Éditions Pontcerq, 96 pages, 9,50 euros.
Des caractères minces, d’une élégance sobre, dont le vert de jade tranche comme une lueur de pâle éternité sur la pourpre d’une nuit sans étoile. Un bel objet, nimbé d’une aura de mystère. Ainsi se présente le Retour à Riga du fils prodigue Jakob Michaël Reinhold Lenz, dernière publication des éditions Pontcerq. En 1974, Henri-Alexis Baatsch proposait une nouvelle traduction du Lenz de Büchner, retraçant l’une des escales du poète Jakob Lenz (1751-1792), frappé de désordre mental. Cinquante ans plus tard, le même Baatsch nous offre la traduction – accompagnée d’une postface aussi riche que limpide – d’une nouvelle écrite par Gert Hofmann en 1981, nous contant une journée du poète lors de son retour dans sa Livonie natale après une longue errance, alors que le relatif succès de son œuvre n’est plus qu’un souvenir. À l’image de cette pathétique journée de déshérence, il faudra attendre Brecht pour que soit reconnue la contribution de Lenz, compagnon de Goethe et figure du « Sturm und Drang », au renouvellement de l’écriture dramatique en Allemagne.
Un retour aux airs de naufrage
C’est dans une langue intimiste, où le récit des événements se mêle à la plongée dans un tourbillon d’affects et de paroles désorientées, que Gert Hofmann nous présente Jakob Lenz, « étrange composition de génie et d’enfance »1, abordant sa terre natale en poète déchu, oublié de ceux qui le connurent dans sa jeunesse comme il le fut de l’histoire de la littérature. Lui qui, onze ans plus tôt, refusant de n’être jamais que la marionnette du père tenue par les fils de la pension et de la morale, rompait avec sa famille et choisissait d’embrasser sa passion pour la littérature, s’attache alors au vain espoir de renouer cette relation filiale brisée. Même sans connaître l’œuvre du poète – dont seule une partie a été traduite en français – cette langue de méandres et d’analepses2 parvient à nous rendre sensible chacune des éminences et des anfractuosités de la psyché de Lenz, invite à éprouver avec lui combien la rencontre manquée avec ses contemporains ne cesse de creuser ses plaies demeurées béantes.
Le silence du puissant pharisien
Ne pouvant plus « placer son espoir que dans une force extérieure à lui-même », Lenz se jette aux pieds de son pasteur de père, récemment promu surintendant général. Face au religieux richement vêtu qui le surplombe, lui, ses guenilles et son repentir, Lenz se confond en témoignages de tendresse et d’humilité ; mais chacun de ces mots semble un oiseau blanc voué à s’écraser contre une vitre d’impassibilité. Son père organise en effet ce soir-là sa fête de promotion et, démiurge autoproclamé, règle les détails de la cérémonie comme une seconde Création. Au silence froid et solennel du géant, « fermant à clé le royaume des Cieux devant les hommes »3 à l’image d’une civilisation qui a jeté le discrédit sur les passions humaines, Lenz oppose son corps recroquevillé, ses gestes saccadés, sa voix criarde qui se brise en centaines d’éclats sonores, dévoilant le chaos qui mine de l’intérieur ce simulacre d’harmonie, brisant symboliquement l’ordre social incarné par un père hermétique à la coupe de douleur que lui présente son fils.
Le sang du banni
« Voyez-vous, ma maladie, comme la vie même, nous est à tous une énigme, que nous décomposions et décrivions ce qu’elle est, ses causes et ses conséquence de quelque façon que nous voulions », expliquait le poète à son médecin, dans le Lenz de Büchner. À l’instar du mal qui frappe le Woyzeck de Büchner, devenu fou d’avoir été ainsi avili par une société sans âme, qui damne les miséreux, encense leurs bourreaux, et impose de n’aimer jamais qu’en surface, la folie de Lenz expose l’indivisibilité du lien entre vie et passion, décidant du destin de ces errants « dont le monde n’était pas digne »4. Ainsi Lenz se trouve-t-il exclu du prétendu sanctuaire « où tant de croix sont dressées, et dans [lequel], à force de croix et de Christs, on oublie et lui-même et sa croix »5. Sacrifié sur l’autel de la bienséance, abandonné du père, « sous un ciel qui n’arrête jamais de se taire », son sang s’écoule dans l’herbe chaude avec l’extraordinaire beauté d’une chrysalide à l’aube de sa rupture.
À la jonction de la figure du fol-en-Christ et du Juif errant, Lenz porte le stigmate du déshérité, à la fois victime d’une civilisation et inlassablement en quête de son au-delà encore imperceptible. À cet égard, le texte de G.Hofmann agit comme une révélation, un appel lancé « à travers le temps et l’histoire »6, une résurrection discrète de cette figure singulière et prodigieuse, dont la vie fut toute entière tournée vers le besoin éperdu de défier l’étroitesse du monde.