À la suite de la prise du pouvoir par la classe ouvrière en Russie en 1917, une vague de révolutions, de colère ouvrière et de mouvements de masse traversa le monde. Celle qui arriva le plus proche de l’aboutissement et probablement la plus connue est la Révolution allemande, de 1918 à 1923. Riche en rebondissements, en offensives et reculs du mouvement révolutionnaire, l’un des grands épisodes de cette période révolutionnaire est la tentative de putsch des généraux réactionnaires Lüttwitz et Ludendorff pour propulser le technocrate Kapp à la tête de l’État le 13 mars 1920, repoussée par une grève générale et les travailleurs en armes.
Après le ralliement de la social-démocratie allemande à l’union sacrée en 1914, la classe ouvrière met plusieurs années à relever la tête. Après une année particulièrement dure en 1916, éclatent dès avril 1917 d’énormes vagues de grèves dans la suite de l’écho de la révolution de février en Russie, et le mécontentement contamine de plus en plus l’armée et la marine.
En novembre 1918, la mutinerie des marins de Kiel déclenche la révolution : des comités d’ouvriers et de soldats se forment dans le pays entier. L’empereur doit fuir, et l’État allemand n’a pas d’autre choix que de s’appuyer sur la social-démocratie majoritaire, le SPD, et son dirigeant Ebert, qui « hait la révolution comme le péché », pour garder le contrôle. En janvier 1919, le Parti communiste allemand (KPD), fondé le 1er janvier 1918, se lance à Berlin dans une tentative insurrectionnelle suite à la réaction ouvrière après une provocation du gouvernement du SPD. Celui-ci s’appuie sur les corps francs réactionnaires pour la mater, et assassine de nombreux militantEs communistes, dont les dirigeants les plus connus, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht.
Le meurtre de milliers de militantEs révolutionnaires expérimentés, dont les dirigeants reconnus des spartakistes, va durablement affaiblir le KPD, mais n’entame que provisoirement la combativité de la classe ouvrière, qui continue à se défendre face aux tentatives de réaction pendant toute l’année 1919.
Le putsch de Kapp-Lüttwitz et la grève générale
Au début de l’année 1920, le SPD a joué son rôle pour la bourgeoisie : il a maté la révolution et éliminé les dirigeantEs communistes. Maintenant, sa présence à la tête du gouvernement semble de moins en moins nécessaire à la classe dirigeante, notamment la bureaucratie militaire farouchement réactionnaire. Après plusieurs tentatives avortées, une partie de l’armée passe à l’acte le 13 mars. Ce sont en particulier ceux liés aux corps francs, sur lesquels le SPD s’était appuyé pour massacrer les révoltes un an auparavant, telle la brigade Erhardt, qui entre dans Berlin après s’être entraînée dans la lutte contre le bolchevisme sur le front de l’est. L’orientation politique des membres de la brigade Erhardt est claire : il portent la croix gammée sur leur casque, et leur chant de combat se clôt sur « Attention à toi, cochon de travailleur, quand la brigade Erhardt est en armes » ! L’armée régulière, sur laquelle compte le SPD, n’intervient pas contre les putschistes en invoquant le fait que « l’armée ne tire pas sur l’armée ».
Ce sont donc les travailleurEs qui prennent l’initiative : dès l’annonce du putsch, des travailleurEs se réunissent et cessent le travail : à 17 heures il n’y a plus de transports, d’électricité, de gaz ni d’eau à Berlin. Voyant leur appareil en danger direct, et précédés par la réaction ouvrière, le SPD et la confédération syndicale ADGB (proche du SPD) changent de braquet et appellent à la grève générale, déjà commencée en fait (alors que le KPD hésite longuement avant d’y appeler).
Dès le 13 mars, des comités d’action, des comités ouvriers et des milices de travailleurEs se forment et prennent le contrôle des premières villes. Souvent, ils sont constitués de représentants des trois partis ouvriers, le KPD, l’USPD (la social-démocratie indépendante) et le SPD qui, après une année de lutte « contre le bolchevisme », signe des appels à la dictature du prolétariat et à la socialisation des principales branches industrielles pour garder un certain contrôle sur le mouvement. Le lundi 15 mars, la grève se généralise au pays entier : le gouvernement putschiste de Kapp ne trouve même pas de colleurs pour ses affiches de proclamation. Face au pays paralysé et aux premiers affrontements entre armée et milices ouvrières, le putsch s’effondre : Kapp s’enfuit en Suède, Lüttwitz s’autoproclame chancelier… avant de fuir la chancellerie sous protection militaire quelques heures plus tard !
De la grève défensive à l’offensive ouvrière
En quelques jours, la mobilisation ouvrière a réussi à repousser le putsch. Mais dans les nombreux endroits où des comités ouvriers ont pris le pouvoir et où des milices ouvrières affrontent les forces de l’ordre et l’armée, les revendications se sont cristallisées autour de la dictature du prolétariat, de la socialisation des moyens de production, de la généralisation des conseils élus par des délégués ouvriers.
Le SPD commence à reculer, appelle à cesser la grève et met en garde contre un « gouvernement des conseils ». Sentant que cela ne correspond pas à la volonté des grévistes, l’ADGB de son côté appelle à la poursuite malgré la mise en échec du putsch. Le 17 mars, le dirigeant syndical Legien propose la formation d’un « gouvernement ouvrier » composé des sociaux-démocrates majoritaires et indépendants, avec les syndicats. Le KPD hésite quant à sa prise de position. Une partie défend le fait de le soutenir tant qu’il donnerait les moyens de poursuivre la lutte contre la réaction, mais aussi contre ceux qui, dans le SPD, ont massacré les ouvriers en janvier, à travers l’armement du prolétariat et la généralisation et la coordination des conseils. Mais il n’y a pas de position claire du parti, et finalement la proposition s’efface devant l’évolution des événements, alors qu’une grande partie de la classe ouvrière, loin de s’être complètement éloignée du SPD, ne comprend pas le refus apparent du KPD.
L’armée rouge de la Ruhr
Pendant ce temps, dans les bastions industriels, notamment dans la Ruhr, les ouvriers commencent à réquisitionner les logements vides, libèrent des prisonniers politiques, changent des fonctionnaires et censurent la presse bourgeoise qui soutient le putsch. Les milices commencent à se structurer et constituent « l’armée rouge de la Ruhr », qui atteint, au plus haut, un effectif d’entre 50 000 et 60 000 travailleurs en armes. Même si le mouvement souffre du manque d’une direction centralisée, notamment sur le ravitaillement et le contact avec les autres régions, de vrais critères sur l’organisation apparaissent : pour entrer dans l’armée rouge, il faut prouver 12 mois d’appartenance à un syndicat ou un parti ouvrier, et avoir servi six mois au front pendant la guerre. Mais il manque une coordination centrale, et le gouvernement (social-démocrate) arrive à imposer « l’accord de Bielefeld » qui prévoit le désarmement des travailleurEs contre des concessions dans la gestion de la vie économique et sociale. Certaines milices ou conseils refusent son application, des combats sanglants les opposent à l’armée, et la « pacification » de la Ruhr coûte la vie à des milliers de travailleurEs, morts au combat ou exécutés, par la suite, par les corps francs.
Orphelin de ses dirigeants les plus expérimentés, et manquant de surface et d’implantation en raison de sa création indépendante tardive, le KPD hésite aux moments clés de la grève et ne parvient pas à proposer une perspective révolutionnaire claire à la majorité des travailleurEs en lutte. Mais cette grève générale politique qui a clairement posé la question du pouvoir renforce néanmoins l’évolution de la classe ouvrière vers les idées révolutionnaires, ce qui se reflète en juin dans les scores électoraux pour les sociaux-démocrates indépendants et les communistes, qui fusionnent en fin d’année et regroupent alors presque 400 000 membres. Ceci ne va pas empêcher les futures erreurs du KPD, jusqu’à la fin de l’élan révolutionnaires en 1923. Aujourd’hui, dans un pays où les traditions militantes et l’histoire du mouvement ouvrier ont été brisées par le fascisme puis le stalinisme, il est d’autant plus important de se rappeler de ces épisodes qui ont porté la classe ouvrière allemande aux portes du pouvoir, et de tirer les leçons des erreurs qui l’ont empêchée de le prendre.