Scénario et dessins de Ersin Karabulut, traduit par Didier Pasamonik. Éditions Dargaud 150 pages, 20 euros.
Une BD turque pour expliquer pourquoi il ne faut rien lâcher. L’auteur, Ersin Karabulut, né en 1981, originaire d’une famille modeste dans une banlieue déshéritée d’Istanbul, a toujours rêvé de devenir dessinateur de BD dans une Turquie secouée par des régimes autoritaires, militaristes, extrémistes avant de de sombrer dans l’intégrisme islamique d’Erdogan. Combien de fois a-t-il failli lâcher le pinceau par peur pour lui-même, sa famille ou ses amis menacés par les « Loups gris » ou les « Frères » ? Pourtant il a résisté par amour pour Tintin, Astérix, Superman qui, comme lui, résistaient contre des plus puissants et grâce aussi à un vétéran de la BD turque qui lui tenait la main : dénonce, résiste, lutte !
Une Turquie ouverte, mais de plus en plus conservatrice
À plusieurs reprises, Ersin, pour nous faire comprendre les contradictions dans lesquelles il a grandi, nous rappelle les enseignements appris à l’école laïque héritée d’Atatürk, « le père de la nation », à savoir que la Turquie laïque rassemble le meilleur de l’Orient et de l’Occident pour aller de l’avant. Dans le même temps, ses parents certes musulmans voient le retour d’un islam intégriste dans leur quartier. Le père d’ailleurs est obligé d’envoyer son fils à l’épicerie pour acheter discrètement le « raki » à la barbe des voisins. Ce père instituteur paupérisé doit, pour boucler les fins de mois de la famille, réaliser des petites peintures qui fascinent le jeune Ersin. Il profite du matériel de son père pour recopier les héros inoffensifs de la BD européenne des années 1950 qui circulaient encore à Istanbul dans les années 1990. À l’adolescence, il découvre les fanzines contestataires en provenance de Beyoglu (le quartier intellectuel d’Istanbul) et ne rêve plus alors que d’une chose : devenir comme ces dessinateurs fantasmés. À 15 ans, il cherche à placer des dessins dans ces revues et il y parvient dès lors qu’elles sont contestataires. Pas de pot, les « Loups gris » de son école dévoilent son pseudonyme et parlent aux « Frères » de son quartier pour inquiéter la famille. Ersin doit alors promettre à ses parents d’arrêter la BD et de se consacrer à ses études. Las, un de ses dessins va faire la une d’un journal satirique. Vous pouvez imaginer la suite…
La montée d’Erdogan et de l’autoritarisme
Dans tous les pays du monde, s’attaquer et se moquer du pouvoir est nécessaire et bon pour la démocratie. En revanche, le faire dans un pays en train de devenir une dictature basée sur des principes religieux n’est pas sans danger. Ersin, qui n’est encore qu’un adolescent rongé par ses petits tracas personnels (ses relations avec les filles, le problème de vivre de son travail, etc.), doit en permanence mesurer les risques engendrés par ses dessins et la BD hebdomadaire très populaire qui raconte les difficultés d’un jeune Stambouliote contestataire au moment même de l’apparition, de la montée, de l’accession au sommet de l’État, puis de l’emprise totale d’Erdoğan sur la Turquie. Un premier fanzine est suspendu et traîné en justice. La pression est maximum, les « Frères » font le siège du domicile familial et Ersin doute. Les journaux commencent à disparaître, pas mal de journalistes aussi, tandis que les droits et les libertés de toutes et tous se délitent un peu plus jour après jour. Ersin va tenir bon, le fanzine va gagner son procès en justice. Erdogan n’a pas encore pris le contrôle entier du pays mais le constat est implacable et raconté avec une précision qui fait froid dans le dos. C’est ainsi que se clôture le volume 1 de ce Journal inquiet d’Istanbul. Toutes celles et ceux qui connaissent l’histoire récente de la Turquie attendent le volume 2 avec impatience, pas seulement pour l’histoire de la dictature mais surtout pour l’humour et la fraîcheur du trait de l’auteur.
La révélation d’un grand dessinateur
Ce récit sans concession sur les faiblesses de l’auteur et les émotions d’un enfant des quartiers populaires est porté par un graphisme exceptionnel qui entremêle caricature et réalisme. Le style et les couleurs enfourchent une palette très large bien au-delà des qualités d’un caricaturiste. Nous, éventuels touristes occidentaux qui avons cru voir dans Beyoğlu la Turquie authentique, allons être plongéEs dans un pays très complexe et attendre le tome 2 où la question kurde sera au centre du récit pour comprendre le combat de ces dessinateurs satiriques très fréquemment emprisonnés.
Une BD France Inter et à lire et à dévorer absolument avec, en plus, l’assentiment du Capitaine Haddock.