une conscience politique. Une conscience de ce qui est injuste, insupportable, de ce qu’on ne veut pas, oui. Mais c’est plus individuel. La conscience politique, je pense qu’elle vient plus tard. Pas au moment dont il est question dans la pièce, où on est encore jeunes, chez les parents…
Je pense à mon grand-père, très militant. Ce n’est pas un hasard s’il est devenu cheminot. Et je regrette profondément cette manie, quand il voulait parler, de ma grand-mère et de mes parents : ils lui disaient toujours « tais-toi ». C’est cette tradition : « on ne parle pas de politique en famille ». Là, on parle du silence autour des événements d’Algérie, mais c’est toujours cette culture commune du silence. Et maintenant qu’il est mort, je regrette qu’il n’ait pas parlé, parce que je pense que c’était quelqu’un qui avait énormément à transmettre. C’est un manque pour moi.
Finalement, est-ce qu’il n’y a pas une révolte transmise, même si elle ne s’est exprimée que de façon individuelle ?
Fatima : C’est intrinsèque à nous, elle est en nous. Moi, je la sens. Et je vois ma famille, mes sœurs, et ça bourdonne encore : il y a toujours une colère, comme en sourdine. On ne sait pas d’où ça vient… C’est comme s’il y avait une injustice quelque part, mais qu’on ne pouvait pas la nommer. Plus jeune, je n’ai jamais été réellement préoccupée par la question de l’Algérie. J’étais préoccupée par le fait de me construire, dans ce milieu pauvre. Quand on n’a pas de sous, on essaye d’en avoir un peu. Donc on pense avant tout à soi, pas à l’histoire des autres.
Ma mère parlait un peu, mais c’était rude. Ces images de la guerre, on n’en parlait pas beaucoup. Et quand on en parlait, c’était toujours des images horribles, des souvenirs horribles.
Moi, je suis née en France. Je suis française d’origine algérienne. J’ai grandi les deux pieds ici, mais ma mère avait toujours un pied là-bas. Et j’ai l’impression que la nouvelle génération a aussi un pied là-bas, plus que moi. Moi, j’ai voulu m’inscrire dans un combat identitaire. Au théâtre, par exemple, je ne voulais pas qu’on me cantonne à ne jouer que des rôles d’Arabe. Je refusais qu’on me catalogue, et je me suis battue pour ça. Ma révolte personnelle, elle est là aussi. Je voulais qu’on me considère comme une comédienne capable d’interpréter toutes sortes de femmes.
Sur la question des violences sexuelles et sexistes…
Fanny : Il y a une question qui court dans toute la pièce : « Comment on se sauve ? Qu’est-ce qui nous sauve ? » C’est difficile de se sauver, surtout quand on est enfant ou adolescentE. Et il n’y a pas qu’une manière de faire, pas qu’une réponse. Aujourd’hui, on parle de violences sexuelles et sexistes. À l’époque, ces mots n’existaient pas. C’était presque normal de se faire tripoter. La prise de conscience, la considération de l’intégrité du corps féminin, ce n’est pas quelque chose qui datait de notre enfance, de celle dont on parle dans Frangines.
Est-ce que tu penses que la mère qui défend son enfant a une pulsion humaine ou est-ce de la solidarité féminine ?
Fanny : C’est la bestiole qui se réveille, qui sort ses griffes, ses crocs, pour défendre son enfant. Je ne dirais pas solidarité féminine, parce que ç’aurait été le frère, ç’aurait été la même chose.
Fatima : Ce sont des héroïnes tragiques. Le début du spectacle commence d’ailleurs avec Racine. Au-delà du refus de l’héritage familial, c’est aussi un peu l’histoire des femmes depuis des siècles qu’on raconte.
Vous parlez de tradition, de répression, de famille, sans parler de religion. C’est original dans la période actuelle.
Fatima : Dans ma famille, on ne parlait pas de religion. C’était plutôt le poids de la tradition qui régnait. Et le fait d’être l’aînée était un poids étouffant.
Qu’est-ce qui fait pour vous l’actualité de cette pièce ? Pourquoi maintenant ?
Fanny : C’est nos âges, d’abord. C’est maintenant qu’on peut voir ce qui était avant et ce qui est maintenant. Et puis on ne s’est jamais appelées ma frangine en se rencontrant à 18 ans. C’est au bout de plus de 35 ans que c’est arrivé… Un soir, on parlait de notre passé de femmes de ménage, de théâtre. Et j’ai dit : « T’es ma frangine, en fait. » Elle m’a répondu : « Frangine, j’aime bien ce mot. » Et c’est à partir de ce moment-là qu’on s’est appelées Frangines. Il y a la prise de conscience de ce chemin commun, les violences sexistes et sexuelles, le silence, la pauvreté, qui ne sont pas seulement communs à nous deux. Ça concerne tellement de personnes, ce n’est pas seulement notre histoire. Le silence lié à la guerre d’Algérie, l’autorité parentale, le désir de fuir.
Vous parliez de votre passé de femmes de ménage. Dans la pièce, on en parle aussi.
Fanny : Oui, dans le texte on dit que ce sont des déesses. Que quelqu’un qui nettoie est forcément très au-dessus de quelqu’un qui salit. C’est quelque chose qu’on ne rappelle pas assez, mais c’est une telle évidence, au fond. Et ce mépris déclenche de la colère, forcément, de la rébellion. On dit d’ailleurs dans la pièce que « l’idée de jeunesse enragée est une invention politique ».
Fatima : « La rage, c’est une invention politique, une image efficace pour suggérer que quand on ne se satisfait pas du monde tel qu’il est, on est à la fois malade et dangereux. Bon à abattre comme un chien contagieux. On ne peut pas confondre l’explosion de vie avec une maladie. On était belles, ma frangine, pas enragées. » (citation du texte)
Fanny : C’est quelque chose qu’on entend souvent et qui est insupportable, cette idée de jeunesse enragée. Dès que la jeunesse s’approprie des espaces, s’approprie le désir de changement, il y a ce réflexe de dire que c’est une sale bestiole, bonne à piquer. Alors que c’est absolument normal de vouloir que le monde change et de vouloir sortir du passé.
Fatima : Je pense que cette pièce est superbe, parce qu’elle raconte l’histoire d’une rencontre. Dans la vie, on fait des rencontres déterminantes, et je crois vraiment que c’est important, parce qu’on ne peut pas tout faire seul. Je me dis que ça, c’est déjà politique. Ça, c’est déjà une révolution. Le fait qu’on se rencontre, et que ça crée des choses.
Propos recueillis par Antoine Larrache et Lalla F. Colvin